Babis ou la variation tchèque sur le thème populiste edit

La victoire aux élections législatives tchèques du parti ANO d’Andrej Babis avec 35% des voix confirme la poussée de la droite nationale-populiste en Europe centrale. Après celle, début juin, de Karol Nawrocki du PiS aux présidentielles en Pologne et auparavant celle de Robert Fico en Slovaquie, Babis rejoint le groupe des « Patriotes », lancé par Viktor Orban. L’arrivée au pouvoir des trumpistes en Europe centrale fait partie d’une tendance plus lourde de leur percée politique au sein de l’Union Européenne. Le Financial Times titre « Le triomphe politique d’un milliardaire de droite eurosceptique ». C’est parfaitement exact, mais n’épuise pas le sujet.
Quels sont les principaux enseignements de cette élection où la participation fut élevée (69%) ? Quels changements cela annonce-t-il dans les orientations de la politique tchèque au plan européen ? En quoi le populisme de Babis diffère-t-il de celui de ses voisins centre-européens ? Dans quelle mesure la démocratie tchèque serait-elle plus « résiliente » que d’autres face aux poussées « illibérales » ?
Les équilibres politiques de la nouvelle majorité
Les deux blocs principaux, celui de la coalition sortante de centre-droit et celle de l’ANO de Babis, restent remarquablement stables par rapport aux dernières élections de 2021. Babis souhaitait constituer un gouvernement avec le soutien sans participation de deux forces qui semblent dépareillées, même au sein de la galaxie populiste. Mais, Babis étant dépourvu d’autres alliés pour obtenir une majorité à l’Assemblée, elles vont cependant entrer au gouvernement ce qui plus préoccupant. Le premier associé, le SPD (parti Liberté et Démocratie Directe, 7,8%) représente une droite souverainiste et xénophobe dure. Son leader, défenseur acharné de l’identité et de la souveraineté tchèques, s’appelle… Tomio Okamura. Né au Japon, tchèque par sa mère, ses affiches électorales le présentent aux côtés de Marine Le Pen. Il réclame, démocratie directe oblige, un référendum sur toutes les questions importantes, à commencer par l’UE et l’OTAN. Babis a d’emblée écarté les deux propositions. Okamura a aussi réclamé le poste de ministre de l’Intérieur tout en demandant la démission du chef de la police. Babis a écarté cette hypothèse en proposant au SPD de nommer au gouvernement deux « experts « ; l’un d’entre eux devrait être nommé à la Défense. Il s’agit de Jiri Hynek, président de l’Association des industries de défense.
Le second partenaire de ANO est le parti des « Motoristes », fondé par Filip Turek, ancien pilote de course devenu député européen affilié, comme Babis, au groupe des « Patriotes » de Viktor Orban. Postures d’extrême droite (photographié faisant le salut nazi), climatosceptique, comme il se doit pour un « motoriste », adepte de la « bagnole » à l’ancienne, il ambitionne, en toute modestie, le poste de ministre des Affaires étrangères… et Babis est en train de céder, tout en lui expliquant la version tchèque du « domaine réservé ». L’arrivée des deux ministres des Affaires étrangères et de Défense respectivement aux réunions du Conseil européen et à l’OTAN promet d’être intéressante…
Ce gouvernement dont la composition devrait être annoncée à la fin de la semaine – processus d’une simplicité déconcertante vu de Paris –, pourrait s’accorder autour de quelques thèmes principaux.
D’abord la défense de la souveraineté avec une réticence prononcée à l’approfondissement de l’intégration européenne et plus généralement aux ingérences de Bruxelles dans les affaires des États membres. Dans la même veine cela concerne l’opposition au Pacte migratoire de l’UE, jugé tardif, laxiste et inefficace. L’hostilité affichée aux migrations remonte à la grande vague de 2015, même si elle ne toucha pas vraiment la République tchèque. On se contentait de féliciter Orban pour sa clôture. C’est différent avec la guerre en Ukraine. 150 000 Ukrainiens étaient déjà là avant la guerre, aujourd’hui ils sont 450 000 dans un pays de dix millions d’habitants. Babis, l’entrepreneur, sait que l’industrie du bâtiment ne pourrait pas fonctionner sans eux, mais dans la campagne lui et ses acolytes ont critiqué les allocations et autres services fournis aux réfugiés ukrainiens. Il reste que la présence ukrainienne (peuple slave, apprenant vite le tchèque et ne formulant pas de revendications communautaires) ne suscite pas les mêmes passions politiques que la question migratoire en Europe occidentale.
