Valeurs et orientations culturelles: le «gender gap» se creuse edit
Plusieurs études montrent un écart grandissant entre les valeurs des jeunes hommes et des jeunes femmes. Ces dernières sont beaucoup plus radicales sur les questions du genre, et par extension beaucoup plus sensibles à tous les sentiments d’injustices. Ce mouvement semble constituer une tendance mondiale.
Dans l’étude que nous avions menée avec Marc Lazar pour l’Institut Montaigne sur les 18-24 ans[1], nous avions été particulièrement frappés par un résultat qui montrait que sur la conception du « genre », les écarts entre garçons et filles dans la jeune génération étaient bien plus importants que dans la génération de leurs parents (figure 1).
Figure 1. La théorie du genre selon le sexe et la génération. % d'accord avec l'idée « toutes les différences entre hommes et femmes sont artificielles et produites uniquement par la société »
On demandait aux personnes interrogées de laquelle des deux opinions suivantes elles se sentaient le plus proches : 1) les hommes et les femmes auront toujours des points de vue et des façons d’être différents du fait de leur sexe 2) toutes les différences entre hommes et femmes sont artificielles et uniquement produites par la société. En gros, cela revient à choisir entre donner un substrat « naturel » aux différences entre hommes et femmes ou leur donner un substrat culturel. Bien sûr, certains pourraient vouloir répondre que « nature » et « culture » se combinent et préférer une réponse intermédiaire entre ces deux options. Tous les répondants ont donc certainement des degrés variables d’acception de la proposition qu’ils choisissent. Mais l’intérêt de la question est surtout d’analyser les écarts entre catégories, ici entre les sexes et entre les générations (ainsi qu’en croisant ces deux critères).
Dans leur ensemble, les jeunes se répartissent assez également entre les deux propositions, même s’ils donnent l’avantage à l’option culturaliste (45% pour la définition naturaliste ; 55% pour la définition culturaliste). Mais ce qui est surtout notable, c’est la percée de la définition culturaliste dans la jeune génération par rapport aux générations précédentes. Elle y est majoritaire, alors qu’elle était assez nettement minoritaire dans la génération des parents, qui ne se différenciait pas, sur ce point, de la génération des « baby-boomers ». Mais, surtout, ce qui est frappant c’est l’écart qui s’est creusé entre hommes et femmes dans la jeune génération. Ces jeunes femmes ont énormément évolué par rapport à la conception du genre qui était celle de leur mère. Ces dernières d’ailleurs adhéraient un peu plus souvent à la conception « naturaliste » que leurs congénères masculins (64% contre 61%). Cette conception qui considère donc que les différences entre hommes et femmes sont indépassables et durables est désormais nettement minoritaire chez les jeunes femmes (39%) alors qu’elle reste, de peu, majoritaire chez les jeunes garçons (51%).
Ainsi, paradoxalement, alors que les jeunes adhèrent de plus en plus à une conception du genre selon laquelle les différences entre les sexes devraient s’abolir (puisqu’elles sont « artificielles »), dans leurs orientations sur la question, ces différences de perception se creusent au contraire.
Une autre enquête récente réalisée pour l’hebdomadaire Le Point[2], consacrée exclusivement à cette question du « gender gap », montre des résultats extrêmement spectaculaires qui confirment et approfondissent ceux de l’enquête précédente. Livrons-en quelques-uns.
Figure 2. Les clivages de genre sur les questions de genre (source : Cluster 17)
Sur des questions relatives au genre, assez clivantes, présentées à la figure 2, les jeunes femmes se démarquent radicalement par leur adhésion incomparablement plus forte à l’idée de la liberté de choisir son sexe. Il est rare dans les enquêtes sociologiques de trouver des écarts aussi importants. Ils traduisent ici une forte évolution générationnelle, mais qui est principalement portée par les femmes. Il faudra attendre d’autres enquêtes pour voir si ces tendances se confirment en France. Si elles le font, c’est une évolution considérable qui verrait pour la première fois les femmes se distinguer radicalement, sur des questions de mœurs, du reste de la population. Il faudra pendre la mesure de ce bouleversement qui ne manquera pas d’avoir des conséquences sur les rapports entre les sexes.
