La dimension Frankenstein du risque politique italien edit

7 mai 2018

Deux mois après les élections législatives du 4 mars, aucune des tentatives de former un cabinet de coalition initiées par le président Mattarella n’a abouti. Le mouvement Cinque Stelle (M5*), à qui son succès avait donné un rôle pivot, a perdu du terrain dans une élection locale tandis que la coalition de centre droit, de la Ligue en particulier à son extrême, en gagnait. La possibilité d’un accord de gouvernement s’est ainsi réduite et l’on pourrait s’acheminer vers de nouvelles élections, comme Luigi di Maio, leader de M5*, vient de le demander. Pourtant, l’écart de rendement entre obligations italiennes et allemandes, indicateur d’inquiétude des marchés, s’est rétréci ces dernières semaines, à la suite de déclarations conciliantes vis-à-vis de l’euro venant de M5*. Le risque italien est pourtant toujours là, mais il n’est pas tant celui d’une dette explosive et d’un scénario à la grecque, que celui d’une projection sur la scène européenne des dissensions internes à l’Italie.

L’état des finances publiques italiennes est bien sûr alarmant. Avec une dette des administrations proche de 135% du PIB et une reprise économique encore très faible, l’état italien est à la merci de la remontée des taux d’intérêt initiée aux Etats-Unis. Obligé de maintenir un excédent primaire de 2% du PIB pour compenser la charge d’intérêt, il reste vulnérable à une perte de confiance des marchés en la bienveillance des partenaires de l’Italie, comme ce fut le cas en 2011. De plus, les années de stagnation qui suivirent la crise –en 2017, le PIB par habitant de l’Italie était encore 8,4% au-dessous de son niveau de 2007— ont fragilisé le secteur bancaire italien, au moment même où sa contribution au financement de la reprise est cruciale.

Fin 2017, les créances douteuses représentaient 11,1% de l’encours de prêts bancaires italiens, contre 4% en moyenne dans l’Union Européenne, selon l’Autorité Bancaire Européenne. A l’exception des plus grandes, pratiquement toutes les banques italiennes ont un ratio Texas (créances douteuses rapportées aux capitaux propres tangibles) supérieur à 100%, signe d’extrême faiblesse. Le cas le plus inquiétant est celui de Banco Popolare, fusion de trois banques coopératives en détresse orchestrée par l’Etat, et qui exhibe un ratio Texas supérieur à 200%. Si la procédure de “bail-in” (mise à contribution des actionnaires, créanciers et déposants) prévue par les accords signés par l’Italie était appliquée à grande échelle pour assainir les bilans bancaires, une nouvelle crise économique et politique s’ensuivrait à coup sûr. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre, l’état italien cantonne les créances douteuses et recapitalise les banques, de façon à ce que le crédit recommence à irriguer l’économie. Et c’est précisément là que le niveau d’endettement public rend l’équation pratiquement impossible, du moins sous la contrainte du Pacte de Stabilité.

Et pourtant, à y regarder de plus près, l’endettement n’est pas vraiment le problème de l’Italie. En effet, si le secteur public est fortement endetté, le secteur privé, ménages et entreprises confondus, l’est très peu, trop peu même pourrait-on dire. Selon les données de la Banque des Règlements Internationaux, le taux d’endettement du secteur privé non bancaire s’élevait fin 2017 à 113% du PIB, en baisse de près de 20 points depuis le pic de 2009. Par comparaison, la dette privée en France a atteint 192% du PIB l’an dernier, en hausse de 30 points depuis 2009. Au sein de la zone euro, seule l’Allemagne exhibe une dette privée légèrement plus faible que celle de l’Italie, à 107% du PIB. Et si l’on agrège public et privé, l’endettement italien est inférieur d’un point à celui de la moyenne de la zone euro, à 247% du PIB, contre 290% pour la France. Enfin, l’Italie a une position d’investissement pratiquement équilibrée vis-à-vis du reste du monde, avec un solde débiteur de 6,7% du PIB. A cet égard, la situation de l’Italie s’est bien améliorée au cours des cinq dernières années grâce à une balance des paiements courants excédentaire, alors qu’elle se détériorait pour la France, dont la position d’investissement est débitrice à hauteur de 20% du PIB, sans parler de l’Espagne, dans le rouge pour 81% du PIB.

