La technocratie macronienne, du rêve de l’administration des choses au cauchemar populiste - 2 edit

14 janvier 2019

Un rapide détour nous a rappelé toute la valeur d’une bureaucratie compétente et autonome, plaçant au centre de sa mission le service de l’intérêt général par-delà les aléas électoraux du moment. Tel était d’ailleurs le cœur de l’ethos des serviteurs de l’État qui, après la Libération, se voulaient les « prêtres du temps long »[1] sur les épaules desquels reposait en partie la reconstruction du pays. Soixante-dix ans plus tard, le tableau a sensiblement évolué, et les hommes de l’État – politiques comme administrateurs – se voient souvent reprocher leur dérive technocratique, mâtinée d’arrogance et d’indifférence aux attentes populaires.

De ce point de vue, le procès intenté au macronisme n’est que l’acmé d’un divorce au long cours entre les citoyens lambda et leurs élites. Le mouvement des Gilets jaunes, aussi hétéroclite soit-il, peut être lu comme une énième manifestation de rébellion des provinces contre le despotisme éclairé des « bureaux » parisiens (comme on disait jadis). Il est d’ailleurs probable que c’est la limitation à 80 km/h sur les routes, bien plus que le prix de l’essence, qui a mis le feu aux poudres, tant cette mesure a été vécue dans de nombreuses régions comme un nouvel oukase parisien. De fait, si le reproche de dérive technocratique est un long serpent de mer dans notre vieux pays jacobin, il a incontestablement été aggravé par ce que d’aucuns appellent le caractère « hors-sol » du macronisme. Il n’y a en effet rien d’étonnant à ce que le procès de déconnexion d’avec la France d’en bas soit fait à un président issu du saint des saints de l’aristocratie d’État (l’inspection des Finances) et parvenu à l’Élysée sans jamais avoir exercé le moindre mandat auparavant. D’autant qu’il s’appuie sur une majorité à l’Assemblée nationale constituée pour l’essentiel de députés novices, seuls rescapés du tsunami électoral de 2017 qui a tout emporté sur son passage : le vieux monde politique, mais aussi tout un ensemble de ramifications profondes qui reliaient les territoires aux élites parisiennes via de denses réseaux d’élus locaux, de militants politiques, ou encore de syndicalistes – ces corps intermédiaires qui se sont d’emblée sentis méprisés par un pouvoir crânement jupitérien.  

De ce point de vue, il faut sans doute considérer que la suppression du député-maire, conséquence de la loi de 2014 sur le cumul des mandats, a été une lourde erreur. Comme serait d’ailleurs une erreur la réduction du nombre de parlementaires ou encore l’instauration d’une trop forte dose de Proportionnelle. En effet, nombre d’arguments en faveur de ces dernières mesures sont basés sur une vision erronée du rôle d’un parlementaire. Dire qu’en étant moins nombreux, ces derniers auront plus de moyens pour effectuer leur travail de législateur relève de la galéjade. Cela fait bien longtemps que dans notre pays les lois sont concoctées dans le huis clos des cabinets ministériels, et jamais un député ou un sénateur n’aura à sa disposition les moyens considérables que possède le bien mal nommé « exécutif » ; à savoir une armada de hauts fonctionnaires sortis des meilleures écoles de la République (et peuplant tant les cabinets ministériels que les directions des ministères). Prétendre que des élus puissent rivaliser avec cette force de frappe technocratique relève de l’illusion, ou pire, du mensonge cynique. Sous la Ve République, le rôle principal des parlementaires n’est pas de légiférer, mais de contrôler l’exécutif. On aurait tout intérêt, à ce sujet, à relire les innombrables propos que le philosophe Alain a consacrés à cette question, pour lui décisive. On comprendrait mieux alors en quoi la diminution du nombre de députés et de sénateurs, tout comme la Proportionnelle, constituent des erreurs funestes car elles ne feront qu’approfondir le fossé entre le mandataire et ses mandants (nécessairement plus nombreux dans des circonscriptions plus vastes). Pour résoudre la crise de représentation qui est la nôtre, nos élus doivent plus que jamais rester à portée d’interpellation. Et nul besoin pour cela de référendum révocatoire ; il suffit que dans le cadre d’arrondissements à taille humaine, les citoyens puissent demander de vive voix des comptes à leurs représentants – comme chacun le fait communément avec son maire. Ce que la proportionnelle ou des circonscriptions électorales trop vastes rendront tout bonnement impossible.  

