De l’inégalité à l’insécurité: une voie de passage du RN edit
Le concept d’inégalité a été la pierre angulaire de la pensée et des politiques de gauche. Elle l’a été aussi, dans une large mesure, de la pensée macroniste : une de ses notions-clé est l’égalité des chances, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il faut autant que possible effacer les inégalités de destin qui ne sont pas dues au talent et au mérite mais au simple hasard de la naissance. C’est une belle idée et je crois pouvoir dire que nous la partageons à Telos. La différence de cette conception de l’égalité avec celle qui anime la gauche classique est qu’on la promeut essentiellement par l’école, par l’amélioration des compétences et des qualifications, alors que la gauche a souvent privilégié une politique purement compensatoire des inégalités de départ le plus fréquemment sous forme monétaire par la distribution d’allocations diverses.
On le sait depuis Tocqueville, la France a la passion de l’égalité. Cependant on peut se demander si sur le plan électoral et plus largement sur le plan politique, ce thème central est toujours aussi porteur. Certes la question du pouvoir d’achat est au cœur des préoccupations des Français. Mais cette question est-elle véritablement liée étroitement dans leur esprit à celle de l’égalité ou de l’inégalité ? Lorsqu’ils pensent pouvoir d’achat, les Français pensent plus à l’Etat redistributeur qu’à des catégories sociales concurrentes qui seraient trop bien pourvues, même si la stigmatisation des riches fait toujours recette, mais de manière finalement assez abstraite. L’Etat apparaît à beaucoup de Français comme un pourvoyeur d’argent inépuisable. Et dans la campagne actuelle il n’a jamais été question de la distribution des revenus entre les différentes catégories sociales, sauf à travers la question du retour de l’ISF. La stratification sociale, pour reprendre le concept des sociologues de l’inégalité[1], intéresse finalement très peu les Français. Il y aurait pourtant des choses à dire. Prenons l’exemple de la santé. C’est un domaine dans lequel de fortes inégalités perdurent. Le gradient social d’espérance de vie est fort et constant, malgré les progrès de la médecine. Un ouvrier a une espérance de vie inférieure de six ans à celle d’un cadre ! Mais ce thème qui pourrait être un axe fort d’un projet politique de gauche – comment réduire des inégalités sociales face à la mort et plus largement à la santé – est resté totalement absent dans les débats politiques sur cette question. On parle plutôt de la faillite de l’hôpital et des besoins financiers et humains non pourvus du système de soin.
Si le thème de l’inégalité imprime si peu c’est que dans une large mesure la société française s’est « moyennisée ». Comme l’avait montré Henri Mendras la structure sociale a la forme d’une toupie, avec un ventre très rebondi, ce que Mendras appelait la « constellation centrale ». Bien sûr il y a toujours des pauvres et des très riches, mais ce sont les deux pointes de la toupie, pas du tout son cœur. Pourtant cette société moyennisée n’a pas du tout produit une société apaisée, c’est même le contraire qui apparaît. Comment l’expliquer ?
Une première explication tient à la moyennisation elle-même. Dans une société moyennisée les chances de s’élever ralentissent. Elles ne disparaissent pas, les travaux sur la mobilité sociale le montrent bien, mais elles sont moins fortes qu’à une époque précédente de la société où existait une large classe ouvrière (35% de la population active en 1975) qui ne pouvait donc que connaître une mobilité ascendante dans les générations suivantes pour peu que la croissance et l’innovation soient au rendez-vous, ce qui était bien le cas dans les années 1960. Par ailleurs, à mesure que la proportion de cadres supérieurs et moyens s’accroît dans la société et atteint un niveau élevé (43 % de la population active en 2018 contre moins d’un quart en 1975) et alors que la croissance ralentit, les risques de déclassement augmentent également. Si l’on raisonne par l’absurde, dans une société composée à 100% de cadres, la mobilité sociale ne peut se traduire que par du déclassement. D’une manière paradoxale donc, l’évolution de la structure sociale vers le haut réduit les chances de promotion, ce qui ne peut qu’alimenter le pessimisme français.
