France d’en haut, France d’en bas… edit

3 mai 2017

Les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle ont été interprétés dans les médias et par beaucoup de commentateurs comme l’expression d’une opposition entre deux France : une France privilégiée, celle des centres-villes et des catégories aisées contre une France populaire, une France qui souffre, victime de la mondialisation et de la désindustrialisation.

Il y a bien sûr pas mal d’éléments dans l’analyse sociologique des résultats qui viennent alimenter cette vision dichotomique : l’électorat de Macron est fortement surreprésenté chez les cadres, tandis que Marine Le Pen attire 30% à 40% du vote ouvrier selon les différents instituts. Ce clivage sociopolitique est donc indéniable. Mais la question demeure : comment l’interpréter ?

L’interprétation la plus simple, et la plus souvent avancée, est que les catégories populaires sont les « victimes de la mondialisation ». Mais les commentateurs en restent là. Or on n’a pourtant pas beaucoup avancé dans l’analyse en disant cela. Essayons donc de creuser un peu la question.

Une interprétation possible serait que les catégories populaires se sentiraient de plus en plus reléguées au bas de la hiérarchie sociale du fait de la montée des classes moyennes et supérieures, avec le passage progressif d’une société industrielle à une société tertiaire. Formulée de manière aussi simple, cette interprétation ne résiste pas vraiment aux faits, lorsqu’on examine, la façon dont les ouvriers s’auto-positionnent dans la hiérarchie sociale (d’après l’enquête Dynegal 2013 auprès d’un échantillon représentatif de 4000 individus).

Les ouvriers se positionnent en effet en plus grand nombre au milieu de la hiérarchie sociale : 38% se situent en position 5 et les deux tiers entre les positions 4 et 6. Ils sont d’ailleurs plus nombreux à le faire que l’ensemble de la population. Et ils sont très peu nombreux à se situer dans les positions les plus basses (1 et 2). Cela ne veut pas dire pour autant que les ouvriers ont renoncé à exprimer un sentiment d’appartenance de classe : dans une autre question de la même enquête sur le fait de se sentir membre d’une classe sociale, 59% d’entre deux disent appartenir à « la classe populaire ou ouvrière ». Mais cette appartenance de classe n’est pas vécue comme une déchéance sociale.

Ne nous y trompons pas, des frustrations sociales sont pourtant bien présentes chez les ouvriers : on le voit en examinant la courbe rouge qui indique le positionnement que ces ouvriers trouveraient « juste ». Certes cette courbe a une distribution assez proche de la courbe bleue des positions qu’ils pensent occuper effectivement. Notamment un pourcentage presque aussi important d’ouvriers trouve « juste » d’être situé en position 5. L’ensemble des ouvriers est donc loin d’être animé par un profond sentiment de révolte sociale. Néanmoins on est frappé de voir le décrochage de la courbe rouge au niveau de la position 7 : 8% des ouvriers pensent se situer à ce niveau dans la hiérarchie des statuts sociaux, mais 21% trouveraient juste d’y être placés. Ces ouvriers qui ressentent cette frustration sociale ne sont pas les plus mal placés dans la hiérarchie des statuts (ils se situent plutôt en son milieu), mais ils estiment sans doute ne pas être récompensés à la hauteur de leurs efforts. Dans leur ensemble d’ailleurs, 67% des ouvriers estiment que leur rémunération est plus basse que ce qui serait juste. Ce sentiment d’injustice salariale est fort en France et les débats récurrents sur le niveau très élevé des salaires et des avantages des hauts cadres dirigeants (jugés indus par une partie importante de l’opinion) l’alimentent et le renforcent évidemment. D’autant qu’après avoir progressé durant des années, le niveau de vie moyen stagne depuis 2008 et a même commencé à régresser à partir de 2012.

Mais le malaise des classes populaires est sans doute encore plus profond et a des causes structurelles qui, malheureusement, ne sont pas prêt de disparaître. Beaucoup de Français, et les ouvriers certainement plus que les autres, ont le sentiment que leur situation ne peut plus s’améliorer. Certes la plus grande partie d’entre eux ne vivent pas mal. D’ailleurs dans l’enquête déjà citée, 64% des Français et encore 56% des ouvriers se placent au-delà de la position 6 sur une échelle de satisfaction de la vie menée en 10 positions. Les commentaires qui présentent la France comme un océan de souffrances sociales sont totalement excessifs. Mais le point principal, qui explique l’extraordinaire pessimisme français, est qu’une grande partie de nos concitoyens a l’impression de vivre dans une société bloquée dans laquelle les positions sociales sont, au mieux, figées. Or, l’optimisme individuel et collectif est beaucoup plus lié à ces perspectives d’avenir qu’à la qualité intrinsèque de la vie menée. C’est ce qui explique que les populations de certains des pays les plus pauvres de la planète, mais dans lesquels les perspectives de croissance sont fortes et où les positions sociales peuvent évoluer rapidement, soient incomparablement plus optimistes que les Français dont le niveau de vie est pourtant bien plus élevé.

Ce pessimisme est encore alimenté, dans les classes populaires, et plus particulièrement chez les ouvriers, par le sentiment que leur univers professionnel et culturel est voué à disparaître progressivement. Ce sentiment n’est pas une vue de l’esprit car le recul des emplois industriels est une réalité qui a débuté en France dès 1975 et qui ne s’est pas démentie depuis. En 1975, les ouvriers représentaient 35% de la population active, ils n’en représentent qu’un peu plus de 20% aujourd’hui. Contrairement aux commentaires et aux lamentations qu’on entend souvent sur la désindustrialisation française, cette évolution est, pour une grande part, de nature structurelle et n’est pas spécifique à notre pays. Certes, certains pays, comme notre voisin d’outre-Rhin, peuvent avoir une spécialisation industrielle plus marquée, mais une tendance est commune à tous les grands pays développés : l’output de biens manufacturés est relativement stable mais les progrès de la productivité font que la part de la population active occupée dans l’industrie et les emplois manuels diminue inexorablement. Les Etats-Unis sont une grande nation industrielle mais la part des ouvriers y a commencé à décliner encore plus tôt qu’en France, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce mouvement est donc bien antérieur à la mondialisation même si celle-ci peut l’avoir accéléré.

C’est donc bien un monde social qui se défait progressivement, un autre qui apparaît, et ce passage génère une profonde angoisse individuelle et collective. Certains veulent y répondre en promettant de rétablir le monde d’hier. C’est bien sûr impossible. C’est comme si l’on avait promis, au début de l’ère industrielle, de maintenir coûte que coûte le monde agricole et la société rurale sur laquelle il reposait.

L’Etat devra accompagner les reconversions individuelles et collectives qui en résultent et sur ce plan, la formation, initiale et continue (en si mauvais état dans notre pays), est l’instrument-clé. Comme l’écrivait dès 1975 le premier prix Nobel d’économie, Jan Tinbergen, l’évolution des inégalités est le résultat d’une « course entre instruction et technologie ». Renforcer l’efficacité et l’équité du système de formation initial et du système de formation permanente est un enjeu majeur pour les prochaines décennies.