La dernière vague de la nouvelle judéophobie edit

May 30, 2018

Dans son nouveau livre tout juste paru, le philosophe français, politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff met en évidence et analyse, dans un contexte de montée des passions antijuives meurtrières en France, le cœur de l’antisémitisme actuel, qui réside dans une islamisation croissante et un désir insatiable de voir Israël anéanti.

La « résurgence » de l’antisémitisme est dorénavant largement constatée. Même ceux qui, au sein de la gauche, il y a quelques années encore, considéraient qu’après l’horreur de la Shoah, la haine des juifs était désormais un phénomène résiduel et même qu’elle avait fait place à l’islamophobie, sont aujourd’hui contraints d’admettre que ce que l’on appelle « nouvel antisémitisme » est un phénomène réel, qui prend de l’ampleur en Europe et dans le monde. Les manifestations violentes contre les juifs, les profanations de lieux de culte et de la mémoire juive, la négation de la Shoah, les insultes et les agressions physiques s’accompagnent ces dernières années, en France, d’assassinats de juifs. Deux femmes âgées, Sarah Halimi et Mireille Knoll, ont trouvé une mort tragique à Paris (la première en avril 2017, la seconde en mars 2018), tuées par leurs tortionnaires uniquement parce qu’elles étaient juives. Rappelons également l’attaque djihadiste du supermarché casher à Paris (après le massacre à Charlie Hebdo) en 2015, les slogans « Mort aux juifs !» entendus dans les manifestations de « soutien » aux Palestiniens durant l’été 2014 à Paris, l’attaque meurtrière au Musée juif de Bruxelles en 2014, la tuerie des écoliers juifs à Toulouse en 2012, mais aussi l’assassinat sordide, aujourd’hui oublié, d’Ilan Halimi en 2006, en France, par ses kidnappeurs.

Or, en réalité, ce « retour » de la violence et des passions meurtrières antijuives est un prolongement différencié, ou plus exactement une réémergence de « la haine la plus vieille au monde », appelée depuis la fin du XIXe siècle « antisémitisme ». Aujourd’hui, il se présente sous l’aspect nouveau de l’« antisionisme », ou plus exactement de ce que Pierre-André Taguieff appelle l’antisionisme radical, visant la destruction d’Israël. C’est là le noyau de la judéophobie actuelle, c’est-à-dire de l’âge post-racial des passions antijuives qui, à force de déformer et de diffamer l’idéologie de libération nationale juive, le sionisme, en est venue à contester et à rejeter l’existence autonome d’Israël et des juifs eux-mêmes.

Sa caractéristique fondamentale est qu’elle a une provenance islamiste et qu’elle n’est plus l’héritière de l’antisémitisme d’extrême droite qui, bien que toujours existant, n’est plus l’aspect dominant. Les passions antijuives ont été ravivées à l’occasion du conflit israélo-palestinien et, au fil du temps, elles se sont islamisées, suivant en cela aussi bien l’islamisation du « mouvement de libération » palestinien que l’apparition en force de l’islam politique sur la scène mondiale.

Telle est la position de base de Pierre-André Taguieff qui, retrace et analyse le processus historique, les mécanismes idéologiques et le discours des protagonistes de ce qu’il a lui-même appelé depuis plusieurs années la « nouvelle judéophobie ».

Bien qu’elle se limite à la France et à quelques pays européens, cette étude explore de nombreuses aires civilisationnelles et expose des conclusions fondées sur des études comparatives. Elle repère et analyse les métamorphoses de la judéophobie au niveau planétaire parce que, précisément, la progression des passions antijuives dans le monde est due à leur islamisation. Pour le Taguieff, les judéophobes actuels, de provenance islamiste ou non – les premiers trouvant des alliés bien disposés dans une partie de l’extrême gauche – n’envisagent pas les juifs comme une « race » ennemie mais comme un peuple « raciste » dont l’idéologie, le « sionisme », est « une forme de racisme », ce qui a pour effet de désigner les Israéliens, et par extension les juifs, juifs comme de nouveaux « nazis » dont les Palestiniens seraient les « victimes ». En d’autres termes, un antiracisme dévoyé est mis au service des passions antijuives, qui arborent désormais un brevet « antiraciste » qui les rend acceptables dans l’espace public.