Autre ciment de la nouvelle coalition : une opposition conservatrice sur deux sujets associés à l’influence de l’UE : le « libéralisme sociétal » (genre, LGBT et autre wokisme) ; et rejet du Green Deal européen, ses quotas d’émissions, y compris la possibilité de compenser financièrement leur dépassement.
Euroscepticisme
Le gouvernement sortant de Petr Fiala était euro-pragmatique : c’est la guerre dans le voisinage Est qui le rapprocha du cœur de l’Union. Dans la distinction entre les eurosceptiques durs (Brexit) et « soft » (réduire l’UE au marché unique), Babis appartient à la deuxième catégorie : sa ligne est d’éviter la confrontation directe et les provocations en vogue à Budapest et autrefois à Varsovie comparant l’Union européenne à Union soviétique. Force est de constater cependant que, depuis Havel, il n’y a plus dans la politique tchèque de voix portant le projet européen et faisant le lien avec les valeurs et l’ancrage démocratique post-1989.
Cet euroscepticisme trouve son prolongement dans la prise de distance de Babis par rapport à la « coalition de volontaires » européenne de soutien à la résistance ukrainienne face à l’agression russe. Le gouvernement Fiala sortant en avait fait un axe prioritaire de sa politique étrangère. Celui de Babis met désormais un terme à l’aide militaire à l’Ukraine et à l’initiative tchèque de coordonner au plan européen l’achat et la fourniture de munitions à l’Ukraine. Alors que le gouvernement sortant venait tout juste d’atteindre les 2% du PIB alloués à la dépense militaire, Babis a déjà annoncé qu’il n’avait nulle intention de poursuivre l’objectif de 5% fixé par l’OTAN. Il se dit en accord avec Pedro Sanchez à Madrid qui refuse d’augmenter les dépenses militaires aux dépens des dépenses sociales et de l’État providence[1].
Babis affirme que la menace russe est exagérée, que Poutine a fait une erreur en envahissant l’Ukraine où ses troupes n’avancent pas. Mais l’homme d’affaires ne peut aussi ignorer les voix des entrepreneurs tchèques qui voient déjà l’Ukraine comme une opportunité dans le cadre d’un plan Marshall européen de reconstruction après la guerre.
La « bonne nouvelle » serait donc que Babis s’efforcera d’éviter les confrontations ouvertes avec Bruxelles qu’affectionnent Orban ou, lorsqu’il était au pouvoir, Kaczynski. Mais cela ne cache pas la mauvaise nouvelle concernant le soutien à l’Ukraine et l’appartenance à la « coalition des volontaires » face à l’agression russe.
Un système politique déséquilibré, mais une démocratie solide
L’autre variation sur le thème de la bonne et de la mauvaise nouvelle concerne le sort de la gauche, avec les 4,3% de Stacilo ! (Assez !), étrange alliance de communistes à peine reconvertis et d’anciens dirigeants sociaux-démocrates, affichant des positions pro-russes sur le conflit en Ukraine et hostiles à l’OTAN et l’UE. L’échec de cette gauche a suscité un soulagement dans la majorité de la population acquise au soutien ukrainien.
Plus inquiétant cependant est le constat que cet échec ne concerne en réalité qu’un résidu de la gauche. Car depuis les élections de 2021, les sociaux-démocrates qui étaient depuis dix ans au gouvernement alliés au parti d’Andrej Babis, n’ont pas franchi la barre des 5%. Idem pour les Communistes qui fêtèrent le centenaire de leur parti par son enterrement politique.
L’éclipse complète de la gauche de l’Assemblée nationale représente une rupture dans l’histoire politique du pays : depuis 2021 la politique tchèque boite de la jambe gauche. À la stupeur de ceux qui connaissent l’importance du plus vieux parti tchèque dans la vie politique du pays, pilier de la démocratie masarykienne dans l’entre-deux guerres, interdit et persécuté sous le régime communiste après 1948 et dont les dirigeants finirent en prison ou en exil. Reconstituée après 1989, la Social-démocratie retrouvait sa place à la tête du gouvernement lors de l’adhésion à l’UE en 2004, jusqu’à sa fatale alliance avec le parti d’Andrej Babis. Ce dernier a repris le programme social sur les salaires dans le secteur public, et en se montrant hostile à la réforme des retraite (passée de 65 à 67 ans sous le gouvernement Fiala) il a finalement siphonné l’électorat socialiste à son profit.