Si l’Italie est si peu endettée vis à vis de l’étranger, c’est que l’endettement public y est avant tout une affaire intérieure. L’épargne des italiens, principalement déposée dans leurs banques, finance les déficits publics du pays –18% des actifs des banques italiennes sont des obligations du Trésor italien contre environ 5% dans le cas français (*). On est en partie revenu à la situation qui prévalait avant l’euro, lorsque le haut rendement des obligations italiennes, contrepartie du risque de dévaluation, en faisait l’actif de choix des épargnants, selon une sorte de contrat social implicite où l’on préférait prêter à l’état que payer des impôts. Paradoxalement, les épargnants italiens bénéficieraient d’une crise de confiance, puisque celle-ci augmenterait le rendement de leur épargne. Vu sous un autre angle, lui aussi purement domestique, le Sud de l’Italie, où M5* est devenu majoritaire, génère les déficits publics, tandis que le Nord, bastion de la Ligue (ancienne ‘Ligue du Nord’), les finance, par l’impôt, et, surtout, par l’épargne.

Faut-il en déduire que les difficultés italiennes resteront purement domestiques, sans conséquences pour la zone euro ? Malheureusement non. Il est relativement facile de transférer de la dette privée vers la dette publique, ce qui se produit implicitement lors de graves récessions par le jeu des stabilisateurs automatiques, ou explicitement par reprise de créances dans les cas de restructuration bancaire à l’image de la Suède en 1992. Mais l’inverse ne l’est évidemment pas, comme on peut s’en convaincre en tentant d’imaginer une forte hausse des impôts, sur les biens immobiliers par exemple, que les contribuables seraient invités à financer par endettement...

D’où la tentation d’externaliser le problème en s’affranchissant des règles de l’Union Européenne comme celle du ‘bail-in’ et de fonctionnement de la zone euro. Ainsi, une coalition entre la Ligue et le M5*, surnommée ‘Frankenstein’ dans les médias italiens, pourrait décider de renflouer les banques en difficulté sans la contrepartie politique des restructurations qui garantirait l’assainissement du système bancaire. Ni la Banque Centrale Européenne, ni la Commission ne pourraient fermer les yeux. Mais que pourraient-ils vraiment faire ? Punir l’Italie, qui a encore plus souffert que la Grèce de la crise de la zone euro ? Le risque politique serait tel qu’une coalition italienne pourrait faire le pari – à tort ou à raison – qu’au-delà des gesticulations, on se hâterait de ne rien faire à Bruxelles ou Berlin.

Pis encore, l’idée d’une quasi-monnaie parallèle pourrait ressurgir. Elle avait les faveurs aussi bien de la Ligue que de M5*, pour ‘libérer l’Italie des chaînes allemandes de l’austérité’, selon les termes de leur doxa commune. L’idée fut lancée en mars 2015 par un groupe d’économistes emmenés par Biagio Bossone, ancien officiel de la Banque d’Italie et conseiller du FMI, avec un titre sensationnel : « Une monnaie fiscale gratuite : comment sortir de l’austérité sans casser l’euro » (**). Il s’agirait de stimuler la demande intérieure en distribuant aux italiens, individus et entreprises, une quasi-monnaie émise par l’état sous forme de crédits d’impôts. Le tour de passe-passe est politiquement plus astucieux qu’une sortie brutale de l’euro, et ses inventeurs prétendent même qu’il respecterait les règles de fonctionnement de la zone euro. Si le statut fiscal de ces crédits d’impôts hypothétiques relève d’une décision des autorités statistiques de comptabilité nationale, avec de mon point de vue une forte probabilité qu’ils soient assimilés à de la dette, la réalité économique de la proposition Bossone est limpide : renoncer à des collectes d’impôts futurs réduit les actifs futurs de l’état, et revient donc à augmenter sa dette nette. Il ne s’agirait ni plus ni moins que de s’affranchir du Pacte de Stabilité.

Maintenant qu’ils négocient leur participation à un cabinet, la Ligue comme M5* ont mis l’idée d’une quasi-monnaie parallèle sous le boisseau. Mais elle pourrait revenir comme ciment d’une coalition Frankenstein, fournissant à la Ligue la baisse d’impôts que son électorat du Nord réclame, et au M5* la distribution par l’Etat d’argent “gratuit” dont rêve son électorat du Sud. La coalition pourrait même se contenter de menacer de recourir à cette quasi-monnaie pour montrer sa fermeté avant d’éventuelles négociations avec la Commission et les autres pays de la zone euro.

De tels scénarios ont peu de chance de se produire si la reprise économique en Europe se poursuit, et si la BCE continue à soutenir les obligations italiennes par sa politique d’achat de titres. Mais rien n’est sûr de ce point de vue, comme le ralentissement de la croissance en début d’année et les intenses débats au sein du Conseil de la BCE sur son programme d’achat le montrent. Le risque italien, pour l’instant négligé par les marchés, n’a pas disparu pour autant.

(*) Voir ‘The regulatory treatment of sovereign exposures’, Basel Committee on Banking Supervision Discussion paper, 9 March 2018.

(**) Free fiscal money: exiting austerity without breaking up the euro, by Biagio Bossone, Marco Cattaneo, Luciano Gallino, Enrico Grazzini, Stefano Sylos Labini