Ukraine, troupes au sol, ambigüité stratégique: il faut mettre fin à la désunion occidentale edit

22 mai 2024

Dans un entretien à The Economist du 2 mai dernier, le président de la République a confirmé que la France n’excluait pas d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, tout en précisant à quelles conditions : « si les Russes devaient aller percer les lignes de front, s’il y avait une demande ukrainienne – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – on devrait légitimement se poser la question », a-t-il dit.

Cette déclaration amène à revenir sur la séquence ouverte le 26 février dernier, par la conférence de presse que le Président avait tenue à l’issue d’une réunion à l’Elysée de 27 pays soutenant l’Ukraine, au cours de laquelle il avait déclaré, en réponse à un journaliste qui lui demandait si l’envoi de troupes occidentales au sol avait été évoqué au cours de la réunion : « Sur la première question [NB : celle relative aux troupes au sol], tout a été évoqué ce soir de manière très libre et directe. Il n’y a pas de consensus aujourd'hui pour envoyer de manière officielle, assumer et endosser des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre. »

Cette réponse devait déclencher un tollé diplomatique, dominé par un post catégorique d’Olaf Scholz, « Hier à Paris, nous sommes convenus que chacun devait faire plus pour l’Ukraine. L’Ukraine a besoin d’armes, de munitions, et de défense aérienne. Nous y travaillons. C’est clair : il n’y aura pas de troupes au sol européennes ou de l’OTAN. C’est comme ça. » Ce post reflétait, outre des relations personnelles devenues détestables entre le Chancelier et le Président, le reproche fait par l’Allemagne à la France d’avoir fourni sensiblement moins d’équipements à l’Ukraine qu’elle (640 millions contre 17,7 milliards d’euros donnés ou promis par l’Allemagne, selon le décompte du Kiel Institute, contesté quelques jours plus tard par le ministère des Armées, qui avançait le chiffre de 2 ,7 milliards d’aide effective de la France depuis le début du conflit – sans compter la quote-part française de l’aide miliaire allouée à l’Ukraine à travers la facilité européenne de paix de l’UE).

C’est dans ce contexte que Scholz, le 27 février, durcit son refus de fournir à l’Ukraine des missiles air-sol de moyenne portée Taurus – armes assez comparables aux Scalp fournis par la Grande-Bretagne et la France, bien que supérieurs en puissance et en portée – au prétexte qu’il aurait fallu envoyer en Ukraine des équipes militaires allemandes pour aider au ciblage de ces armes, comme le faisaient Anglais et Français. Cette déclaration provoqua le lendemain une réplique furieuse des Britanniques : « faux, irresponsable et une gifle à des pays alliés », déclara la présidente de la Commission des affaires étrangères des Communes. Le porte-parole du ministère de la Défense britannique démentit qu’il y eût, en Ukraine, des Britanniques contribuant au ciblage des missiles, qui était l’affaire des seuls Ukrainiens.

Bien que de façon courtoise, à la différence de l’Allemagne, tous les pays présents qui s’exprimèrent prirent formellement leurs distances par rapport à l’hypothèse d’envoi de troupes au sol évoquée par Emmanuel Macron, en particulier les États-Unis, l’Italie et le Royaume-Uni, qui déclarèrent qu’ils n’en avaient pas l’intention et que leur soutien à l’Ukraine excluait l’envoi de forces sur le terrain.  

Il est de règle, en diplomatie multilatérale, que le pays hôte se fasse le porte-parole du consensus. L’objectif de la réunion du 26 février était de valoriser l’unité et la résolution des pays soutenant l’Ukraine : la déclaration d’Emmanuel Macron sur les troupes au sol compromit les résultats de la réunion, en suscitant une cacophonie contraire à cet objectif.

Il dédouanait, ce faisant, Olaf Scholz, que ses réticentes passées et présentes de tous ordres sur l’aide à l’Ukraine singularisaient pourtant dans le concert occidental, tout en lui fournissant l’excuse dont il avait besoin pour consolider sa position négative, injustifiée et dommageable à l’Ukraine, sur les Taurus.

