Pourquoi ce rejet de l’Europe? edit

11 avril 2017

Vilipender l’Europe fait recette ces jours-ci. Il y a toujours eu des souverainistes, c’est bien normal, mais ils constituaient une petite minorité ésotérique, essentiellement positionnée aux extrêmes de l’échiquier politique. Ce n’est plus le cas, et ce n’est même plus surprenant.

L’explication habituelle est le syndrome de Barbe Bleue. L’intégration européenne n’a cessé de s’approfondir depuis 1958. Jamais, depuis des siècles, depuis toujours peut-être, la paix n’a régné aussi longtemps entre la France et ses « ennemis héréditaires ». Pour tous ceux qui sont nés après 1945, donc la quasi-totalité des Français, le monde est ainsi fait, il ne peut plus y avoir de guerre sur notre territoire. Ce qui fut pour les générations précédentes, celles qui ont connu deux guerres mondiales, un espoir fou, est une mission si bien accomplie qu’il est devenu inutile de s’en soucier. Ce qui titille, c’est cette pièce interdite au bout d’une aile du château, celle qui contient l’idée de casser la construction européenne. Parce que c’est sans risque pour la paix et pour la prospérité. Pour la prospérité, d’ailleurs, il faudra repasser, car les souverainistes sont en passe d’accréditer deux idées : que la France n’est pas prospère et qu’elle peut faire mieux sans l’Europe. Ce sont deux idées folles, contredites par tout ce que l’on a appris depuis longtemps, mais il est vrai que l’époque est celle où les faits sont relatifs et les vérités alternatives. Aller dans cette chambre n’est pas risqué, pense-t-on. À tort.

Mais il y a plus. Les Français ont bien aimé l’Europe tant que la France en était l’inspiratrice. L’Europe était facile à gérer, car elle était petite et les règles du jeu étaient claires entre ses deux plus grands pays. L’Allemagne, pays par deux fois vaincu et pétri de la honte de son épisode nazi, voyait l’Europe comme la voie de sa rédemption. Elle mettait les ressources procurées par son miracle économique au service de l’idéal européen, qui était défini par la France. Peu à peu, la situation a changé. L’Allemagne considère qu’elle a payé, que la honte est suffisamment effacée pour ne plus servir de compas unique et qu’elle constitue désormais un modèle de succès économique. Elle ne veut plus payer pour des pays qui se complaisent à tout faire de travers et, si elle paye, elle insiste pour que l’argent soit bien utilisé. Elle n’accepte plus de s’en remettre à la France pour définir l’avenir commun. Outre-Rhin, la France est le pays des grèves, souvent préventives, où les choix des représentants démocratiquement élus sont toujours susceptibles d’être remis en cause dans la rue à un tel point que ces représentants ne font plus de choix. De toute façon, une Europe à 28 (bientôt 27) ne se mène plus comme une Europe à 6. La vision d’une France-puissance par le truchement de l’Europe a cessé depuis longtemps d’être possible.

L’Allemagne a changé, l’Europe a changé, mais la vision qu’en ont les dirigeants politiques français reste surprenamment ancrée dans un passé certes glorieux mais ancien. Les idées qu’ils avancent auprès de leurs partenaires, répétées mais repoussées depuis deux décennies, sont devenues inaudibles. Quand nos représentants, de gauche comme de droite, entonnent le vieux couplet d’un gouvernement économique de la zone euro ou celui d’une Europe sociale évidemment calquée sur un modèle français en échec patent, apparaissent de fins sourires quand ce n’est pas une extrême lassitude. Quand des candidats à la présidentielle, qui totalisent plus de la moitié des intentions de vote, s’engagent à ouvrir des négociations sur ce genre de sujets, ou pire même, sur une redéfinition du fonctionnement de l’Europe, la moquerie amicale se transforme en agacement. Les Français ont longtemps été considérés comme arrogants, on les trouve désormais indécrottables.

Rien de tout cela ne signifie que la France a définitivement perdu la main en Europe. Elle peut retrouver sa capacité à exercer une forte influence, et ainsi réconcilier les Français avec l’Europe. Pour cela, cependant, elle doit repenser sa vision. Surtout, elle doit sortir des grandes idées générales et mettre la main dans le cambouis. Non, l’Europe ne peut pas être refaite de fond en comble pour plaire à la France, mais elle peut être grandement améliorée, par petites touches successives. En voici deux exemples, parmi tant d’autres.