Un second registre d’explication tient certainement à l’effet de la mondialisation. Lionel Fontagné, spécialiste d’économie internationale, s’est intéressé à la question des gains et des pertes liés à la mondialisation dans un remarquable petit livre[2]. Les pertes sont bien connues, ce sont les destructions d’emplois, et notamment d’emplois industriels routiniers, liés au transfert vers des pays à bas coût de main-d’œuvre, et principalement la Chine, de ces emplois facilement délocalisables du fait des progrès fulgurants des technologies de l’information et de la communication, ainsi que des progrès et de la baisse des coûts de la logistique et des transports.
Il y a aussi des gains qui peuvent être d’une double nature ; d’abord des gains en termes de pouvoir d’achat liés directement à la mondialisation, qui permet de produire moins cher les produits importés, ensuite des gains en termes de salaires et d’emplois liés aux exportations tirées par la croissance de l’économie mondiale associée à la mondialisation.
Le problème est que les gains et les pertes ne concernent pas les mêmes catégories de travailleurs ni les mêmes zones d’emploi. Les pertes, soit en perte de salaire, soit en perte d’emploi concernent certains métiers et certaines zones d’emploi, surtout des ouvriers non qualifiés exerçant des tâches répétitives et codifiables dans des bassins de main-d’œuvre où est concentré ce type de métiers. Par ailleurs, pour ces perdants, les gains en termes de baisse des prix des produits importés ne compensent pas les pertes. Les gagnants, quant à eux, par exemple des ingénieurs dans l’industrie aéronautique, gagnent sur les deux tableaux : leur métier étant plus demandé, leur salaire augmente et ils profitent également de la baisse des prix. Pour reprendre l’image de Lionel Fontagné, ils sont gagnants sur la feuille de paye et sur le caddie.
Mais surtout, c’est un point central de l’analyse, les gains sont diffus, ce sont des « effets d’équilibre général » qui concernent l’ensemble de l’économie – des gains globaux de pouvoir d’achat et de croissance économique générés par la mondialisation –, alors que les pertes sont concentrées dans des zones d’emploi spécifiques. Au total d’ailleurs, le bilan est plutôt positif pour l’ensemble de l’économie, pointe Lionel Fontagné : « les “effets d’équilibre général” l’emportent. Dit autrement, les gains globaux pour l’économie l’emportent sur la somme des pertes locales ». Mais au niveau local, les perdants n’y trouvent pas leur compte si l’État ne compense pas leurs pertes. Par ailleurs, la visibilité sociale des perdants (les usines qui ferment et les ouvriers qui sont licenciés) est bien supérieure à la visibilité sociale du gain global. C’est ce contraste entre des gains diffus, socialement invisibles, et des pertes localisées et très douloureuses qu’exploitent les leaders politiques populistes en accusant la mondialisation.
Ces deux explications – la peur du déclassement et l’effet de la mondialisation dans les zones de la vieille industrie – sont la toile de fond qui alimente le ressentiment d’une partie des Français. Mais cela ne suffit pas à expliquer le succès du RN au premier tour des élections législatives. En effet, la thématique de ce parti durant la campagne législative ne porte pas sur ces thèmes. Elle porte principalement sur la question de l’insécurité, entendue au sens large.
L’insécurité et les nouveaux risques sociaux
À ce stade, il est peut-être utile de faire un détour par les travaux de sociologues[3] qui, dans la lignée de ceux d’Ulrich Beck sur la « démocratisation des risques », avancent la thèse selon laquelle de « nouveaux risques », résultant de parcours de vie moins standardisés, plus individualisés, apparaissent et se répandent dans la sphère sociale au-delà des classes populaires pour toucher maintenant une large partie des classes moyennes.
