La réforme des retraites est modeste car très sociale edit

Jan. 13, 2023

Depuis au moins trente ans et la réforme Balladur de 1993, nous vivons en France en réforme des retraites permanente, avec des épisodes aigus, au moment de la discussion des projets et du vote des textes, et de longues plages de réflexion sur la bonne réforme. Chacun des épisodes aigus obéit à une même séquence : d’abord l’alerte avec l’annonce de déficits à venir, puis le constat qu’il faut réformer pour sauver le régime par répartition, ce trésor que chérissent les Français. La contestation est alors immédiate : « la réforme n’est pas nécessaire, le déficit est surestimé », des réformes plus justes et sans mesures d’âge sont possibles », ces dernières impliquant toujours plus de prélèvements ou un déficit croissant amplifiant la dette publique. Enfin, devant l’obstacle et conformément à la technique du salami, une réforme modeste est adoptée dans des démonstrations de rue bruyantes. La réforme actuelle obéit comme les précédentes à cette séquence.

Après les grandes ambitions abandonnées de la réforme systémique passant par l’invention d’un régime unique plus transparent et plus juste, on en est revenu aux solutions paramétriques classiques à base de recul de l’âge légal de départ à la retraite et d’allongements de la durée de cotisation pour valider une retraite à taux plein, le tout mâtiné de nombreuses et fortes dispositions sociales comme ici celles sur le minimum contributif, les carrières longues, la pénibilité, l’invalidité…

La réforme actuelle a soulevé les trois mêmes questions que les précédentes.

La soutenabilité financière du système

La première concerne l’urgence d’une réforme qui, par le recul à 64 ans de l’âge de départ à la retraite et l’accélération de la loi Touraine, c’est-à-dire de la convergence à 43 ans du nombre d’annuités nécessaires pour avoir une carrière pleine, améliorera la situation financière du système d’environ 10 milliards d’euros par an entre 2027 et 2035, soit moins de 3% des dépenses de retraites.

Le gouvernement a du mal à convaincre de la nécessité de cette réforme pour deux raisons. Tout d’abord, les nombreux scénarios fournis dans les rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR) permettent à chacun d’en trouver qui correspondent à ses a priori plus ou moins militants concernant la soutenabilité du système. La très grande qualité technique des travaux du COR s’accompagne néanmoins d’une très grande faiblesse concernant leur hiérarchisation.

Ensuite, les vannes de la dépense publique ont été totalement relâchées durant la crise sanitaire de la Covid puis durant la période inflationniste qui a suivi et qui est encore en cours, cela au prix d’une augmentation faramineuse de la dette publique. La soutenabilité financière de cette dernière est alors devenue une considération secondaire, sinon malséante, certains allant même jusqu’à dire que la dette pourrait être annulée sans conséquence d’une simple écriture comptable. L’Etat est encore plus qu’avant considéré par de nombreux citoyens comme devant, « quoi qu’il en coûte », protéger leur pouvoir d’achat par la dépense publique, le déficit et la dette, ces cadeaux empoisonnés faits aux générations futures. L’idée qu’il y a des usages différents à la dépense publique et que d’autres dépenses, par exemple de santé ou d’éducation, pourraient être autant sinon davantage prioritaires n’a pas effleuré dans le débat actuel sur les retraites. Ces postures se retrouvent autant à l’extrême droite qu’à gauche. Mais une fois de plus, cette dernière a aussi fait assaut de propositions pour élargir le système, le rendre encore plus redistributif, et proposer, s’il faut trouver des financements, de nouvelles taxations sur les dividendes, les super profits bref le capital en ignorant les conséquences délétères de telles choix sur la croissance et donc à terme le pouvoir d’achat. Toute ceci pour faire croire qu’il serait possible et souhaitable d’éviter le malheur social d’un départ différé à la retraite.

Pourtant, les scénarios reposant sur les hypothèses les plus réalistes, en particulier de croissance de la productivité et d’une contribution financière nette de l’État correspondant au financement des seules pensions des anciens agents de la fonction publique, aboutissent à la nécessité d’une réforme. Et à cet égard, le report progressif à 64 ans de l’âge de départ à la retraite est bien timide. Il correspond tout juste à l’allongement de l’espérance de vie, y compris en bonne santé, constaté depuis la réforme Woerth de 2010 faisant passer cet âge de 60 à 62 ans. Et il laisse la France dans la position des départs les plus précoces comparée aux autres pays, y compris les pays nordiques et scandinaves considérés dans d’autres débats comme les moins inégalitaires… Mais ce type de comparaison internationale est ici largement ignoré, perçu comme inutile compte tenu de l’inventivité sociale française : la France serait une exception, un îlot échappant à ce qui apparait ailleurs comme une nécessité.

La justice sociale

La seconde question concerne l’injustice sociale qui fait reposer l’effort sur les futurs retraités, sans toucher aux retraités actuels, ces boomers qui non contents d’avoir les revenus et les patrimoines les plus élevés échappent à tout effort facilitant le financement de leur propres pensions. Mais cette question, bien réelle, se double d’une autre, éthique : comment peut-on ainsi retarder le départ à la retraite d’ouvriers cassés par leur activité ou plus généralement des salariés de « la deuxième ligne » ? Certains évoquent même comme conséquence probable de cette réforme des décès anticipés : la réforme deviendrait ici criminelle ! Ces propos s’efforcent d’ignorer les réalités statistiques et les nombreuses études sur le sujet, montrant l’absence de tels effets des précédentes réformes et de celles plus ambitieuses encore engagées dans d’autres pays.