Les principaux intéressés, les Ukrainiens, déclarèrent qu’ils n’étaient pas demandeurs de troupes au sol ; ce qu’ils voulaient, c’était des armes et des munitions ou, comme l’enfant grec de Victor Hugo, « de la poudre et des balles. » Quant aux Russes, ils pouvaient se réjouir d’avoir là une nouvelle occasion de dénoncer un Occident belliqueux et fauteur de guerre, tout en vérifiant, grâce aux démentis quasi unanimes des partenaires de la France, qu’ils ne couraient aucun risque de voir les Occidentaux intervenir directement aux côtés de l’Ukraine.

De ce tout cela, les administrations en charge ne portaient pas la responsabilité, ni le Quai d’Orsay, visiblement dépassé par la situation, ni l’état-major des armées, dont le Canard Enchaîné indiqua, d’une façon qui avait le ton de la vraisemblance, qu’il n’avait été ni avisé des propos du Président, ni consulté sur leur faisabilité.

Les réactions internes furent violentes de la part de l’opposition : « propos irresponsables » pour Jean-Luc Mélenchon ; « agiter le spectre d'un engagement de nos troupes face à une puissance nucléaire est un acte tout aussi grave qu'imprudent. Jour après jour, Emmanuel Macron semble perdre son sang-froid. » déclara Jordan Bardella ; LR dénonça, par la voix de Laurent Wauquiez, « l’insoutenable légèreté du Président ».

L’opinion se montrait, elle aussi, réticente : selon un sondage (CSA pour C-News et le JDD du 28 février) 76% des Français étaient opposés à l’envoi de troupes en Ukraine.      

L’Élysée reprocha à la presse d’avoir sorti les propos du Président de leur contexte ; de les avoir présentés comme une position positivement favorable à l’envoi de troupes, alors qu’ils n’étaient qu’une invitation à y réfléchir et à ne rien exclure pour l’avenir.

De son côté, le ministre de la Défense avançait l’idée que les troupes auxquelles on pouvait penser seraient « non-belligérantes ». Il évoqua l’option d’envoyer des démineurs[1], ou des spécialistes chargés sur place de l’entraînement des forces ukrainiennes ou du maintien en condition des matériels fournis par la France.

L’on évoqua, par ailleurs, l’hypothèse que des troupes occidentales puissent sécuriser la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie, libérant ainsi des forces ukrainiennes pour les secteurs actifs du front, au sud et à l’Est de l’Ukraine.

L’on peut reprocher bien des choses à Emmanuel Macron dans cette affaire, mais pas d’avoir manqué de constance : loin de chercher à minimiser ou à corriger ses propos, il les a assumés et répétés à de nombreuses reprises depuis le 26 février.

Il en a d’abord confirmé le sens et la formulation, en déclarant le 1er mars : « chaque mot est pesé et mesuré ». À Prague, le 5 mars, il exhorte ses partenaires européens et de l’OTAN à constituer un front uni, notant que « nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâches », propos que la presse mit dans le contexte des récentes tensions franco-allemandes, et dont le ministre allemand de la Défense choisit de dire « qu’ils n’allaient pas avancer les affaires de l’Ukraine ».

Dans les semaines qui suivirent, dans un contexte franco-allemand plus apaisé, Emmanuel Macron réitéra ses déclarations sur l’envoi de troupes au sol, et en expliqua les raisons : face à un adversaire, la Russie de Poutine, qui avait durci sa position, ne menait plus une opération militaire spéciale mais une guerre totale, se livrait contre nous à des « actes hybrides hostiles », et ne se reconnaissait aucune limite, c’était une erreur de notre part de s’en imposer par avance : cela ne faisait qu’encourager Poutine dans sa surenchère. Il fallait, au contraire, entretenir une « ambigüité stratégique » sur la façon dont nous y répondrions à l’avenir, tout en « refusant d’entrer dans la logique de l’escalade » avec la Russie. Cette incertitude serait de nature à dissuader la Russie, et il fallait éviter de lui donner des assurances sur les limites de notre soutien à l’Ukraine.