Pour Taguieff, l’islamisation de la judéophobie palestinienne ne date pas d’hier et n’est pas le produit de la politique israélienne, comme certains se plaisent à le croire. Elle n’est pas non plus le simple résultat de la création d’Israël en 1948. Le point de départ de cette islamisation, vue comme l’une des dimensions de la résistance arabo-musulmane radicale à la perspective de la création d’un État juif, devra précisément être recherché dans l’entre-deux-guerres et va de pair avec la formation du nationalisme palestinien. Le rôle du « grand mufti » de Jérusalem Haj Amin al-Husseini a été déterminant, car c’est à lui qu’est due l’islamisation radicale de la judéophobie, illustrée par son rapprochement avec l’Allemagne hitlérienne en 1933 puis, à partir de 1941, par sa collaboration active avec le Troisième Reich dans sa guerre d’extermination contre les juifs d’Europe. La tournure islamiste prise par les passions juives a également été favorisée par les Frères musulmans, organisation fondée par Hassan al-Banna en 1928, ainsi que par la nouvelle impulsion, clairement antijuive, apportée au cours des années 1950 par l’idéologue islamiste égyptien Sayyid Qutb, également membre des Frères musulmans. Parallèlement, l’antisionisme arabo-musulman nassérien des années cinquante ne peut être compris sans sa nazification, essentiellement due à l’importance du rôle joué par les nombreux nazis accueillis par Nasser, dont Johann von Leers, propagandiste nazi antijuif réfugié en Égypte qui se convertit à l’islam et prit le nom d’Omar Amin. Selon l’auteur, « l’islamisation du nazisme et la nazification de l’islam, deux processus simultanés qui sont à l’origine de l’antisionisme radical », c’est-à-dire de la volonté de détruire l’État d’Israël, peuvent être symbolisés par von Leers et al-Husseini.

L’organisation islamiste terroriste qu’est le Hamas (créé en 1987) est l’héritière de cette tradition islamiste judéophobe. Cependant, loin de se limiter au Hamas, l’islamisation des passions judéophobes s’est aussi répandue au sein du Fatah, supposé non religieux, et même de la « progressiste » et « anti-impérialiste » OLP, et ce, dès l’époque d’Arafat qui, par exemple, en 2002, déclarait : « Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens, nous la défendons au nom de la nation arabe, au nom de la nation musulmane ! » Une terre palestinienne sans juifs, tel est le message que répercutent toutes les tendances du mouvement palestinien. Aujourd’hui, dans le cadre d’un djihad culturel judéophobe teinté de négationnisme, le lien historique d’Israël avec Jérusalem est contesté par l’ensemble de la direction palestinienne, depuis le « modéré » Mahmoud Abbas jusqu’au Hamas et à d’autres organisations terroristes, mais aussi par des organisations internationales comme l’Unesco, soumises à la pression des pays musulmans. La revendication de « désionisation » de Jérusalem, c’est-à-dire son nettoyage ethnique et sa « déjudaïsation » par l’exclusion des juifs qui la « souillent », va de pair avec la revendication de la « désionisation » d’Israël lui-même par la création d’un État multiethnique et, dans sa version la plus radicale, par l’appel à la destruction de l’État juif.