Le populisme de Babis diffère à certains égards de celui de ses voisins. C’est un entrepreneur pragmatique : ni un idéologue comme Orban ou Kaczynski, ni un populiste radicalisé comme Fico ou Kickl. Ses devises sont : le parlement est une « chambre de bavardage » et « l’Etat doit être géré comme une entreprise ». Il s’agit là d’un « populisme entrepreneurial » à la Berlusconi : entrepreneur qui a réussi dans l’agro-alimentaire (Agrofert, entreprise opérant dans plusieurs pays européens et profitant de fonds européens), devenu entrepreneur dans les médias, puis depuis 2012, entrepreneur politique. Son mouvement ANO avait au départ un positionnement centriste et anticorruption. Il est devenu au cours de la dernière décennie un « catch-all party » qui a viré progressivement vers un populisme anti-migration et de plus en plus explicitement eurosceptique. Au parlement européen ANO était associé aux libéraux d’ALDE ; il siège désormais avec les « Patriotes ».
Babis aime porter la casquette rouge des trumpistes et sa droitisation décomplexée s’inspire clairement du succès de Trump. Mais il refuse l’injonction du président américain de dépenser 5% pour la défense : « Si Trump dit que je dois sauter par la fenêtre, je ne sauterai pas ». Il se réfère à Pedro Sanchez, pour dire qu’il ne faut pas sacrifier l’Etat providence au réarmement.
Il est en conflit avec la justice à propos de fonds européens détournés (il a été relaxé d’abord, mais le procès vient d’être relancé). La question du conflit d’intérêt ne peut être ignorée avec son retour aux affaires ; pas plus que les attaques récurrentes de Babis contre la justice ou l’audiovisuel public.
La démocratie tchèque peut-elle résister à l’épreuve qui s’annonce et la menace d’un glissement vers la démocratie « illibérale » ? Pour répondre il convient d’abord de rappeler l’essentiel : une élection à Prague représente un enjeu de gouvernement, pas de régime comme en Moldavie ou en Géorgie. Le pays a une solide tradition démocratique – la Tchécoslovaquie fut la seule démocratie à l’Est de l’Allemagne dans les années trente, jusqu’à Munich. Depuis la transition des années 1990 la République tchèque a connu cinq fois l’alternance qui est généralement considérée comme un élément clé de la consolidation de la démocratie. Babis trouve une courte majorité à l’Assemblée, mais pas les deux tiers qui lui permettraient de modifier la constitution. Les institutions de l’État de droit sont solidement établies, les avis de la Cour constitutionnelle toujours respectés. Le nouveau Premier ministre aura donc face à lui une opposition forte au parlement, la Cour constitutionnelle, et enfin le président Petr Pavel qui doit contresigner les nominations et les lois. Ce sont des garde-fous importants.
La victoire de Babis, avec ses deux associés inquiétants mais ultra-minoritaires, modifie la donne en Europe centrale. Le groupe de Visegrad, créé en février 1991 par trois présidents ancien dissidents (Vaclav Havel, Lech Walesa et Arpad Gönz) autour de la démocratie et du « retour en Europe » est aujourd’hui méconnaissable, de fait à l’agonie. Il s’est fracturé entre le polonais Donald Tusk et le hongrois Viktor Orban sur l’agression russe en Ukraine et la démocratie « illibérale » : Pologne-Tchéquie vs Hongrie-Slovaquie. Le retour de Babis aux affaires renforce indéniablement le courant national-populiste et eurosceptique dans la région : le Tchèque Babis rejoint le Slovaque Fico et le Hongrois Orban sans oublier le leader du FPÖ à Vienne, l’Autrichien Herbert Kickl. Après Visegrad, ce serait une configuration « habsbourgeoise » de l’Europe centrale.
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[1] L’argument du choix entre l’état providence et le réarmement, réel dans beaucoup de pays de l’Union, est peu convaincant chez Babis : Les déficits sont contenus et la dette est de 43% de PIB, la moitié de la moyenne européenne (81%) ; 115% pour la France.