Syriza: vers une «défaite stratégique»? edit

19 mars 2019

À deux mois des prochaines élections européennes, le paysage politique grec semble toujours instable. Non seulement le clivage central des années de la récente crise entre les pro- et les anti-mémorandums, ces plans d’aide imposés au pays par la fameuse Troïka, ne s’est pas résorbé, mais de nouvelles divisions ont fait surface. Par exemple, entre les « patriotes » et les « traîtres » nationaux, concernant cette fois-ci la question dite macédonienne, à savoir l’appellation du pays voisin devenu « Macédoine du Nord »[1]. Le gouvernement du Syriza et le Premier ministre Alexis Tsipras, qui ont pris la responsabilité de cette initiative, se trouvent sur la défensive depuis que l’accord a été passé, comme l’indiquent tous les sondages mais aussi les attaques que subissent ses députés de la Grèce du Nord (ses élus de la Macédoine grecque) quand ils essaient d’en parler dans des manifestations publiques organisées par leur propre parti. Des attaques verbales, des contre-manifestations (venant souvent d’une extrême droite tant politique que sociétale et, peut-être, de « simples citoyens ») qui revendiquent la « grécité de la Macédoine » refusant la nouvelle appellation du pays voisin, auquel le gouvernement grec a « livré une identité et un nom grecs ».

Dans un tel climat, où la crise économique et sociale qui perdure se double d’une fracture nationale/identitaire, le Syriza se trouve de plus en plus confronté à un danger d’asphyxie sociale. D’où la tactique offensive d’alliance avec les petites formations de centre-gauche qu’il a mise en œuvre et qui consiste à réactualiser le clivage gauche progressiste vs droite néo-libérale et réactionnaire. Pour le dire autrement, une fois que le national-populisme des années de mémorandums est « passé au camp adverse » (la droite, la Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis, qui critique le Syriza pour sa « complaisance nationale » dans l’affaire macédonienne, une droite qui n’a pas voté au Parlement grec l’accord reconnaissant la Macédoine du Nord), le Syriza opère sa métamorphose antinationaliste et « sociale-démocrate » en dénonçant l’« extrémisation » du discours de l’opposition de Mitsotakis, tout en condamnant l’« Internationale noire », à savoir la nouvelle extrême droite européenne et son esprit transposé en Grèce par le nationalisme grec de droite. Et cela, en jouant en même temps sa carte sociale, anti-néolibérale, en s’autoproclamant principale force anti-droite, rempart contre une restauration de droite fatale aux classes populaires. Du credo national-populiste des années de crise (2011-2015), dont Syriza a été le précurseur, en célébrant les valeurs trahies de la souveraineté nationale-populaire, il veut garder maintenant seulement le volet social ainsi qu’un discours protestataire contre la classe politique ancienne, l’« establishment corrompu » qui a précipité le pays dans la crise.

Une des questions récurrentes de cette dernière période dans le discours public est de savoir si la dite métamorphose « sociale-démocrate » du Syriza est ou non authentique, s’il ne s’agit pas d’une illusion, d’une énième illusion populiste, d’un tacticisme, compte tenu du fait qu’un tel tacticisme constitue un trait structurant des partis populistes en général, qui n’hésitent pas à changer de cap selon les circonstances, puisqu’ils ne se sentent pas régis par une idéologie précise. Et surtout, si ce changement de perspectives de cette formation de la gauche radicale peut lui rapporter les fruits espérés, à savoir l’établir dans une position hégémonique dans l’espace situé à gauche d’un centre dévasté (tout ce qui reste de l’ancien Pasok), « coupable » de tous les maux de la faillite économique.

Tout indique que cet enjeu est particulièrement difficile à réaliser par le Syriza. Le risque de subir une « défaite stratégique » aux prochaines élections européennes n’est pas seulement une option avancée par certains de ses farouches adversaires « anti-nationaux-populistes » et modernisateurs situés au centre-gauche (comme le KINAL, le «Mouvement de changement», une formation dont l’axe est constitué par les socialistes du Pasok), mais aussi une réalité empirique particulièrement ressentie depuis l’affaire macédonienne. La vraie question concernant le Syriza, mais aussi toute formation politique qui choisit de rompre avec son passé, est de savoir à quelles conditions il peut y réussir.

L’expérience en la matière rappelle deux problèmes qui, dans le cas grec, se superposent. Le premier est que, quand les partis politiques décident de muer, ils se heurtent à leur clivage fondamental, celui dont ils s’érigent en représentants[2]. Ladite « sociale-démocratisation » du Syriza se heurte à son clivage natal, qui oppose anti-mémorandums à pro-mémorandums. Issu de la dichotomie nationale-populaire du mouvement des Indignés grecs de l’été 2011, il a su incarner dans son discours une critique radicale antisystème ainsi qu’un autre sens de la communauté nationale en revendiquant une souveraineté nationale « usurpée » par les étrangers, la Troïka[3]. Maintenant, sa normalisation dite « sociale-démocrate » se retourne directement contre lui : il est devenu, aux yeux d’une partie au moins de son auditoire, partie prenante du camp adverse, de l’establishment. Ainsi n’assistons-nous pas à un « simple » changement de cap, ni à un « simple » glissement idéologique, mais à une rupture avec un projet politique qui est la vraie base de la « communauté politique » qu’est un parti ou un mouvement politique.

Corrélativement, le deuxième problème est le fardeau que représente la culture nationale-populaire grecque dans la conduite et la légitimation des partis politiques. À tel point que ces derniers en deviennent, surtout dans les périodes de crise, les « otages ». Tel est le cas, comme l’a indiqué P.-A. Taguieff, quand la démagogie politique se greffe sur le populisme entendu comme « idéologie », à savoir sur une tradition culturelle qui célèbre les vertus d’un peuple idéalisé[4]. Les réactions sur la question macédonienne s’y inscrivent, faisant la différence entre le national-populisme européen qui met l’accent sur la question migratoire et le national-populisme grec pour lequel l’enjeu central est une question venue du passé mais réactualisée dans le cadre de la mondialisation, considérée par le nationalisme grec comme une menace majeure pour son identité et même son intégrité territoriale.

Certes, l’évocation de tous de ces ingrédients ne permet pas de prédire la « défaite stratégique » du Syriza. Ils peuvent seulement indiquer que l’instabilité qui continue de régner sur la scène politique grecque n’est pas close et que les tentatives de repositionnement partisan subissent encore les conséquences d’un esprit souverainiste et identitaire. Les élections européennes de mai prochain trancheront.

 

[1]. Sur le climat complotiste et même judéophobe de certaines de ces réactions nationalistes, voir A. Pantazopoulos, « La Grèce, la Macédoine… et les Protocoles des Sages de Sion », Conspiracy Watch, 2 octobre 2018.

[2] Daniel-Louis Seiler, Les Partis politiques en Occident. Sociologie historique du phénomène partisan, Paris, Ellipses, 2003.

[3]Andreas Pantazopoulos, « National-populisme: le cas grec », Telos.eu, 5 février 2018.

[4] Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique, Paris, Champs/Flammarion, 2007.