Sensible aux dimensions sociales du sujet, le gouvernement a pourtant multiplié les dispositifs en faveur des carrières longues ou précaires, des handicapés, prenant en compte la pénibilité, les congés parentaux… Au final, dans la réforme proposée, seuls 60% des actifs partiront à 64 ans, les autres 40% bénéficiant de départs anticipés. Le minimum contributif, c’est-à-dire la retraite minimale à taux plein, est porté à 85 % du SMIC et l’âge de disparition de la décote est maintenu à 67 ans …

Le souci de justice sociale passe aussi par la fermeture des régimes spéciaux dont les clauses exorbitantes et donc non généralisables coutent chaque année plus de 6 milliards d’euros à la collectivité, fermeture accompagnée de clauses du grand-père onéreuses qui écartent la critique du non-respect d’un contrat global passé avec les personnes déjà embauchés dans les entreprises concernées. Mais sur cette dimension sociale, rien n’y fait : aux yeux de nombreux intervenants, dont ceux de la gauche, ce ne sera jamais assez. Sans doute eût-il été préférable tactiquement d’ajouter ces dispositifs au moment du débat parlementaire, pour faciliter l’obtention d’un compromis. Il n’est jamais bon d’entamer un tel débat sur une telle position de compromis…

Le taux d’emploi des seniors et le pouvoir d’achat

La troisième question est économique. Il est attendu d’une telle réforme qu’elle aboutisse spontanément à une augmentation du taux d’emploi des seniors qui permette une hausse du PIB potentiel et en conséquence du revenu national et du pouvoir d’achat des ménages. Les réformes antérieures ont bien eu un tel effet : le taux d’emploi des 55-64 ans est ainsi passé en France de 38,3% en 1983 à 41% en 2010, au moment de la réforme Woerth et à 55,9% en 2021. Si le taux d’emploi des 55-59 ans est désormais comparable en France à celui des autres pays européens, celui des 60-64 ans demeure encore faible : 33,1% en 2020 contre 46,1% en moyenne dans la zone euro et même 60,7% au Danemark et en Allemagne, 62,8% aux Pays-Bas, et 69,2% en Suède, ces derniers pays n’étant pas des épouvantails en termes de niveau et de qualité de vie !

La hausse progressive attendue du taux d’emploi permettra de relever le PIB potentiel d’environ 1,5 % du PIB à terme, ce qui élèvera le revenu national et en conséquence le pouvoir d’achat moyen des ménages. Ce surcroit de production et de revenu sera lui-même source de recettes fiscales non négligeables (TVA, IR…) qui faciliteront le désendettement public et le financement d’autres politiques publiques. Ainsi, en 2027, aux 8 milliards d’euros d’amélioration de la situation financière du système de retraite s’ajouteront 12 milliards d’euros d’autres recettes, ce qui est considérable.

À cet égard, la proposition de la gauche et de l’extrême droite d’un retour à 60 ans de l’âge de départ en retraite apparaît d’une démagogie édifiante. Un tel retour signifierait mécaniquement une baisse des pensions ou une forte hausse des prélèvements, une contraction du PIB et donc du pouvoir d’achat des ménages. Gauche et extrême-droite sont ici unis pour faire croire qu’un miracle économique est ainsi possible… La gauche de gouvernement, autrement dit le Parti socialiste, nous a déjà habitués dans le passé à un double discours en ce domaine : elle s’est opposée aux réformes du système engagées par la droite au pouvoir, par exemple à en 2003 ou en 2010, pour, quand elle devenait majoritaire, surtout ne pas revenir en arrière, bien consciente de la nécessité de ces réformes qu’elle décidait même d’amplifier par exemple via le dispositif Touraine en 2014. Cette stratégie de double discours abaisse le débat démocratique auquel le Parti socialiste en particulier prétend appeler, sans comprendre que ces revirements sont l’une des causes de son déclin.

Le gouvernement a d’emblée jeté toutes ses forces dans la bataille de cette réforme des retraites, ne se laissant guère de marges de manœuvre pour négocier. À un projet négociable il a préféré la confection d’un projet complet avec ses volets financiers et sociaux, et ce avec un grand luxe de détails. Le projet actuel est déjà en quelque sorte un compromis qu’il est difficile de modifier structurellement sans en affaiblir encore la portée qui paraît déjà bien modeste, au regard à la fois des enjeux et des choix faits par la presque totalité des autres pays européens.

Cette réforme est dans la logique des précédentes, avec même un contenu social nettement plus affirmé. Cela signifie qu’elle n’est qu’une nouvelle étape. D’autres réformes seront indispensables, dans une dizaine d’année au plus, répondant à une même logique économique et sociale : augmenter le taux d’emploi des seniors. La France a fait le choix d’en passer par un tel rendez-vous périodique, ajoutant à chaque nouvelle étape une couche de changements indispensables mais modestes, tardivement face aux nécessités économiques et aux réalisations des autres pays. Et cela dans le psychodrame d’un conflit social inévitablement douloureux et coûteux.

Le jeu de rôle des partenaires sociaux et en particulier des syndicats de salariés est à cet égard édifiant : alors qu’ils font preuve de responsabilité dans leur gestion saine du système des retraites complémentaires où ils n’hésitent pas par exemple à introduire un âge pivot supérieur au-delà de l’âge légal de départ en retraite, ils campent sur des positions financièrement insoutenables quand le débat est national… Comment s’étonner de leur déclin ? C’est au contraire en défendant une approche réformiste, courageuse et responsable que le syndicat qui bénéficie de l’audience la plus forte a dépassé les autres…