La constitution de cette nouvelle judéophobie islamisée, souligne Taguieff, emprunte à la judéophobie européenne certains de ses stéréotypes fondamentaux, comme le mythe du « meurtre rituel », l’accusation d’infanticide que le nationalisme islamo-palestinien traduit par l’accusation diffamatoire visant Tsahal, accusé de tuer « des enfants innocents » palestiniens. Ou le mythe du « racisme juif », utilisé pour décrire l’État d’Israël comme « raciste ». En même temps, elle recourt, directement ou non, au célèbre faux des Protocoles des Sages de Sion, qui connaissent une diffusion particulière dans les pays arabo-musulmans, renforçant et enrichissant les stéréotypes antijuifs de la culture musulmane (selon laquelle les juifs sont « lâches », « faibles », « méprisables », « inaptes au combat armé »). Le mythe complotiste judéophobe traditionnel du « complot juif mondial » prend maintenant la forme du « complot sioniste mondial » contre l’islam. Ce mythe judéophobe paranoïde a joué un rôle important dans la perception irrationnelle des défaites militaires successives subies par le monde arabo-musulman lors des attaques qu’il a lancées dans le passé contre Israël, en 1948, 1967, 1973 : comment les « lâches » ont-ils vaincu les « braves » ? Le recours à la « théorie du complot » est devenu inévitable pour compenser cette aberration cognitive. Dans un tel cadre, observe Taguieff, Israël est érigé par la haine islamiste idéologisée en « Mal » absolu qu’il convient d’anéantir : « Tant qu’Israël existera, l’horizon d’attente de ses ennemis restera le même, organisé autour du rêve d’une élimination de l’État juif. Il s’ensuit que les passions antijuives idéologisées ont de l’avenir. »

Un avenir qui, pour ce qui concerne les pays occidentaux, serait peut-être différent si ce qui a été appelé l’« islamo-gauchisme » ne participait pas à l’élaboration et à la diffusion de ces passions. Dans la rhétorique islamophile et palestinophile gauchiste, Israël est considéré comme un État « artificiel », « raciste » (et dans ce cadre, la campagne judéophobe du BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) menée contre lui, par exemple, est légitimée), au service de « l’impérialisme », tandis que le Palestinien – voire le musulman –  est érigé en victime majeure et universelle de notre époque. Dès lors, la cause palestinienne devient une « cause universelle ». « L’idéalisation du Palestinien », note Taguieff, « cumulant les vertus chères à la nouvelle extrême gauche (être pauvre, discriminé, victime, révolté, résistant, etc.) », s’inscrit dans une conception du monde manichéenne supposant que la marche de l’Histoire est guidée par d’obscurs mais puissants « sionistes comploteurs ». Cette manière misérabiliste et populiste de peindre les choses va jusqu’à englober le terrorisme djihadiste qui, du moins dans certaines de ses évocations rhétoriques gauchistes, est illustré dans un style de type guévariste qui aboutit à une esthétisation des assassins djihadistes, à la fois héros et victimes des sionistes-capitalistes « dominateurs » et « impérialistes ». L’islamisation judéophobe du Palestinien qui résiste, mais aussi du jeune musulman des banlieues parisiennes qui souffre de « l’injustice sociale » et « se radicalise » dans l’antisionisme, représente précisément une version actualisée de « l’antisémitisme rédempteur ».

Ce que Taguieff nous invite à comprendre en analysant les voies de la réinvention des passions judéophobes, c’est qu’elles constituent en grande partie un phénomène nouveau qui, pour ce qui est de son expression en Occident, doit beaucoup au gauchisme culturel, lequel « occupe un espace bien plus large que le gauchisme politique, qui se trouve en phase de reconstruction depuis le début des années 1990 ». Ce néo-gauchisme dépasse les frontières de la gauche/extrême gauche et abreuve jusqu’à l’auditoire droitier de certaines de ses thématiques judéophobes et anti-impérialistes comme l’« antisionisme » (radical ou éliminationniste), l’anti-américanisme, l’anticapitalisme gnostique, qui suppose que l’humanité sera sauvée lorsque le capitalisme sera détruit. Les mêmes thématiques se rencontrent aussi dans l’espace de l’extrême droite actuelle qui, sur ces points, se distingue de moins en moins de l’extrême gauche. C’est ainsi que la judéophobie contemporaine, qui tourne autour de « l’antisionisme », semble être transversale et confirmer « l’hypothèse plus générale de la convergence idéologique, sur des points cruciaux, entre les deux formes contemporaines de l’extrémisme politique ».

Pierre-André Taguieff, Judéophobie, la dernière vague (2000-2018), Paris, Fayard, 2018