Klaus Mann, un combattant de la liberté edit
Les éditions Libretto publient un recueil de textes de Klaus Mann[1]. Fils du célèbre Thomas Mann, et lui-même romancier – ses œuvres les plus connues sont Méphisto et l’autobiographie Le Tournant – cet écrivain allemand a été dès le début des années 1930 un opposant farouche et résolu à l’idéologie nationale-socialiste. Ce recueil constitué d’articles et de conférences en témoigne.
Sa lucidité est impressionnante comme le montre le texte qu’il publia en 1931 sous le titre « Jeunesse et radicalisme », en réponse à son mentor et ami, Stefan Zweig qui, à la suite du succès des nazis au Reichstag en 1930, y avait vu une révolte de la jeunesse « contre les lenteurs de la haute politique »
Klaus Mann voit dans cette « prétention à tout comprendre, une sorte de complaisance à l’égard de la jeunesse qui va trop loin ». Et il ajoute « Tout ce que fait la jeunesse ne nous montre pas la voie de l’avenir ». Propos toujours d’actualité ! Car à ses yeux le « radicalisme » (terme de la traduction française de l’ouvrage, on pourrait plutôt dire la radicalité) « ne peut être à lui seul quelque chose de positif ». Dans la suite de son texte Mann fait l’éloge de la modération et de la progressivité dans le changement. Il récuse toute « forme d’extrémisme » et préfère encore « le rythme d’escargot » de la Société des Nations (on pourrait dire la même chose aujourd’hui de l’Union européenne) à la radicalité qui mènera à la catastrophe. L’avertissement de Mann concerne évidemment en 1930 la montée d’un « néonationalisme hystérique », mais il pourrait s’adresser aujourd’hui encore à bien d’autres causes prises dans le même emballement radical.
Face au nationalisme agressif et guerrier, Klaus Mann est sans doute un des premiers à prôner une fédération d’Etats européens. C’est profondément un humaniste qui défend la « dignité humaine » ; pour lui, celle-ci « est universelle » et « lui faire subir la moindre attaque, c’est la blesser dans son intégrité ».
Il écrit dans cet esprit de très belles pages sur « l’esprit de tolérance ». Klaus Mann, dont la mère est issue d’une famille juive sécularisée, voit dans l’antisémitisme des nazis « le symptôme le plus spectaculaire et le plus manifeste » du caractère odieux de leur doctrine. Mais pour lui, l’antisémitisme traduit en fait la volonté de « détruire les traditions européennes dans leur totalité : l’héritage hellénique, l’héritage du christianisme, de la Révolution française ; l’héritage de Goethe et de Voltaire, de Kant et de Marx, de Schiller et de Rousseau… » Le crime des nazis est un crime contre l’esprit. C’est de ce constat que découle son attachement à l’idée d’une Europe unifiée, et unifiée dans ses valeurs. Et c’est pourquoi aussi il n’est pas séduit par le communisme et sa doctrine matérialiste.
Klaus Mann est un homme qui ne transige pas avec ses principes et il en paiera le prix. Il est contraint de quitter sa ville natale, Munich, et de s’exiler d’Allemagne en 1933 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il passera les années suivantes entre Amsterdam, la France et la Suisse. Il sera le censeur intransigeant de nombreux intellectuels ou artistes allemands qui se laissent séduire par le régime nazi ou se laissent aller à des compromissions. Mais l’histoire est cruelle car Klaus Mann qui a abandonné la nationalité allemande et pris la nationalité américaine (il combattra avec l’armée américaine dans la campagne d’Italie) ne trouvera pas sa place dans le monde d’après-guerre. Ses œuvres ne seront pas bien accueillies dans l’Allemagne d’après-guerre. Il se suicidera en 1949 à Cannes.
Son destin peut être mis en regard de celui d’un de ses anciens amis, Gustaf Gründgens. Ce dernier était un metteur en scène et un acteur très populaire de l’Allemagne d’avant-guerre. C’était un ami de jeunesse de Klaus Mann. Il a mis en scène et interprété une de ses pièces. Il a épousé sa sœur Erika (ils divorceront par la suite). Dans des pages au ton sarcastique et désenchanté, Klaus Mann fait le bilan de la suite de la carrière de son ancien ami. Au début de sa carrière, Gründgens était un « intellectuel gauchisant, le plus en vogue de tous les bolchéviques de salon ». Il « se présentait comme le défenseur de la cause révolutionnaire dans les meetings communistes ».