Plusieurs facteurs y contribuent. L’instabilité familiale croissante en est un, qui augmente les risques individuels de baisse de revenus et même d’entrée dans la pauvreté. L’insécurité économique est évidemment un autre facteur crucial : le risque d’être touché par un « adverse event » (licenciement, maladie, accident…) qui interrompt brutalement un parcours jusqu’ici linéaire. Une étude réalisée en 2019 par Ranci et ses collègues[4] à partir de l’enquête européenne SILC montre que cette insécurité économique est largement répartie dans la hiérarchie des classes sociales en Europe.
Plus globalement, ces chercheurs considèrent que le concept d’insécurité économique prend le pas sur celui d’inégalité. Ce dernier décrit la variation du niveau de statut socioéconomique dans une perspective de comparaison synchronique des groupes sociaux. Le concept d’insécurité économique s’inscrit dans une perspective plus dynamique d’évolution du statut des individus tout au long du cycle de vie qui peut être jalonné d’évènements qui l’impactent négativement (perte d’emploi, divorce, maladie, burn-out…).
La réponse politique à la question de l’insécurité économique entendue en ce sens, ne peut plus se contenter d’être une réponse macrosociale envisageant les catégories sociales comme des blocs homogènes ainsi que le conçoit l’Etat-providence. Elle doit être une réponse plus individualisée.
Il y a enfin une autre forme d’insécurité qui peut alimenter le vote RN, une insécurité culturelle. La montée chez une partie des musulmans et notamment des jeunes générations, d’une conception de leur religion qui entre en contradiction avec les valeurs que partage la plupart des Français concernant notamment la laïcité, la place des femmes dans la société, la tolérance à l’égard des choix personnels d’orientation sexuelle[5], est ressentie par une partie des Français comme une menace sur l’identité qui est au fondement de la Nation. Cette insécurité est d’autant plus ressentie qu’une conception radicale de l’islam a donné lieu dans notre pays à des attentats sanglants. La réticence de cette partie des Français à l’égard de l’immigration ne peut manquer d’être alimentée par ces craintes dans la mesure où les migrants proviennent très largement de pays musulmans. Il n’y a pas besoin d’être « raciste » pour ressentir ces craintes et d’ailleurs une très large majorité des Français ne l’est pas. Le RN s’est saisi de ces craintes pour alimenter son capital politique et il l’a fait d’autant plus facilement que les partis de gauche ont été dans un déni complet à l’égard de cette question d’une conception de l’islam antagoniste aux valeurs de la République, laissant ainsi le champ libre aux leaders et aux formations populistes. LFI a même fait de la surenchère en sens inverse en promouvant la notion d’islamophobie et en avançant le concept fumeux de créolisation.
Les responsables de l’ex-majorité ont été moins aveugles mais leur réponse n’a manifestement pas été assez claire pour convaincre les Français. Plus globalement les partis du bloc central n’ont pas su prendre en compte cette question nouvelle de l’insécurité économique, sociale et culturelle et y apporter des réponses crédibles. Le RN ne l’a pas fait non plus, à l’évidence sous une forme crédible (par exemple en disant qu’il allait expulser immédiatement manu militari tous les clandestins sous OQTF) ; il l’a fait sous une forme démagogique et xénophobe, mais c’est malheureusement la réponse dont, faute de mieux, s’est emparée une grande partie des Français.
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[1] Voir O. Galland, Y. Lemel, Sociologie des inégalités, Armand Colin, collection U, 2e édition à paraître à l’automne 2024.
[2] Lionel Fontagné, La Feuille de paye et le caddie, Presses de Sciences Po, collection « Sécuriser l’emploi », 2021.
[3] Voir par exemple Whelan C. T., Maître B., « “New” and “Old” Social Risks: Life Cycle and Social Class perspectives on Social Exclusion in Ireland », The Economic and Social Review, 39, 2, Summer/Autumn, 2008.
[4] Ranci, C., Beckfield, J., Bernardi, L., Parma, A. , « The rise of economic insecurity in the EU: concepts and measures », in DAStU Working Paper Series, n° 3, 2019.
[5] O. Galland et A. Muxel (dir.), La Tentation radicale, PUF, 2018.