Le Brexit, accident démocratique de grande ampleur edit

2 avril 2019

La crise politique sans fin dans laquelle le Royaume-Uni s’enfonce depuis bientôt trois ans invite à considérer le Brexit comme le plus pathétique exemple d’accident démocratique auquel nous ayons assisté depuis longtemps. Largement accidentel dans ses origines comme dans son déroulement, le divorce entre la Grande-Bretagne et le continent devrait aussi s’avérer passablement invalidant pour l’avenir collectif de nos voisins d’outre-Manche. Cet épisode doit nous inciter à réfléchir sur les fondements mêmes de la démocratie libérale et représentative que nous connaissons en Occident depuis moins de deux siècles. L’histoire, « again on the move », doit nous inciter à nous plonger de toute urgence dans la philosophie politique, dont l’utilité n’a jamais été aussi manifeste.

Rappelons d’abord pourquoi le Brexit peut être qualifié de largement accidentel dans son origine[1]. Comme chacun le sait, le référendum du 23 juin 2016 est la conséquence d’un calcul politicien effectué par David Cameron, alors Premier ministre conservateur, pour essayer de régler un double problème : la montée en puissance du mouvement populiste UKIP sur sa droite, et, encore plus grave pour lui, les déchirements incessants de son parti sur la question européenne depuis le départ de Margaret Thatcher. Arrivé au pouvoir en 2010 (à la tête d’une coalition avec les europhiles libéraux démocrates), Cameron a d’emblée dû affronter une série de rébellions issues d’une frange croissante de ses backbenchers, au point qu’en octobre 2011, pas moins de 81 parlementaires conservateurs ont fait voler en éclat l’unité du parti en votant en faveur d’un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE. Deux ans plus tard, en octobre 2013, préoccupé par la montée du UKIP dans les sondages, Cameron a cru devoir promettre que s’il était reconduit dans ses fonctions aux élections générales suivantes, il renégocierait les conditions de l’appartenance de son pays à l’Union Européenne, avant d’organiser un référendum, reprenant ainsi une stratégie qui avait été mise en œuvre avec succès en 1975 par le travailliste Harold Wilson (deux ans à peine après l’entrée des Britanniques dans ce qui était alors la CEE). Libéré de la nécessité de composer avec l’aile libérale démocrate europhile de sa coalition après sa victoire plus ample que prévu aux élections de 2015, Cameron a cru n’avoir d’autre solution que de tenir sa promesse, sauf à déclencher une guerre sans merci au sein de son propre parti et de voir son action politique entièrement phagocytée par la guérilla des conservateurs eurosceptiques, comme cela avait été le cas de son prédécesseur John Major, entre 1990 et 1997. 

Ce n’est pas le lieu ici de revenir en détail sur le déroulement d’une campagne riche en rebondissements[2], depuis le positionnement purement tactique d’un Boris Johnson (qui n’est pas sans rappeler la stratégie de Laurent Fabius lors du référendum européen de 2005, aboutissant au même fiasco en ce qui concerne leurs plans de carrière respectifs), jusqu’à l’assassinat d’une député travailliste pro-UE une semaine avant le scrutin, en passant par le rôle crucial (et controversé) joué par les réseaux sociaux brillamment instrumentalisés par Dominic Cummings, le stratège en chef du camp « Leave »[3]. Rappelons néanmoins que parmi les facteurs qui ont joué un rôle déterminant dans le basculement de l’électorat britannique, la crise migratoire de 2015-2016 – avec, durant des mois, des images de centaines de milliers de réfugiés affluant sur le continent – a été décisive, faisant de l’immigration l’un des thèmes centraux de la campagne, devant les questions financières (les fameux 350 millions de £ censés partir chaque semaine pour Bruxelles aux dépens du NHS) et les questions de souveraineté (le diaboliquement efficace slogan « Take back control » concocté par Cummings).

Le vote du Brexit, qui engage le pays pour les décennies futures, a ainsi été réalisé dans un contexte politique bien particulier, où la part du hasard, de l’accident, s’est avérée considérable. D’autant que la nature même du résultat n’a fait qu’accroître ce sentiment de contingence. En effet, avec 33,6 millions de votants, il aurait suffi que 635 000 d’entre eux votent « Remain » au lieu de « Leave » pour que le résultat final soit inversé. Un chiffre qui invite d’autant plus à la réflexion que les citoyens britanniques résidant à l’étranger (près de 900000 vivent dans la seule UE) n’ont été autorisés à voter que s’ils étaient inscrits sur les listes électorales au Royaume-Uni au cours des quinze dernières années. Quant aux jeunes, ils ont majoritairement voté contre le Brexit, mais il est vrai qu’ils ont relativement peu voté (ils en tireront d’ailleurs les leçons un an plus tard, au grand dam de Mme May), alors même qu’ils sont les premiers concernés par les conséquences de ce vote historique – le mot pour une fois n’est pas galvaudé – du 23 juin 2016.