Tel était le sens qu’il fallait donner à sa prise de position sur l’engagement possible de troupes au sol, ou plutôt son invitation à envisager cette option si nécessaire, ou, en tout cas, à ne pas se l’interdire par avance. Il le redit le 25 avril dans son discours sur l’Europe prononcé à la Sorbonne : « J’assume totalement le choix en la matière le 26 février dernier à Paris, d’avoir réintroduit une ambigüité stratégique. Nous sommes face à une puissance désinhibée, qui a attaqué un pays d’Europe, mais qui n’est plus dans une opération spéciale et qui ne veut plus nous dire où est sa limite. Pourquoi chaque matin devrions-nous dire, nous, quelles sont toutes nos limites stratégiquement ? »

Dans l’interview donnée le 2 mai à The Economist, Emmanuel Macron reprend tous ces arguments, qu’il complète de deux conditions auxquelles la France pourrait légitimement se poser la question d’envoyer des troupes en Ukraine : « Si les Russes devaient aller percer les lignes de front, s’il y avait une demande ukrainienne » ; et il place cette option dans le cadre suivant : « J’ai un objectif stratégique clair : la Russie ne peut pas gagner en Ukraine. »

Ce faisant, il balaye les interprétations prudentes qui avaient suivi ses propos du 26 février : si l’objectif est de redresser une situation militaire qui serait compromise par une percée russe, il n’est plus question de troupes « non-belligérantes », mais bien d’intervention armée aux côtés de l’Ukraine, au nom d’un objectif stratégique, dont dépend, aux yeux du Président, la sécurité de l’Europe, ne pas laisser la Russie gagner en Ukraine.

En parallèle, la Grande-Bretagne faisait un pas non moins important, mais davantage susceptible d’avoir des conséquences réelles à court terme. David Cameron, ancien Premier ministre et secrétaire au Foreign Office, déclarait le 2 mai à Kiev que les Ukrainiens pourraient employer des armes fournies par les Britanniques pour frapper des objectifs situés en territoire russe, et qu’il leur appartenait de décider où et comment employer ces armes.

Les États-Unis,  dont la position, depuis le début de la guerre, consistait à dire qu’ils « ne permettaient ni n’encourageaient » l’emploi d’armes fournies par Washington sur le territoire russe (ils avaient critiqué en mars les attaques de drones ukrainiens contre des raffineries de pétrole russes comme susceptibles de déséquilibrer les marchés pétroliers) ont paru adopter la même attitude que les Britanniques : le 16 mai Antony Blinken a déclaré à  Kiev qu’ils s’en remettraient aux Ukrainiens du choix des cibles attaquées avec les armes qu’ils leur fournissent, ce qui impliquait qu’ils seraient libres d’en attaquer sur le territoire russe. Cependant, le 17, la Maison-Blanche a rappelé la position traditionnelle, négative, des États-Unis.

Relevons que, dans ce débat, la France partage jusqu’à ce jour la position restrictive des États-Unis. Évoquant le 14 mars le soutien occidental à l’Ukraine, Emmanuel Macron dit : « nous avons mis en place une coalition qui leur fournit des missiles et des bombes qui peuvent toucher leur sol – jamais la Russie – et d’atteindre l’arrière des positions russes ».

Le 6 mai, les ambassadeurs de France et du Royaume-Uni étaient convoqués au ministère des Affaires étrangères russe pour entendre les protestations sur l’attitude belliqueuse et l’escalade des deux pays, les termes les plus vifs (« de facto partie au conflit (…) initiatives hostiles (…) répercussions désastreuses ») étant cependant réservés aux Britanniques, dont la Russie menaçait de « frapper les installations en Ukraine et au-delà » ; de fait, la liberté d’attaquer des cibles en territoire russe avec les armes occidentales est beaucoup plus inquiétante pour Poutine que la perspective, ni partagée ni probable, d’envoyer des troupes occidentales sur le sol ukrainien.

De l’enchaînement de déclarations et d’initiatives qui s’est déroulé depuis la réunion de soutien à l’Ukraine du 26 février dernier, l’on peut retenir deux séries de leçons. Au niveau le plus général, il y a eu une convergence européenne : une perception accrue de la menace russe et des enjeux pour la sécurité de l’Europe que représente le conflit en Ukraine ; une conscience plus vive de la nécessité de ne pas laisser gagner la Russie. Les propos du président de la République sur les troupes au sol s’inscrivent dans cette prise de conscience européenne bienvenue.

Au-delà de cette tendance générale, la gestion diplomatique de cette séquence soulève de nombreuses questions. Évoquer l’engagement de troupes au sol, même à titre d’hypothèse, c’était assumer une perspective de participation directe au conflit. À quoi cela servait-il si la France restait seule ? Alors qu’elle n’a pas les moyens d’un engagement militaire significatif si celui-ci doit rester isolé, l’objectif devait être en priorité de convaincre nos partenaires. On ne semble pas y être parvenu (seules la Pologne, par la voix de Radoslaw Sikorski, et la Lituanie ont dit partager les vues du Président). La déclaration imprévue du 26 février était-elle la bonne façon de convaincre nos partenaires ?

