Plaidoyer pour une école ouverte edit

12 mai 2023

Dans plusieurs papiers précédents de Telos, j’ai montré, en me fondant sur les enquêtes de l’OCDE, que l’école française n’était pas parvenue à être une « école de la confiance ». Les élèves français, par rapport à leurs homologues européens, ont plus souvent peur d’échouer. Leur rapport à l’école est trop souvent un rapport de crainte ou d’angoisse. Un autre constat préoccupant est que le fossé s’accroît considérablement entre la culture jeune et la culture scolaire. Pour beaucoup de jeunes, l’école devient ainsi un univers étranger à leur idiosyncrasie. La culture classique que l’école est censée transmettre, notamment à travers les livres, n’intéresse plus. Ainsi, de nombreux jeunes soit craignent l’école, soit s’y ennuient. Ils font leur « métier d’élève » sans enthousiasme ou même, pour certains, avec répugnance. Cet état de fait a des conséquences qui vont bien au-delà de l’acquisition des compétences, car l’école est censée être également un creuset républicain. Il est clair que si les jeunes ont un rapport aussi distancié à l’école, elle échouera également sur ce plan.

Deux réponses conservatrices

Face à ce constat, que faire ? Traditionnellement deux réponses sont souvent apportées, deux réponses conservatrices, l’une qu’on pourrait qualifier plutôt de gauche, l’autre plutôt de droite. Je prétends que ces réponses sont conservatrices en ce sens qu’elles n’interrogent nullement la philosophie intrinsèque du système éducatif français qui a pu conduire à cet état de fait et que l’une prône l’immobilisme tandis que l’autre préconise un retour en arrière.

La réponse de gauche consiste à dire que tout cela n’est qu’une question de moyens. C’est l’antienne des syndicats de l’éducation chaque fois qu’une réforme est proposée. Presque systématiquement ils la contestent en demandant prioritairement plus de moyens. Injecter plus d’argent dans le système éducatif devrait permettre de résoudre ses problèmes en augmentant notamment le nombre d’enseignants et en diminuant ainsi le ratio du nombre d’élèves par classes. Mais les données ne montrent pas que le système éducatif français soit particulièrement sous-doté. La France consacre 4,5% de son PIB aux dépenses publiques d’éducation (du primaire au supérieur), plus que beaucoup de ses voisins (Royaume-Uni 3,9%, Allemagne 3,7%, Italie 3,3%, Espagne 3,5% ; source : OCDE, 2019). Certes l’effort français est inférieur à celui des pays scandinaves (Danemark 4,9%, Finlande 5,1%, Norvège 6,4%), mais il reste conséquent et plus élevé que celui de nombreux pays qui parviennent à instaurer un meilleur rapport entre les élèves et l’école. La demande de moyens n’est souvent que l’alibi servant à justifier l’immobilisme.

Une réponse très différente vient de la droite et des milieux conservateurs. Elle impute les problèmes de l’école au recul d’un modèle traditionnel d’enseignement fondé sur l’autorité du maître. Rétablir cette autorité, renouer avec les fondamentaux de l’école de Jules Ferry et la sacralisation du savoir et de ceux qui le transmettent, serait donc la solution aux maux du système éducatif. L’autorité des enseignants est-elle contestée ? Il est vrai, je l’ai souligné dans une précédente chronique, que l’école française se distingue par un climat disciplinaire détestable. Mais elle se distingue aussi par de très faibles scores sur l’intérêt des professeurs aux progrès des élèves et sur l’aide qu’ils leur apportent lorsqu’ils ont des difficultés comme sur les efforts qu’ils font pour écouter les élèves et leur donner confiance en eux. Le constat qui ressort de ces données est donc celui, non pas d’un laxisme pédagogique qui laisserait toute liberté aux élèves pour s’exprimer et éventuellement perturber les cours, mais plutôt d’un faible niveau de communication (hors la stricte transmission du savoir) entre les élèves et leurs professeurs. D’autres travaux comparatifs ont montré par ailleurs que le modèle de curriculum français est de type « académique »[1], plutôt formel et vertical avec des élèves passifs qui prennent des notes mais interagissent peu avec leurs enseignants. Le « chahut » comme on disait autrefois (la chose n’est pas nouvelle) est donc plutôt la manifestation que les élèves restent, pour une large part, étrangers à l’univers scolaire. Ces perturbations ne sont pas, le plus souvent, une contestation de l’autorité du maître, mais simplement l’expression d’une humeur juvénile qui a beaucoup de mal à s’intégrer à un cadre scolaire qui n’est pas pensé pour qu’elle puisse s’y épanouir et se transformer en une participation positive.

La contestation de l’école républicaine

Cependant, un élément vient perturber le diagnostic. Cet élément, c’est le fait qu’une partie des jeunes – notamment une partie significative de ceux d’origine étrangère et de confession musulmane – peut effectivement adopter une attitude de contestation des savoirs qui leur sont dispensés et des règles qui régissent l’école laïque. C’est un fait indubitable, comme nous l’avions montré dans notre enquête sur la radicalité dans les lycées[2]. Mais l’erreur serait de considérer que ces contestations des fondements de l’école républicaine se sont diffusées dans l’ensemble de la jeunesse et justifieraient un retour général et indifférencié de l’autorité. C’est loin d’être le cas, comme l’a montré la même enquête. Les jeunes musulmans se distinguent en effet radicalement des autres jeunes lorsqu’il s’agit d’accorder la primauté à la religion sur la science dans l’explication de la création du Monde ou lorsqu’il s’agit de contester les règles interdisant le port du voile à l’école (tableau 1).

