Le référendum est-il vraiment l’expression de la volonté populaire? edit

11 février 2019

À l’occasion du mouvement dit des « Gilets jaunes » et du « Grand Débat » qui cherche à lui fournir une porte de sortie point trop dommageable pour les équilibres financiers et institutionnels du pays, la question du référendum revient sur le devant de la scène, et elle suscite très légitimement une kyrielle de commentaires, allant des mises en perspective constitutionnelles les plus pointues aux considérations politiques les plus utopiques. Sans prétendre épuiser en quelques lignes un sujet aux multiples facettes, nous voudrions simplement discuter deux points qui nous semblent trop souvent négligés. Le premier concerne l’usage du mythe gaullien mobilisé par un certain nombre de partisans de la procédure référendaire. L’autre a trait à la notion de majorité simple ou de majorité qualifiée.

Si les mânes gaulliennes ne sont guère invoquées par les partisans du Référendum d’Initiative Citoyenne, l’homme du 18-Juin n’en reste pas moins une référence incontournable pour tous ceux qui entendent faire prévaloir l’expression directe de la souveraineté populaire sur la représentation parlementaire. En effet, si le fondateur de la Ve République a pris soin de réserver l’initiative référendaire au chef de l’État et peut donc difficilement passer pour le thuriféraire d’une démocratie directe spontanée, il n’en demeure pas moins que l’appel à la nation constitue l’un des piliers du gaullisme institutionnel, à rebours d’une tradition parlementariste ou libérale qui a toujours été méfiante à l’égard d’une consultation qui court-circuite les représentants du peuple pour donner directement la parole à ce dernier – qu’il ait ou non pris l’initiative de cette consultation.

Pourtant, à y regarder de plus près, le père de notre Constitution n’est pas tant un promoteur du référendum qu’un adepte décomplexé du plébiscite, dans la plus pure tradition bonapartiste. En effet, à chaque fois que le Général a eu recours à cette procédure à partir de 1958 (soit à cinq reprises : en septembre 1958 ; en janvier 1961 ; en avril puis en octobre 1962 ; et enfin en avril 1969), il a toujours mis les Français devant un choix on ne peut plus simple : soit vous approuvez (massivement) la proposition que je vous soumets, soit je m’en vais. En d’autres termes, de Gaulle n’entendait pas donner la parole au peuple afin que celui-ci s’exprime sur un sujet précis, mais il entendait poser directement aux Français la question de confiance. Me faites-vous confiance pour refonder la République et lui conférer la « force de gouverner »[1] ? Me faites-vous confiance pour régler la question algérienne ? Me faites-vous confiance pour garantir à mes successeurs une autorité comparable à la mienne en les faisant émaner directement de vous ? Me faites-vous toujours confiance après la simili-Révolution de mai 1968 ? Telles étaient bien les mises en demeure auxquelles les Français devaient répondre, et à dire vrai nul ne s’y trompait.

En cela, le référendum gaullien assumait parfaitement sa dimension plébiscitaire et échappait par là-même au reproche d’ambiguïté que l’on peut légitimement adresser à tous ceux qui ont suivi : à savoir que les gens ne répondent pas tant à la question qui leur est posée qu’à celui qui la leur pose. En 2005 par exemple, les électeurs français ont-ils répondu « non » à la Constitution européenne (c’est-à-dire à un texte très complexe de plusieurs centaines de pages) ou ont-ils plus simplement manifesté leur hostilité à un pouvoir chiraquien finissant ? Un peu des deux sans doute. Mais dans quelle proportion ? En fait, personne ne peut le dire, et c’est bien là le problème.

S’il n’est pas possible d’affirmer de manière péremptoire qu’une majorité claire de Français a exprimé, en toute connaissance de cause, un rejet explicite du texte précis qui leur était proposé, le sens même de la procédure référendaire que définit une certaine théorie démocratique est parfaitement discutable. En effet, la notion de « volonté populaire » a-t-elle encore la moindre pertinence si tous ceux qui votent ne donnent pas le même sens à leur geste ? Imaginons ainsi qu’à l’issue du « Grand Débat » Emmanuel Macron décide de proposer aux Français de se prononcer directement sur une proposition de réforme constitutionnelle qui prévoirait – par exemple – la diminution du nombre de parlementaires, une dose de proportionnelle et la possibilité d’organiser un RIC dans des conditions bien précises. Outre qu’il faut répondre par « oui » ou par « non » à une triple question (or, on peut parfaitement être favorable à l’une de ces trois propositions, sans approuver pour autant les deux autres), qui peut croire qu’une partie non négligeable des votants n’utilisera pas ce vote dans la plus pure tradition gaullienne, c’est-à-dire pour exprimer sa confiance – ou plus vraisemblablement sa défiance – à l’égard du chef de l’État ?