Au-delà se posent des questions plus fondamentales : au vu de l’évolution du conflit et des besoins opérationnels de l’Ukraine, le déploiement de troupes au sol ne paraît ni faisable, ni adapté. Si l’on veut lancer un signal politique de résolution, qui ait en même temps une perspective opérationnelle sérieuse, celle d’autoriser l’Ukraine à employer les armes de longue portée sur le territoire russe, comme l’a fait le 2 mai David Cameron, paraît plus judicieuse. À la différence du déploiement de troupes au sol elle, n’implique pas d’assumer une co-belligérance, et elle est susceptible d’avoir une retombée réelle sur les opérations. On ne sait si la position de la France sur ce point en est restée aux propos du Président sur France 2 le 14 mai (« jamais la Russie »), ou si son souci justifié de ne pas se lier les mains à l’avance, maintes fois proclamé depuis le 26 février, va l’amener à la réexaminer pour se rallier à la nouvelle doctrine britannique.

Dans le contexte de l’offensive russe sur Kherson un tel réexamen apparaît urgent : les bases arrière de la Russie sont sur son territoire, donc sanctuarisées pour les armes ukrainiennes de provenance occidentale, alors que les bombes planantes russes d’une tonne, lancées à l’abri depuis la Russie, dévastent la ville et démoralisent les troupes ukrainiennes. Il y a là une asymétrie qui oblige les Ukrainiens à se battre avec une main liée dans le dos et que rien ne justifie.

Alors que le Président vient d’appeler à un resserrement des liens stratégiques franco-britanniques dans sa vision d’une Europe plus autonome et plus responsable en matière de défense, c’était l’occasion de rechercher sur ce sujet une approche conjointe, avant de chercher à y rallier les Américains. 

La dispersion et le caractère solitaire des initiatives récentes de soutien à l’Ukraine, les débats inutiles et dommageables qu’elles ont entraînés sont peut-être l’effet d’un relâchement de l’attention des États-Unis, accaparés par la guerre de Gaza. Emmanuel Macron a raison de dire que le leadership américain ne sera pas toujours là et d’inviter les Européens à prendre le relai. Encore faut-il le faire de façon collective et réfléchie. Les initiatives du Président ont contribué à rehausser le niveau d’attention et la priorité que les Européens portent à l’Ukraine. Il reste à traduire cette priorité en une stratégie partagée. Commencer par trouver une position commune sur l’emploi des armes occidentales sur le territoire russe dans le contexte de l’offensive sur Kharkiv est légitime et urgent.

Au-delà, si l’objectif est « que la Russie ne puisse pas gagner en Ukraine », il ne suffit pas de dire qu’il ne faut rien exclure pour avoir une stratégie.  Il faut peser les risques et les avantages des options disponibles, en sachant que nous avons à faire à une guerre totale, existentielle pour Poutine, en tout cas pour l’idée qu’il se fait de la Russie, et une guerre de survie en tant que nation indépendante pour l’Ukraine. On ne peut prétendre qu’il n’y aura pas d’escalade avec la Russie, car c’est précisément ce que la situation impose si l’on veut empêcher Vladimir Poutine de gagner la guerre.

Il faut assumer cette logique plutôt que le nier, mais en peser soigneusement les risques, qui sont grands. Dans un article récent, Lawrence Freedman disait de Poutine qu’il n’était ni fou ni irrationnel, mais « un fanatique » animé par de croyances simples, limitées, mais dont il déroule implacablement la logique. Il ne reculera devant rien.

Dire qu’il ne doit pas gagner n’est donc pas un propos anodin : il va demander du courage, un courage lucide, constant et réfléchi, et nécessairement des sacrifices. Espérons que ce message trouve place, d’une façon ou d’une autre, dans les propos d’Emmanuel Macron et dans la campagne européenne.

[1] L’on relèvera cependant que l’absence de moyens mécanisés de déminage étant l’une des déficiences opérationnelles les plus notoires de l’armée de terre, il était difficile de voir de quel secours seraient des « troupes » françaises envoyées à cette fin en Ukraine.