Tableau 1. Deux opinions des lycéens sur la religion et la science et sur le port du voile à l’école en fonction de la religion déclarée

Lecture : 27% des élèves de confession chrétienne pensent la religion a plutôt raison (et non la science) dans l’explication de la création du Monde, c’est le cas de 81% de ceux de confession musulmane. Source : enquête radicalité 2016.

Il faut donc surtout éviter les amalgames. Il faut bien sûr être très ferme sur la défense des valeurs de l’école républicaine et laïque, lorsque ces principes sont attaqués ou remis en cause. Mais il ne faut surtout pas en tirer argument pour promouvoir une vision passéiste de l’école, un retour fantasmé aux hussards noirs de la République. En réalité, l’école française est restée figée sur un modèle pédagogique très traditionnel qui n’est pas parvenu à répondre efficacement aux défis de la massification scolaire et à la diversification sociale et culturelle des publics accueillis qui l’a accompagnée.

Ouvrir les portes et les fenêtres

Alors de quoi a besoin l’école ? D’un souffle d’air frais, d’une ouverture sur le monde qui l’entoure. L’école doit sortir de son complexe de forteresse assiégée et du réflexe de fermeture et de méfiance qui l’accompagne. Bien sûr, le dramatique assassinat de Samuel Paty reste dans toutes les têtes, les menaces qui, ici ou là, pèsent sur l’école républicaine créent un contexte qui, à l’évidence, ne favorise pas cet esprit d’ouverture. Il faudrait pourtant ne pas y renoncer et éviter surtout que l’école se bunkerise.

Elle doit aussi chercher à mieux comprendre les jeunes qu’elle accueille. Ce ne sont plus ceux des années 1950-1960, issus de milieux plutôt favorisés pour ceux qui accédaient au lycée et étaient déjà socialisés par leurs familles à la culture que l’école allait leur délivrer. Aujourd’hui, la culture jeune, très éloignée de la culture scolaire, déroute, elle irrite parfois, mais elle est là, c’est une réalité incontournable. L’ignorer ou la combattre ne ferait qu’aggraver le fossé qui se creuse entre les jeunes et l’école. Il ne s’agit pas de faire du « jeunisme » bien sûr. L’école est et doit rester un lieu de transmission du savoir. Mais tout en assurant cette mission fondamentale elle peut être plus ouverte aux univers culturels qui intéressent les jeunes, aux questions qui les mobilisent. Cela ne participerait-il pas à la formation de citoyens éclairés ? Pourquoi ne pas plus collaborer avec des associations de jeunes dont certaines comme Unis-Cité font un formidable travail citoyen ? Les enseignants ne devraient-ils pas également être mieux formés à la compréhension du public qu’ils vont être amenés à former ? Ne devraient-ils pas être mieux formés aux méthodes pédagogiques permettant d’améliorer l’efficacité de la transmission du savoir, comme on le fait beaucoup plus dans les pays du Nord de l’Europe ?

L’école devrait aussi se départir d’une vision trop élitiste de la compétition scolaire. Cette compétition est réputée équitable, au creuset du fameux « élitisme républicain ». Mais chacun le sait elle ne l’est pas véritablement parce que tous ne partent pas avec les mêmes atouts culturels au tout début de la course et que l’école ne parvient jamais à compenser les handicaps initiaux. Pour autant il ne faut pas, comme certains le proposent aujourd’hui, rejeter la méritocratie. Que serait une école qui ne reconnaitrait pas le mérite ? Simplement il y a mérite et mérite et l’école française a eu trop tendance à ne reconnaître et valoriser qu’une forme de mérite, celui qui repose sur la maîtrise de l’abstraction et des concepts.

Or, comme le dit le physicien-philosophe Etienne Klein[3], il y a diverses sortes d’intelligence, il y a des talents divers. Comme il le dit joliment, « certaines apprennent par cœur, d’autres apprennent par corps ».  Mais on s’obstine, surtout en France, à vouloir les hiérarchiser alors que, poursuit Etienne Klein, il faudrait tenter d’adapter les méthodes pédagogiques à ces différentes façons d’être intelligent en évitant de trop les comparer les unes aux autres. Ce serait aussi le mérite d’une « école ouverte » que de chercher à repérer et à faire fructifier toutes ces sortes d’intelligence et pas seulement l’intelligence conceptuelle et abstraite qu’elle valorise presque uniquement aujourd’hui.

[1] Voir par exemple, Nathalie Mons, Marie Duru-Bellat, Yannick Savina. « Modèles éducatifs et attitudes des jeunes : une exploration comparative internationale ». Revue française de sociologie, 2012, 53 (4), pp. 589-622.

[2] Olivier Galland et Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.

[3] Ecouter le podcast de son interview à France-Inter, et voir son dernier livre, Courts-circuits, chez Gallimard.