Si le référendum peut sans difficulté remplir cette mission gaullo-plébiscitaire, peut-il être en revanche considéré comme une procédure heuristique pertinente permettant de dégager une réponse cohérente à une question précise, et ce à l’issue d’une délibération rationnelle ? On peut raisonnablement en douter. Alors même que dans un authentique régime parlementaire (où les députés ne sont pas de simples godillots), une loi – fût-elle constitutionnelle – pourrait être adoptée au terme d’un vrai débat contradictoire, d’où les arrière-pensées politiciennes ne seraient peut-être pas absentes, mais qui se distinguerait très clairement d’un vote de confiance vis-à-vis du gouvernement.

Le biais fondamental du référendum que nous venons de mentionner n’est toutefois pas le plus grave. Il y a encore pire, serait-on tenté de dire. Comme chacun le sait, une décision adoptée par cette procédure de l’appel au peuple acquiert chez nous force de loi dès lors qu’elle réunit plus de 50% des suffrages exprimés, là où une modification de la Constitution par voie parlementaire requiert, elle, une majorité qualifiée des 3/5e. Pourquoi donc une telle différence ? Imaginons par exemple que les Français aient à s’exprimer par référendum sur une sortie éventuelle de l’UE, comme nos voisins britanniques l’ont fait il y a trois ans (avec cette différence que chez eux le référendum est théoriquement consultatif). Il suffirait donc qu’une majorité des suffrages exprimés à un instant t décide qu’elle est favorable au « Frexit » pour engager l’avenir du pays durant des décennies. Supposons que cette majorité soit aussi étroite que celle qui en septembre 1992 a approuvé le traité de Maastricht (soit 51% de « oui », avec une participation de 70%). Cela voudrait donc dire qu’un peu plus du tiers des électeurs français pourraient engager l’avenir du pays pour des générations. Qu’environ 35% du peuple (c’est-à-dire des citoyens inscrits sur les listes électorales) parviendrait à faire prévaloir (à imposer) à un instant donné une décision qui affecterait la vie de tous leurs compatriotes, y compris leurs enfants qui auront à gérer les conséquences d’une décision vitale pour l’avenir de la nation. Imaginez maintenant qu’une partie non négligeable des électeurs ayant voté pour le « Frexit » à ce référendum aient entendu condamner par leur vote la politique économique menée par le pouvoir en place, ou même tout simplement clamer leur indignation face à une rafale de formules à l’emporte-pièce proférées avec quelque légèreté par le chef de l’Etat et complaisamment reprises en boucle par l’industrie médiatique du commentaire à chaud, nourrie aux petites phrases. Pourra-t-on toujours dire que le peuple s’est exprimé et que sa volonté est claire et sans appel, bref, que les Français veulent quitter l’UE ? Ne serait-il pas au contraire infiniment plus sage de prévoir une procédure qui permette de nous mettre à l’abri d’un pur caprice électoral de ce genre, soit par l’imposition d’une majorité qualifiée (3/5e des inscrits par exemple), soit par la nécessité de voter exactement le même texte à deux dates différentes et séparées par un délai suffisant (afin de s’assurer qu’il s’agit bien là d’une volonté mûrement réfléchie et réitérée, ne pouvant être confondue avec un simple soubresaut électoral lié à un contexte politique bien précis) ?

Nous ferions bien d’observer avec la plus extrême attention le naufrage politique qui se déroule depuis trois ans déjà outre-Manche avant de répondre à toutes ces questions. Mais puisque chacun est sommé par la rue de se prononcer sur les règles mêmes de fonctionnement de notre vie politique, telles sont quelques-unes des réflexions que nous voudrions modestement soumettre aux promoteurs d’un grand soir institutionnel ainsi qu’aux chantres désinvoltes de l’appel au peuple.

 

[1] Pour reprendre le titre du livre de Nicolas Roussellier, devenu la référence incontournable sur la question du renforcement du pouvoir exécutif français (Nicolas Roussellier, La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe - XXe siècles, Gallimard, 2015).