Une fois les nazis arrivés au pouvoir, il se trouva évidemment dans une position « délicate » car pouvant être accusé d’être ce qu’on appelait alors un « bolchevik culturel », mais écrit Mann, il « décida de tenter sa chance », alors que la plupart de ses amis libéraux quittaient le pays. « L’ex-communiste dut faire preuve de prudence », mais la chance lui sourit effectivement grâce à la fiancée d’Hermann Göring, l’actrice Emmy Sonnemann. Elle avait besoin d’un bon metteur en scène pour s’imposer sur la scène berlinoise et Gründgens fit l’affaire. Il devint son ami et par son entremise put avoir le soutien de Göring pour pouvoir rejouer : « deuxième ascension de Gustaff vers la gloire ». Son protecteur lui fit cadeau d’une propriété à la campagne et il fut nommé conseiller d’Etat. Il devint intendant du Théâtre national. Était-il un nazi ? Non, dit Mann, juste un opportuniste.
Sentant le vent tourner il démissionna de ses fonctions au Théâtre national et dans la débâcle du Reich, en 1944, s’engagea comme simple soldat dans la Wehrmacht, « la cachette la plus sûre ». Fait prisonnier par les Russes et libéré au bout de neuf mois, il parvint à se faire réhabiliter, à retrouver sa place au théâtre et y triompher dans son premier rôle depuis la fin de la guerre, en 1946.
Et Mann conclut : « Il retrouva rapidement son moi habituel, son prestige – séduisant comme toujours, avec cravate blanche, teint rose et perruque blonde : l’inusable coqueluche du Berlin prénazi, nazi et postnazi ».
Cette question de la place et du rôle des intellectuels et des artistes dans des sociétés autocratiques ou des dictatures se pose toujours aujourd’hui. Depuis la mort de Navalny qui sera le Klaus Mann russe ? Ce sera peut-être Vladimir Kara-Murza qui vient d’être libéré après un vaste échange de prisonniers entre la Russie et les pays occidentaux. Ces intellectuels ne peuvent se battre qu’avec la seule arme dont ils disposent, les mots. C’est ce que fit Klaus Mann tout au long de sa vie. Mais le faire dans son pays d’origine peut conduire à la prison et parfois à la mort. C’est pourquoi beaucoup, comme Klaus Mann en son temps, sont contraints à l’exil. Mais alors leur voix porte-t-elle auprès de leurs concitoyens ? Comme le note Klaus Mann en parlant des Allemands qui combattent le Troisième Reich à l’étranger, « il pourrait nous arriver de perdre le contact avec la réalité allemande ».
Une autre question taraude Klaus Mann, celle de la responsabilité du peuple allemand dans le désastre et les horreurs auxquels Hitler a conduit son pays et le Monde. Son point de vue a évolué au fur et à mesure de la guerre et du dévoilement des crimes nazis. En 1936, il pense que « certaines caractéristiques du peuple allemand ont rendu possible l’avènement de cette dictature », mais il ajoute qu’il « ne vient à l’esprit d’aucun d’entre nous de haïr le peuple allemand tout entier ; il faudrait alors se haïr soi-même ». A la fin de la guerre il sera plus sévère dans un texte de 1945 (« Tous les Allemands sont-ils des nazis ? ») en parlant d’une « nation coupable et en faillite ». Il constate néanmoins avec amertume que « les nazis et demi-nazis sont traités [par les alliés] avec plus de clémence qu’eux-mêmes ne s’y attendaient, tandis que les adversaires des nazis avaient espéré davantage de soutien et d’encouragement moral ». Lui-même, on l’a vu, ne reçut pas un accueil enthousiaste de son pays d’origine après la guerre. Les combattants de la liberté paient souvent un prix élevé pour leurs engagements.
[1] Klaus Mann, Contre la barbarie 1925-1948, Editions Libretto, 2024
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