S’il est encore trop tôt pour mesurer exactement ces conséquences, puisque près de trois ans après, le Brexit n’est toujours pas « délivré » (comme on dit en anglais), on peut d’ores et déjà affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’elles seront considérables, ne serait-ce qu’à cause du climat d’incertitude et de crise politique permanente dans laquelle le scrutin a plongé le pays depuis le résultat surprise de juin 2016. Et c’est là que l’histoire doit passer le relais à la philosophie face à des réalités politiques qui ébranlent quelques-unes de nos certitudes démocratiques les plus ancrées. Ainsi, il est pour le moins troublant de constater que le processus de divorce à l’amiable souhaité par le gouvernement de Theresa May à la suite du référendum achoppe sur une question – la frontière irlandaise – qui n’a même pas été évoquée durant la campagne ! Plus largement, affirmer sans autre forme de procès qu’une majorité de l’électorat britannique (en réalité, 51,9 % des suffrages exprimés avec 72,2% de participation, soit 37 % des inscrits) a voulu la sortie de l’UE n’est pas sans poser de problème dans la mesure où personne, en réalité, n’est à même de mesurer les conséquences à plus ou moins long terme d’une décision de cette importance. Peut-on dire que l’on a « voulu » ce qui s’avère imprévisible ? Ne vaut-il pas mieux parler d’un pari, qui est peut-être assumé par un grand nombre de ceux qui l’ont fait, mais qui n’en reste pas moins extraordinairement risqué ? Si les Britanniques avaient su que trois ans après leur vote, le pays resterait miné par l’incertitude et les divisions d’une vie politique accaparée jusqu’à l’absurde par cette question, auraient-il pris la même décision ?  

De fait, ce vote du Brexit pose toute une série de questions fondamentales, auxquelles la philosophie politique devrait se donner pour mission de répondre – ou du moins de tenter de le faire. Ces questions sont d’abord relatives aux rapports entre la démocratie directe de type référendaire et la démocratie représentative, mais elles concernent aussi plus largement la démocratie libérale elle-même. En voici quelques-unes.

Dans une démocratie parlementaire où le référendum est consultatif, les représentants du peuple peuvent-ils légitimement voter autrement que la majorité des électeurs (du pays ou de leur circonscription) si leur conscience leur dit que l’intérêt national l’exige ?

Une simple majorité des suffrages exprimés (correspondant à une minorité du corps électoral pris dans son ensemble) peut-elle engager l’avenir des générations futures en fonction de ses préoccupations présentes ? Une majorité qualifiée ne serait-elle pas plus appropriée étant donné l’enjeu ? (On peut du reste se demander si les jeunes de plus de 16 ans n’auraient pas dû avoir leur mot à dire dès lors qu’ils seront finalement davantage affectés par les conséquences du vote que les générations qui ont quitté ou s’apprêtent à quitter la vie active).

Face à l’infinie complexité des textes liant le Royaume-Uni à l’UE ; face à la difficulté effarante de leur démantèlement ; et face aux conséquences incommensurables d’un divorce qui va affecter des millions de vies, de part et d’autre du Channel, ne serait-il pas légitime de réclamer un nouvel avis, dès lors que celui-ci porterait non plus sur le principe de la séparation mais sur ses modalités ? Et ce d’autant plus qu’un nouveau scrutin permettrait de s’assurer que le vote de 2016 ne s’est pas fait par accident (c’est-à-dire sur un coup de tête, un coup de sang, ou un coup de dé) mais qu’il est bien le résultat d’une réflexion mûrie et d’une volonté délibérément exprimée.

Nul n’imagine bien entendu remettre en cause le suffrage universel ou instaurer une forme évidemment inacceptable de suffrage capacitaire. Reste qu’il n’est pas totalement incongru de se demander si la démocratie référendaire est vraiment la meilleure manière d’aborder des questions extraordinairement techniques, dont les enjeux juridiques, économiques, ou encore historiques sont tellement complexes qu’ils supposent des compétences que seule peut apporter une très longue et très coûteuse quête d’informations (soit un investissement en temps que tout électeur rationnel n’est pas prêt à faire).

En politique, contrairement à la vie ordinaire, on peut avoir le sentiment de pouvoir vouloir une chose et son contraire. Par exemple, je peux vouloir à la fois bénéficier des bienfaits de l’Europe (liberté de circulation des marchandises et des capitaux) et désirer me dispenser de ses contraintes (liberté de circulation des individus), quand bien même les dirigeants européens n’ont cessé de répéter que les quatre libertés constituaient un tout non négociable. Ou, pour prendre un autre exemple, emprunté non plus à la campagne du Brexit mais au mouvement des Gilets jaunes, je peux réclamer moins d’impôts et plus de services publics. Sauf qu’il s’agit là d’une exigence contradictoire, et le fait d’être en colère ne change rien à l’affaire et ne saurait suffire pour changer les lois de la logique et faire que 2 et 2 fassent 5.