Renouer les liens entre des élus de terrain et leurs concitoyens est un moyen finalement plus efficace de répondre à l’actuelle crise de la représentation que les fantasmes de démocratie directe désormais incarnés par le Référendum d’Initiative Citoyenne, devenu – sans que personne ne l’ait vu venir – la revendication ultime des gilets jaunes. D’abord, nul doute qu’à moins de restreindre considérablement son champ d’application, le moindre fait divers tragique conduira des esprits échauffés à proposer le rétablissement de la peine de mort. Qui peut penser également que les activistes catholiques de la « Manif pour tous » ne chercheront pas à prendre leur revanche et à abolir la loi Taubira qui a fait naguère descendre dans la rue plus de dix fois le nombre de gilets jaunes à leur apogée ? Mais alors, à quoi bon se revendiquer de la démocratie directe si, d’emblée, on  doit circonscrire son champ d’application à des domaines jugés inoffensifs ?

Les adeptes de la démocratie directe invoquent couramment les vertus de la délibération. C’est oublier que la France est le pays de l’idéologie, pas de la délibération sereine. Nous passons à tort pour la patrie de Descartes et de la rationalité. Lire un tant soit peu la presse étrangère suffit à se convaincre du contraire. C’est un fait que nous ne sommes pas les Suisses : nous montons facilement sur nos grands chevaux idéologiques et raffolons des montées en généralité, au point que tout chez nous devient question de principe, et que si l’on ne nous arrêtait pas, nous légiférerions volontiers pour l’humanité entière. Organisera-t-on un RIC sur le port du burkini ? Sur les repas sans porc dans les cantines scolaires ? Sur les 80 km/h ? Sur l’internement des « fichés S » ? Nul doute que l’industrie médiatique du commentaire à chaud y gagnerait. Mais en serait-il de même de la qualité du débat démocratique ?

Là encore, un détour par l’étranger devrait nous apporter quelques éclaircissements salutaires. Le psychologue Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, a atteint une notoriété mondiale après quarante ans de recherches sur les biais cognitifs dont nous sommes tous les jouets, sans même nous en rendre compte. Des travaux qui l’ont conduit à distinguer deux systèmes de pensée chez l’homme, le premier rapide, intuitif et émotionnel ; et le second lent, réfléchi et logique. Dans ce schéma, la délibération démocratique devrait naturellement relever du second, mais il se trouve que ce dernier s’avère paresseux et préfère souvent se laisser duper par le premier en répondant à une question plus facile que celle posée. Un peu comme lors d’un référendum, lorsqu’on vous demande si vous êtes favorable à un traité constitutionnel européen de plusieurs centaines de pages, et que vous désavouez celui qui pose la question…

La vision du monde issue du « système 1 » est en réalité biaisée par différentes « heuristiques » – des raccourcis cognitifs utilisés par les individus pour simplifier leurs opérations mentales. En d’autres termes, le mot (qui a la même racine que l’expression « eurêka ») désigne une procédure mentale simple qui permet de trouver des réponses adéquates, bien que souvent imparfaites, à des questions difficiles. En voici quelques exemples. L’« heuristique de l’affect » désigne le fait que les gens laissent ce qu’ils aiment ou détestent déterminer leurs convictions sur le monde qui les entoure, ce qui revient à dire que leurs préférences politiques déterminent les arguments qu’ils trouvent convaincants. Car dès que les émotions sont en jeu (et en politique, elles le sont toujours), le « système 2 », paresseux, se contente souvent d’avaliser ce que lui suggère le « système 1 », toujours avide de cohérence et de confort intellectuel. Dès lors, la recherche de l’information et des arguments se limite aux données conformes aux convictions existantes, sans aucune intention de les examiner. Pour dire les choses autrement, les gens recherchent des informations qui soient compatibles avec les convictions qui sont les leurs à ce moment-là. Ce que le langage courant traduit par une expression familière : « quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage »…

Nous pouvons aussi évoquer « l’effet de halo », qui se définit comme la tendance à aimer (ou à détester) tout en bloc chez quelqu’un, y compris des choses que l’on n’a pas observées. Ainsi, si vous appréciez la politique du Président de la République, il y a de très fortes chances pour que vous aimiez également sa voix et son apparence. À l’inverse, si vous le détestez, vous ne lui passerez rien… L’effet de halo vient de ce que la représentation du monde développée par le « système 1 » est plus simple et cohérente que la réalité. Avec l’effet de halo, les gens bien ne font que des choses bien et les gens méchants sont intégralement mauvais. Ce biais simplificateur explique aussi largement ce qu’il est désormais convenu d’appeler, sous forme de boutade, la « loi des 3 L » (lèche, lâche, lynche). Une règle qui semble régir – avec une rigueur impitoyable – le fonctionnement du système médiatique, et qui joue aujourd’hui à plein contre Emmanuel Macron, après l’avoir servi (comme ses prédécesseurs du reste…)