Les jeunes femmes, d’après cette enquête, se distinguent également nettement sur d’autres domaines. Elles sont, par exemple, beaucoup plus favorables que les jeunes hommes à l’instauration de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les entreprises (29% très favorables contre 6% des garçons), elles sont beaucoup plus défavorables que les jeunes hommes à l’interdiction du port du voile dans l’espace public (56% très défavorables contre 21% des garçons). Elles semblent ainsi beaucoup plus perméables que leurs homologues masculins aux thèmes véhiculés par la culture « woke », exprimant une sympathie a priori pour l’expression de toutes les différences, même celles qui sont en contradiction avec les valeurs républicaines.
Ces orientations culturelles trouvent des correspondances politiques. Selon l’enquête, 42% des jeunes femmes disent ainsi « soutenir » ou « apprécier » Sandrine Rousseau, contre 20% des jeunes hommes, tandis que ces derniers sont 25% à dire la même chose à propos d’Eric Zemmour (8% des filles). Le contraste est saisissant. On notera que, concernant Sandrine Rousseau, sa popularité reste très faible chez les femmes de plus de 35 ans (moins de 10%).
Une tendance mondiale
Ce mouvement de déconnexion idéologique des jeunes hommes et des jeunes femmes semble constituer une tendance mondiale. Le Financial Times[3] a rendu compte de travaux du Survey Center on American Life et de ceux d’une chercheuse de Stanford, Alice Evans, qui montrent que, dans de nombreux pays, y compris des pays non occidentaux comme la Corée du Sud, cet écart a commencé à se creuser au début des années 2010 et n’a fait que s’accroître depuis.
La figure 3, issu de l’article du FT, montre pour chaque sexe parmi les 18-29 ans, l’écart en points de pourcentage entre ceux qui se définissent comme conservateurs et ceux qui se définissent comme libéraux[1] (au sens américain, c’est-à-dire adhérant à des valeurs progressistes).
Le mouvement #MeToo aurait été le déclencheur, « donnant naissance à des valeurs radicalement féministes parmi les jeunes femmes », écrit John Burn-Murdoch, le rédacteur de l’article. Par capillarité, ce féminisme assez radical contribue à accroître la sensibilité des jeunes femmes à toutes les formes d’injustice ou à celles qui sont ressenties comme telles.
Si l’on revient à l’enquête française, on y trouve des éléments de confirmation de ce féminisme très affirmé chez les jeunes femmes, beaucoup plus, en tout cas, qu’il ne l’est chez les jeunes hommes. Par exemple, 26% des jeunes femmes se disent « très favorables » à la mesure consistant à « considérer que la parole des femmes doit l’emporter sur celle des hommes an cas de présomption d’agression sexuelle », contre 6% des jeunes hommes (il faut bien noter dans l’intitulé de la question qu’il s’agit de « présomption »). Ou encore 77% des jeunes femmes disent « comprendre tout à fait » que « l’on puisse parfois considérer comme un viol une relation sexuelle avec une personne ayant bu trop d’alcool et se trouvant dans un état d’ivresse manifeste », contre seulement 36% de leurs homologues masculins. Un grand écart s’est manifestement creusé dans les conceptions de la sexualité et de ses limites, entre jeunes hommes et jeunes femmes.
C’est sans doute une des premières fois qu’une génération se divise ainsi selon le sexe de ses membres. Comme l’écrit le Financial Times, « Gen Z is two generations, not one”.
Figure 3. Le grand écart idéologique selon le genre dans les jeunes générations
(Source : Financial Times)
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[1] L’institut Gallup interroge les Américains sur leurs « political views » en leur demandant s’ils les définissent comme « very conservative » (9% en 2021), « conservative » (27%), « moderate » (37%), « liberal » (17%) ou « very liberal » (7%). 3% sont sans opinion.
[2] https://www.institutmontaigne.org/publications/une-jeunesse-plurielle-enquete-aupres-des-18-24-ans
[3] Sondage réalisé du 15 au 17 février 2024 par Cluster 17 auprès d’un échantillon de 1571 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus
[4] https://www.ft.com/content/29fd9b5c-2f35-41bf-9d4c-994db4e12998