Voici quelques exemples, parmi d’autres, des problèmes philosophiques auxquels conduit une analyse un tant soit peu approfondie de cet accident démocratique de grande ampleur qu’est le Brexit. Si l’on ne craignait pas d’être par trop schématique, on pourrait dire qu’il y a deux grandes manières de défendre la démocratie.

La première consiste à insister sur ses vertus de contrôle. Le grand avantage d’un régime où les dirigeants sont élus, c’est que ceux-ci sont dissuadés d’abuser de leurs pouvoirs et de faire trop de bêtises par la crainte de l’électeur. À trop s’éloigner des attentes de leurs concitoyens, les élus risquent d’être remerciés, et cela constitue assurément un garde-fou efficace. C’est là, pour résumer, l’argument-clé des libéraux qui ne considèrent pas la démocratie comme un régime idéal, mais qui reconnaissent volontiers qu’elle reste le moins mauvais des systèmes, c’est-à-dire celui qui garantit le mieux les droits et les libertés individuelles – le vrai bien à leurs yeux.

Mais il existe un autre courant chez les théoriciens de la démocratie, qui tend à défendre cette dernière au nom des vertus de la délibération. Menée dans des conditions adéquates, celle-ci est censée permettre aux citoyens de forger ensemble une volonté générale qui transcende la simple somme des désirs et des intérêts particuliers. Sans entrer dans le détail de leur argumentation[4] et sans prétendre trancher sommairement un débat très complexe, force est néanmoins de constater que la manière dont le débat sur le Brexit s’est déroulé illustre fort mal les vertus de la délibération dans un cadre référendaire (pas plus du reste que le comportement récent de la Chambre des Communes ne tend à illustrer les vertus de la délibération parlementaire). Entendons-nous : un exemple historique ne saurait suffire à invalider une théorie, et on pourra toujours arguer que les conditions d’une saine délibération n’étaient pas réunies. Dans cette perspective, la tâche de la philosophie politique serait donc de réfléchir à la mise en œuvre des conditions idéales d’une délibération véritablement rationnelle. Il n’empêche que le spectacle affligeant de la politique contemporaine, depuis le Brexit jusqu’au mouvement des gilets jaunes, en passant par l’élection de Donald Trump, ne peut pas ne pas jeter une ombre de scepticisme sur cette vision idéalisée – naïve ? – de la démocratie. Loin du citoyen modèle soucieux de l’intérêt général et de l’avenir de son pays, l’électeur lambda prend trop souvent les traits bien réels, soit d’un individu que la politique n’intéresse pas (et qui donc ne vote pas et n’a aucune raison d’accepter le coût que représente nécessairement toute volonté sérieuse de s’informer), soit celui d’un militant qui vit la politique comme un combat idéologique et reste donc aveugle à toute forme d’argumentation qui n’irait pas dans le sens de ses convictions préétablies. Une dualité que le politologue américain Jason Brennan résume par les termes de « Hobbit » et de « Hooligan »[5].

De même que les économistes fondent leurs équations et une bonne partie de leurs raisonnements sur un hypothétique homo œconomicus que vous avez peu de chance de croiser au coin de la rue, il semble que bon nombre de théoriciens de la démocratie délibérative forgent leurs concepts en partant de l’idée d’un citoyen rationnel qui serait en quête d’informations fiables et d’arguments contradictoires afin d’œuvrer avec ses compatriotes au bien commun en forgeant de concert une volonté générale éclairée. Le drame du temps présent est précisément qu’un tel citoyen semble devoir être l’exception et que la colère ou la passion sont infiniment plus répandues que la raison et l’argumentation dans les rues de Londres ou de Paris, comme sur les réseaux sociaux, qui sont à l’espace public (si cher à Habermas) à peu de chose près ce que la musique militaire est à Mozart.

 

[1] Voir Kevin O’Rourke, Une brève histoire du Brexit, Odile Jacob, 2018. L’auteur insiste beaucoup sur les causes de long terme du Brexit (notamment économiques), mais il ne néglige pas la dimension contingente de l’événement et revient aussi longuement sur la question irlandaise, pour ainsi dire ignorée durant la campagne.

[2] Voir Tim Shipman, All Out War. The Full Story of Brexit, William Collins, 2017.

[3] Voir à ce propos l’excellent docu-fiction « Brexit, The Uncivil War », de Toby Haynes, avec Benedict Cumberbatch dans le rôle de Dominic Cummings.

[4] Voir notamment La Démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux par Charles Girard et Alice Le Goff, Hermann, 2010.

[5] Jason Brennan, Against Democracy, Princeton University Press, 2017.