Le souverainisme des Brexiters: revanche du républicanisme «néo-romain» sur le libéralisme? edit

15 mai 2019

En fondant leur rejet de l’Union européenne sur la volonté de reprendre le contrôle de leur destinée collective et de lutter contre une entreprise d’asservissement politique imposée par le pouvoir « antidémocratique » de Bruxelles, les Brexiters renouent, sans toujours le savoir, avec une vieille conception politique de la liberté, celle du républicanisme civique (ou « néo-romain » pour reprendre le vocabulaire du grand historien britannique des idées, Quentin Skinner), qui émergea outre-Manche au milieu du XVIIe siècle, avant d’être quasiment éclipsée dans l’espace anglophone par la liberté libérale, à compter des XVIIIe et XIXe.

Une rapide plongée dans ce creuset intellectuel bouillonnant où ont été forgés quelques-uns des outils conceptuels sur lesquels nous fondons encore nos analyses politiques – sans avoir pleinement conscience de leur origine la plupart du temps – est de nature à jeter une lumière salutaire sur les enjeux du Brexit, et plus largement sur le moment souverainiste que nous traversons. Comme souvent lorsque l’on réfléchit aux choses de l’esprit, le chemin le plus court pour joindre deux points n’est pas nécessairement la ligne droite, et un détour (par le passé ou par l’ailleurs) est presque à coup sûr le meilleur moyen d’apercevoir des fils conducteurs invisibles au regard de qui reste collé à l’événement, comme subjugué par l’immédiat. Nous convions donc le lecteur à un petit voyage dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XVIIe siècle, avec la conviction que cette petite excursion intellectuelle et sémantique nous ramènera dans notre ici et maintenant, armé de quelques repères pour mettre un peu d’ordre et de clarté dans la confusion de notre présent politique. À commencer par l’épisode du Brexit, dont nous mesurons bien toute la complexité – chercher certaines de ses racines intellectuelles dans les siècles passés ne veut en effet pas dire que celles-ci épuisent ses causes, et cela ne saurait donc en aucune manière nous dispenser de réfléchir aux facteurs politiques et sociaux plus contemporains qui ont joué un rôle déterminant dans cet événement-clé, comme nous l’avons du reste évoqué ici même à plusieurs occasions.    

Ainsi que l’explique Quentin Skinner dans son livre La Liberté avant le libéralisme[1], deux conceptions de la liberté se sont affrontées au cours des deux Révolutions anglaises du XVIIe siècle (celle de 1642-1651, puis celle de 1688-1689) : une doctrine d’inspiration libérale dont les penseurs majeurs ont été Hobbes puis Locke ; et par ailleurs ce qu’il appelle une « conception néo-romaine de la liberté civile[2] », dont les représentants les plus importants ont pour nom Harrington, Milton, Nedham, ou encore Sidney. Si la première va tendre à devenir hégémonique dans la théorie politique anglophone à partir du siècle suivant, la seconde nous intéresse tout particulièrement parce qu’elle déploie une série d’arguments dont les analogies avec les thèmes ou slogans développés par les Brexiters sont tout à fait saisissantes. Essayons donc de résumer en quelques mots le débat entre ces deux courants fondateurs de notre modernité politique.

Avec Hobbes (qui passe à tort pour un simple thuriféraire de l’absolutisme) naît une conception – appelée à un grand avenir – selon laquelle là où s’arrête la loi commence la liberté. Pour dire les choses autrement, l’auteur du célèbre Léviathan (1651) explique que nous devons obéir à la loi par crainte des conséquences de la désobéissance, mais que dans le même temps, tant qu’il n’existe pas de loi à laquelle nous conformer, nous restons en pleine possession de notre liberté. Bref, nous restons libres comme sujet tant que nous ne sommes forcés à agir ni physiquement ni légalement. À la suite de Locke et de ses Deux Traités du Gouvernement civil (1690), toute une tradition libérale va creuser ce sillon et développer une conception « négative » de la liberté, qu’Isaiah Berlin théorisera au XXe siècle dans sa fameuse conférence de 1958 « Deux conceptions de la liberté ». Cette liberté libérale peut se résumer de la manière suivante : si l’on veut garantir les droits individuels, l’essentiel n’est pas tant de savoir qui détient le pouvoir que de limiter au maximum l’emprise de ce dernier afin de préserver un domaine privé qui échappe à sa domination et permette ainsi à l’individu de s’épanouir en se déployant sans contrainte extérieure. C’est ce que, sur le continent, Benjamin Constant appellera en 1819 la « liberté des Modernes », par opposition à celle des « Anciens », qui définit la vraie liberté comme l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à participer à l’autorité politique et au façonnement collectif de la loi.

C’est précisément cette liberté des Anciens que l’on retrouve outre-Manche, dès le milieu du XVIIe siècle, sous la plume d’une série d’auteurs que l’historien Quentin Skinner qualifie de « néo-romains » parce qu’ils trouvent leur inspiration dans la Rome républicaine, à travers sa redécouverte à la Renaissance, sous la plume de Machiavel notamment. L’idée centrale de ce courant qui naît dans l’opposition à l’absolutisme de Charles Ier peut être résumée comme suit : un peuple est esclave dès lors qu’il doit obéir à une loi qui lui est imposée, soit par une autorité étrangère (les Insurgents américains sauront s’en souvenir au siècle suivant), soit par une autorité tyrannique. Ce qui compte ici est moins la liberté individuelle que l’autonomie collective, et la capacité du corps politique (Skinner rappelle combien ces auteurs prennent au sérieux les métaphores corporelles symbolisant la communauté des citoyens, le commonwealth) à s’autogouverner. Sans être à proprement parler des démocrates (nous sommes à une époque où la notion de suffrage universel est inconcevable dès lors qu’une grande partie de la population est analphabète), ces théoriciens considèrent néanmoins que le peuple doit, d’une manière ou d’une autre, consentir à l’obéissance de la loi en reconnaissant ses gouvernants comme légitimes, et même être associé à l’élaboration de ladite loi, ne serait-ce que par l’élection d’un Parlement qui représente l’ensemble des citoyens – fût-ce selon une procédure fort éloignée des canons démocratiques actuels.