Un dernier biais cognitif devrait nous permettre de répondre à cette question, essentielle à toute bonne gouvernance démocratique : qui des experts ou des citoyens doit avoir le dernier mot ? Il s’agit du « biais de disponibilité », que l’on peut définir comme un processus consistant à juger la fréquence d’un événement par la facilité avec laquelle les exemples viennent à l’esprit. Ainsi, si vous estimez que les divorces sont plus fréquents parmi les stars de cinéma ou les politiques que parmi les vétérinaires, c’est parce que des exemples concrets concernant les premiers vous viennent plus facilement à l’esprit. Réfléchissant sur les politiques de prévention des risques menées aux États-Unis, le juriste Cass Sunstein a même forgé la notion de « cascade de disponibilité »[2], qu’il définit comme une chaîne autoentretenue d’événements, partant d’une réaction médiatique à un événement mineur et aboutissant à une panique générale. Un simple article ou reportage suffit parfois à attirer l’attention du public sur un risque potentiel, créant aussitôt une réaction émotionnelle face à laquelle les pouvoirs publics ne peuvent rester indifférents. D’autant que ce cycle est parfois délibérément entretenu par des « entrepreneurs de disponibilité », c’est-à-dire des individus ou des organisations qui génèrent un flux quotidien d’informations angoissantes, et qui clouent volontiers le bec à tout expert désireux de calmer les esprits. Le meilleur exemple de « cascade de disponibilité » est évidemment fourni par les attentats terroristes. Si les victimes de ces attentats sont infiniment moins nombreuses que les accidentés de la route, les images d’horreur qu’inspire le terrorisme viennent beaucoup plus facilement à l’esprit, et c’est pourquoi il devient impossible de raisonner calmement lorsque le sentiment d’effroi est savamment entretenu par les médias. Sans avoir lu Kahneman, les terroristes ont parfaitement compris que leurs actions s’adressent directement au « système 1 », et que les gouvernements ont dès lors le plus grand mal à garder la tête froide et à ne pas sur-réagir, comme le montrent les mesures liberticides prises par l’administration Bush après le 11 septembre 2001, ou – dans une moindre mesure – les débats sur la déchéance de nationalité après le 13 novembre 2015.

Ce qui nous ramène à la question suivante : une saine politique de prévention des risques (terroristes ou autres) a-t-elle plus de chance d’être mise en œuvre par des experts réfléchissant calmement à des problèmes d’une infinie complexité ou à l’issue de débats enflammés donnant lieu à la pire surenchère en termes de « y’a qu’à » ? L’internement des « fichés S » ou le rétablissement de la peine de mort réclamés par une partie de l’opinion sont-ils de nature à lutter plus efficacement contre le risque terroriste que ne le feraient le renforcement des services de renseignement, de police et de justice ? Dans cette affaire, les citoyens doivent comprendre que les discussions de comptoir ou les effets de manche sont une chose, et que le professionnalisme, l’expertise, la compétence d’administrateurs dévoués à leur tâche en sont une autre. Face à la vague d’attentats qui a ensanglanté notre pays, celui-ci a pu s’appuyer sur l’État, ses administrations, ses forces de l’ordre et ses services de renseignement. Autant de gens qui, dans leur domaine de compétence, constituent qu’on le veuille ou non une « élite ».

Est-ce à dire que des questions comme la prévention des risques doivent être exclues de la délibération publique ? Certainement pas. Et ce pour au moins deux raisons. La première, c’est que, rationnelle ou pas, la peur est une forme de souffrance dont les décideurs ne peuvent pas ne pas tenir compte. Le fait que les gens soient guidés par diverses heuristiques et que leurs convictions soient dès lors biaisées, doit évidemment rendre les dirigeants prudents, afin de ne pas allouer indûment des moyens à des causes qui n’en valent pas la peine, aux dépens d’autres priorités, bien réelles quoique moins visibles médiatiquement. Reste que s’ils font la sourde oreille, les gouvernants s’exposent à un retour de bâton qui peut les emporter, la peur des gens se muant alors en colère contre leurs élites, accusées de cécité. Ce qui nous conduit à la deuxième raison, et nous ramène par la même occasion aux analyses de Fukuyama évoquées au début de ce long article. À savoir que la bonne gouvernance est fondée sur trois piliers indissociables : un État fort s’appuyant sur une élite d’administrateurs compétents et dévoués à l’intérêt général ; le respect de l’état de droit ; et enfin une responsabilité des gouvernants devant les gouvernés qu’ils ont pour mission de servir. Rêver la gouvernance comme une simple « administration des choses » (pour paraphraser Saint-Simon) par une élite éclairée revient à oublier le troisième de ces piliers. C’est dès lors s’exposer tôt ou tard au risque d’un cauchemar populiste surfant sur les peurs auxquelles aucune réponse n’a été apportée.

Telle est certainement la grande leçon que notre Président devrait tirer des événements récents.   

 

[1] Voir Simon Nora, « Servir l’État », Le Débat, n° 40, mai-septembre 1986.


[2] Timur Kuran et Cass R. Sunstein, « Availability Cascades and Risk Regulation », Stanford Law Review, 51, 1999.