JDD: faut-il légiférer? edit
Cet été, l’actualité des médias a été alimentée par le débat sur le sort du Journal du Dimanche, une publication qui depuis soixante-quinze ans donne chaque dimanche le ton de la vie politique, sociale et culturelle.
Le journal a cessé de paraître pendant six semaines en raison d’une grève de la rédaction qui n’acceptait pas la nomination comme rédacteur en chef de Geoffroy Lejeune, l’ancien patron du magazine Valeurs actuelles, bien connu pour ses sympathies d’extrême droite et son soutien à Éric Zemmour. Ce conflit, qui s’est soldé par le départ de la presque totalité des journalistes, a suscité une vive polémique sur la nature juridique des relations entre le propriétaire du journal et la rédaction qui est responsable du contenu de l’hebdomadaire. Toutefois ce débat sur une éventuelle réforme du droit de la presse a masqué une interrogation plus ample sur l’avenir économique très incertain d’une activité essentielle pour la vie démocratique.
Les décisions d’un propriétaire de fait
Pour comprendre la situation actuelle du JDD, il faut tenter d’y voir plus clair sur l’identité de son propriétaire réel. Actuellement le journal appartient au groupe Lagardère qui a d’importants intérêts dans l’édition avec Hachette, la radio avec Europe1 et la presse. Or ce groupe est en train d’être vendu à Vivendi, propriété de l’industriel Vincent Bolloré. Arnaud Lagardère, actuel président du groupe cèdera donc sa place d’ici la fin de l’année à un représentant de Bolloré. Ce dernier exerce depuis deux ans un pouvoir de fait sur le fonctionnement du groupe en étant à l’origine de changements importants dans les rédactions. Cet état de fait a d’ailleurs conduit l’autorité européenne de la concurrence à mener une enquête spécifique qui peut déboucher sur une importante pénalité financière pour Vivendi. La nomination de Geoffroy Lejeune, un proche de Bolloré, illustre cette situation ambiguë d’un futur propriétaire, prenant les décisions importantes motivées par une vision très idéologique de la société avant d’être officiellement aux commandes.
Toutefois, c’est le contenu même de la décision qui a fait l’objet de la contestation de la rédaction. Celle-ci a estimé à la quasi-unanimité que le propriétaire, quel qu’il soit, ne peut pas modifier profondément l’orientation d’une publication en nommant un rédacteur en chef dont la vision est opposée à celle de l’ensemble des journalistes. Un certain nombre de parlementaires ont déposé une proposition de loi prévoyant que dans la presse d’information politique et générale, la candidature du rédacteur en chef doit être soumise au vote de la rédaction, faute de quoi les aides publiques dont bénéficie le titre seraient supprimées.
Une proposition juridique contestable
Cette proposition nourrie de bonnes intentions semble cependant très contestable. Dans une société pluraliste, il paraît dangereux de sanctionner la prise de position politique du propriétaire d’un titre qui a pris le risque de l’acquérir ou de le créer, sachant qu’il existe une législation sur les cas de diffamation, atteintes à la vie privée et toutes les formes de dérives racistes et négationnistes. Dans ces cas, c’est le directeur de la publication représentant le propriétaire, et non le rédacteur en chef, qui est juridiquement responsable.
Au demeurant rien n’interdit la mise en place d’un accord prévoyant que le choix du responsable de la rédaction soit soumis au vote de celle-ci. C’est ce qui se passe aujourd’hui au Monde et à Libération. Faut-il rendre cette disposition obligatoire ? On peut estimer que la grande loi de 1881, maintes fois amendée, présente des garanties suffisantes et permet de sanctionner d’éventuels abus sous l’autorité du juge, sans entraîner une intervention toujours discutable des pouvoirs publics. Cela a d’ailleurs été le cas de Valeurs actuelles condamnée pour racisme. Autrement dit, la nouvelle rédaction du JDD ne pourra pas publier n’importe quoi.
On doit en revanche s’interroger sur la pertinence du choix de Bolloré qui a eu comme résultat d’affaiblir une publication déjà en déclin alors que la situation économique de la presse ne cesse de se dégrader.
En 2010, le JDD avait une diffusion payée de 257000 exemplaires. En 2022, elle était tombée à 131000. Il est à craindre que l’interruption de publication et le virage à l’extrême droite n’accentuent cette baisse, entraînant des pertes financières considérables et à terme la disparition du titre.
La crise économique de la presse d’information
Le cas du JDD n’est pas isolé. L’ensemble de la presse d’information générale, en France comme dans le reste de l’Europe et aux États-Unis, subit depuis une décennie une crise économique majeure qui remet en cause une source essentielle d’information des citoyens. Les causes de ce déclin sont bien connues. Elles tiennent essentiellement au fait que les recettes publicitaires des journaux ont été captées dans une large mesure par les grandes plateformes numériques, Meta, propriétaire de Facebook et Instagram, et Google propriétaire de YouTube. Par ailleurs une partie du public et notamment les jeunes, a pris l’habitude de s’informer sur des services gratuits sur Internet ou sur des chaînes tout info comme BFM ou CNN. Privés de publicité et perdant massivement des lecteurs, les journaux peinent à survivre et sont tentés de réduire les rédactions et donc de négliger le suivi de l’actualité.
En France, cette situation a entraîné d’importants changements dans la propriété des journaux. Certes la presse quotidienne régionale qui représente les deux tiers de la diffusion de la presse quotidienne appartient toujours à des groupes familiaux, à une association dans le cas d’Ouest France ou à une banque mutualiste pour les journaux de l’Est. Seuls les journaux du Sud ont changé de main : Nice Matin repris par Xavier Niel et La Provence par Rodolphe Saadé.
Il n’en va pas de même pour la presse nationale. Depuis la disparition à la fin des années 1990 du groupe Hersant qui dominait le paysage, les titres, à l’exception de La Croix, ont été repris par des milliardaires : Le Figaro par Dassault, Le Monde par Xavier Niel, Le Parisien et Les Échos par Bernard Arnault, Libération par Daniel Kretinski. On a beaucoup critiqué cet état de choses sans prendre en compte le fait que les nouveaux propriétaires ont injecté des dizaines de millions d’euros dans des entreprises menacées de disparition, sans modifier leur orientation politique.
La question qui se pose aujourd’hui est celle de l’avenir d’un service d’information qui, jusqu’à présent, continue à alimenter les autres médias, télévision, radio, numérique. Si les milliardaires ont investi des sommes considérables dans les journaux, ils sont peu intervenus pour les inciter à se développer de manière efficace dans le numérique, seule possibilité de survie pour les titres en raison de l’effondrement du papier. Le cas le plus flagrant est encore celui de Vincent Bolloré dont les initiatives sont non seulement néfastes pour le JDD mais se révèlent inefficaces pour sa radio Europe 1 et sa chaîne C News, toutes largement déficitaires et peu présentes sur Internet.
La crise de la presse est donc moins une crise idéologique qu’une menace qui pèse, faute de moyens suffisants, sur la collecte de l’information. Comme il s’agit d’un phénomène qui concerne toutes les démocraties occidentales, il est intéressant d’observer la réaction d’autres pays. L’Australie et le Canada ont ainsi pris l’initiative de légiférer pour obliger les plateformes à rémunérer de manière correcte les journaux dont elles pillent chaque jour les nouvelles afin de fidéliser leurs clients. L’Union européenne travaille de son côté sur des projets analogues. C’est là sans doute qu’on trouvera des solutions pour sauvegarder une information honnête et pluraliste.
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