Quoi qu’il en soit, on voit parfaitement en quoi ces deux conceptions de la liberté s’opposent. La conception libérale est fondamentalement individuelle et vise à préserver la société civile de l’emprise excessive de tout pouvoir. La conception « néo-romaine » (ou républicaine, comme on dirait plutôt sur le continent)[3] vise une liberté collective, qui se comprend essentiellement comme autonomie politique et participation civique : être esclave, ou être dominé, c’est ne pas avoir son mot à dire dans la mise en œuvre du processus de contrainte qui s’incarne dans la loi. Et c’est précisément ici que nous retrouvons notre présent. En effet, pour un libéral (au sens politique du terme), l’Union européenne peut apparaître d’autant plus bénéfique qu’elle est fondée sur la volonté d’édifier un espace général de liberté où l’état de droit[4] est le résultat d’un processus complexe auquel contribuent diverses échelles de gouvernance (du pouvoir local jusqu’à la communauté des 28, en passant par le niveau national) ; diverses instances de gouvernance (du Conseil européen, composé des chefs d’Etat et de gouvernement élus, jusqu’au Parlement européen dont la source est parfaitement démocratique, en passant par la Commission européenne ou la Cour de justice, qui elles ne tirent pas leur légitimité de l’élection) ; et enfin divers modes de gouvernance ou de contrainte se traduisant par une rigoureuse hiérarchie des normes (du traité international jusqu’à la directive européenne en passant par la loi nationale). Une gouvernance aussi multiforme ne pose pas de problème tant que cet éclatement du pouvoir atteint son but ; à savoir garantir les droits fondamentaux et les libertés des citoyens européens. Mais il n’en va évidemment pas de même si l’on invoque la conception « néo-romaine » (ou républicaine) de la liberté. En effet, si l’essentiel réside dans la participation la plus active possible à un corps politique autonome, il n’y a rien d’étonnant à ce que les Brexiters soient littéralement obsédés par l’idée de reprendre le contrôle du processus politique en s’assurant que les lois et les diverses normes contraignantes auxquelles les Britanniques devront obéissance seront exclusivement déterminées à Westminster, par un corps d’élus directement placés sous le contrôle de leurs électeurs. Ainsi, les technocrates de Bruxelles ont remplacé le tyran Charles Ier comme cible de la résistance citoyenne, mais la logique, elle, reste rigoureusement la même. D’où le fait que des textes, comme celui-ci, rédigé en 1649 sous la plume de John Milton, pourraient parfaitement sortir de la bouche de messieurs Johnson ou Rees-Mogg, 370 ans plus tard : « Si nos plus hautes consultations et lois délibérées [lisez : les décisions de notre Parlement national] doivent être détruites par la volonté du Roi [lisez : par la Commission de Bruxelles], alors la volonté d’un homme [lisez : de technocrates] est notre loi, et la dispute la plus subtile ne saurait racheter le Parlement et la Nation de leur esclavage, ni un tyran avoir alors besoin de rien d’autre que de voir sa volonté ou sa raison, même si elle n’est pas satisfaisante, adoptée, pour déterminer toute chose »[5].

À la lumière de cet exemple, on comprend mieux pourquoi, si l’Europe veut surmonter les graves défis qui sont aujourd’hui les siens et répondre sûrement aux attentes des peuples qui grondent, l’une des choses urgentes à faire est peut-être de s’autoriser ce genre de détour et de se replonger dans notre lointain passé collectif pour mieux mesurer à quel point l’avenir de notre vieux continent s’enracine dans un riche héritage idéologique. Un héritage qui pèse très lourdement sur notre présent, sans même du reste que nous en ayons toujours conscience. Mais l’histoire fait-elle encore vraiment partie de la culture inculquée à nos élites politiques et administratives ? Malheureusement, la réponse semble bien devoir être négative, et ce triste constat vaut tant à Paris qu’à Bruxelles, sans même parler de Londres, où les seules références historiques que l’on ait entendues dans les débats politiques récents ont consisté à faire des analogies plus que douteuses entre la construction européenne et les dominations nazie ou soviétique…

 

[1] Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Seuil, 1998.

[2] Nous respectons le vocabulaire de l’auteur, même si l’adjectif « civique » nous paraîtrait beaucoup plus approprié dans ce cas précis, et éviterait selon nous certaines ambiguïtés ou ambivalences.

[3] Nous renvoyons sur ce sujet aux travaux bien connus de Jean-Fabien Spitz, et notamment à La Liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, PUF, 1995.

[4] Et non pas l’État de droit, avec une majuscule, comme on l’écrit toujours en France, où l’on peine à penser la liberté politique en dehors du cadre étatique.

[5] Cité par Quentin Skinner, op. cit., p. 33.