Les politiques d’austérité budgétaire, imposées par l’Allemagne, ont coûté une fortune en termes de revenus non créés et de chômage aux pays, tels la France, qui n’ont jamais équilibré leurs comptes publics depuis des décennies. Les Allemands et les autres pays budgétairement vertueux, essentiellement ceux de la partie Nord du continent, n’ont pas tort de penser qu’il faut, à un moment, sonner la fin de la récréation. Mais ils ont choisi le mauvais moment et la mauvaise manière. Ils ont profité de la crise de la zone euro, provoquée par des dettes publiques excessives, pour exiger l’indispensable assainissement dans les pays en situation de faiblesse politique. Parfois, cependant, les bonnes idées politiques sont de mauvaises idées économiques, et ce fut le cas. Faire de l’austérité en période de récession aggrave la récession. Le moment était mal choisi. La France aurait dû le dire, mais elle n’a pas osé, se sentant menacée d’être le prochain pays à tomber entre les mains de la Troika. Elle aurait mieux fait de refuser la Troika. Elle aurait aussi dû dénoncer la manière, à commencer par ce Pacte de Stabilité et de Croissance, qu’elle s’est laissé imposé en 1997 sans la moindre résistance, et qui a échoué encore et encore à assurer la discipline budgétaire. Pour cela, elle aurait dû articuler des propositions détaillées : comment gérer la crise grecque (aller au FMI au lieu de créer la Troika) et comment réformer le Pacte de Stabilité et de Croissance (en inscrivant la discipline budgétaire dans les constitutions nationales puisque cela relève de la souveraineté de chaque pays).

Autre exemple : réaffirmer que l’Europe manque d’un volet social à côté de sa construction économique est un joli slogan, mais pas que. C’est vrai que l’intégration économique crée des perdants, surtout dans une période de mutation technologique. Protéger et compenser les perdants est un nécessité, très largement acceptée en Europe. Comment le faire, par contre, est une question bien difficile. La vision française est simpliste quand elle propose d’imposer, d’une manière ou d’une autre, aux autres pays les normes sociales françaises (revenu minimum, charges salariales, durée du travail, protection des emplois menacés, etc.). Ce n’est tout simplement pas crédible. Le pays du chômage de masse, avec son code du travail tentaculaire et rigide, son pouvoir syndical destructeur d’emplois et sa politique dispendieuse et inefficace de traitement social du chômage, est vu de l’étranger comme un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Pour retrouver une force de proposition dans ce domaine, la France doit non seulement réformer son marché du travail – bien plus que la très modeste loi El Khomri – mais aussi développer des solutions qui reflètent ce qui se fait de mieux ailleurs. Comme, dans ce domaine, c’est le détail qui tue, il est indispensable d’être d’une grande précision, ce qui ne devrait pas être difficile au vu du nombre de travaux disponibles sur ce sujet.

Le fonctionnement de l’Union européenne est loin d’être parfait. En cause, une sédimentation de décisions dont certaines n’ont pas été heureuses. En cause aussi la tendance tenace des responsables à blâmer « Bruxelles » pour masquer leurs propres erreurs et leur manque de courage. En cause encore la tendance à vouloir transférer toujours plus de pouvoir pour « sortir par le haut » des difficultés rencontrées en cours de route. La France pourrait être efficace et influente si elle avançait des propositions de réformes modestes mais justifiées précisément par les points faibles de l’édifice. Ses partenaires ne demandent que ça, en fait. Mais il faudrait que notre diplomatie et nos penseurs publics révisent leurs visions aussi grandiloquentes que superficielles. Arrêter de raisonner en termes d’« ismes » – capitalisme, socialisme, libéralisme, marxisme, protectionnisme – pour revenir dans le concret en acceptant que la révolution, ou la refondation comme on aime à le dire, n’est pas ce que veulent nos partenaires, tout simplement parce que ce n’est pas possible. La réalité est plus prosaïque, faite de détails techniques – juridiques, économiques, administratifs – qui  paraissent ennuyeux mais qui comptent, ô combien.