Après les élections européennes, la balle est dans le camp de la France edit

12 juin 2019

La grande vague nationaliste ne s’est pas produite. Ce sont les libéraux pro-européens (le parti ALDE) et les Verts qui seront les arbitres au Parlement européen. Le duopole des vieux partis, le PPE et le PSE, est terminé, du moins pour la prochaine mandature. Certes, le Parlement européen est faible et l’importance de cette évolution peut aisément être exagérée, mais ce sondage grandeur nature devrait servir de guide pour arrêter l’impression que l’Europe est devenue un problème majeur. Il revient aux gagnants de développer des propositions qui sortent des sentiers battus.

Voici des décennies que centre-droit et centre gauche ont façonné ensemble l’Europe. Ils ont magnifiquement réussi : le traité de Rome a pérennisé la paix sur le continent et créé une organisation intégrée unique au monde, l’acte unique a consolidé le grand marché qui a été une formidable source de prospérité partagée, la création de l’euro a fait disparaître la guerre des monnaies. Et puis, plus rien. L’Europe est devenue une grande bureaucratie tatillonne, incapable non seulement de prendre de nouvelles initiatives mais aussi de gérer efficacement les accidents de parcours comme la crise financière ou la vague migratoire. La démocratie a bien fonctionné, elle a sanctionné ces échecs.

Un aspect curieux de l’intégration européenne est que chaque pays imagine l’Europe à son image. La France milite depuis toujours pour une Europe-puissance bâtie sur un pouvoir central. Il s’agit pour elle de redevenir à travers l’Europe la puissance qu’elle fut et sa recette instinctive est jacobine. L’Allemagne, pour sa part, a tiré depuis 1945 les leçons de sa propre histoire. Elle a parfaitement intégré les anciennes critiques françaises contre le militarisme allemand. Elle ne veut pas être une puissance, elle se méfie d’un pouvoir politique fort et centralisé. Elle imagine l’Europe comme une confédération faible, axée sur un système économique libéral avec le minimum d’interventions étatiques. C’est pour cela que les propositions avancées par Emmanuel Macron ont profondément inquiété Berlin et brisé l’engouement pour une renaissance de l’attelage franco-allemand de jadis, de toute façon improbable avec 28 pays (ou 27 sans la Grande-Bretagne). Il n’y aura pas de vrai budget de la zone euro, ni de relance de la politique industrielle, même si quelques lobbies allemands poussent en ce sens pour des raisons transparentes. Les bisbilles en cours sur les nominations reflètent le désir français d’une Commission forte et relativement indépendante, aux antipodes de la vision allemande.

Les pays d’Europe du Nord sont tout aussi hostiles que l’Allemagne à la notion d’une Europe-puissance centralisée. Même si certains pays ont, par le passé, été des grandes puissances politiques et militaires (l’Autriche, les Pays-Bas, la Suède, le Danemark), ils ont depuis longtemps substitué une autre ambition, celle d’être des succès économiques. Ils sont fiers de leur réussite dans ce domaine et redoutent ce qu’ils perçoivent comme un aventurisme français. Les pays d’Europe du Sud sont plus proches de la France. L’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce ont la nostalgie de leurs grandes époques respectives mais ils savent qu’ils n’ont plus les moyens de rejouer cette partie. Affaiblis par une gestion économique médiocre, ils regardent l’Europe comme un béquille. S’ils parlent de solidarité européenne et donc de pouvoir centralisé, c’est pour obtenir des transferts financiers, ce que les pays d’Europe du Nord redoutent plus que tout. Il n’y aura pas de mécanismes communs tels que des allocations de chômage ou une dette publique collective, et peut-être même pas de fond européen d’aide aux banques en difficulté, pourtant nécessaire au fonctionnement de la zone euro.

Le succès électoral de LREM, et son poids au sein de l’ALDE, imposent à la France de prendre des initiatives susceptibles de rallier les autres pays. Ce ne sera possible que si le gouvernement cesse enfin de porter les veilles idées du Quai d’Orsay que Macron a recyclées lors de ses discours à Athènes et à la Sorbonne. Sans surprise, il a échoué. Saura-t-il tirer les leçons de cet échec ?

Que peut donc proposer la France ? Face à l’euroscepticisme qui prend racine, deux stratégies sont envisageables. La première, celle choisie par Macron, consiste à lancer de nouvelles initiatives destinées à montrer que l’intégration européenne est bien vivante. Mais les différences de vision entre les pays membres ne sont pas encourageantes. La seconde consiste à répondre à l’enracinement de l’euroscepticisme en s’attaquant aux aspects qui fâchent. Il ne s’agit pas de baisser le pavillon mais de reconnaître que tout n’est pas parfait. Autrement dit, réparer plutôt que relancer.

La montée de l’euroscepticisme reflète, en partie, la vague populiste qui dépasse l’Europe, mais elle a pris un tour anti-européen bien particulier. Cette vague exploite un euroscepticisme préexistant, nourri par des imperfections bien réelles mais qui ont été soigneusement ignorées. C’est le reproche majeur que l’on peut adresser aux responsables politiques de ces dernières années. Il suffit d’écouter Matteo Salvini, l’homme fort en Italie. Il a convaincu non seulement les électeurs mais aussi une partie des élites économiques que tous les malheurs de l’Italie ont une cause commune, l’Europe. Trop de règles contraignantes (sa liste est longue comme le bras), l’arrogance du couple franco-allemand, les bureaucrates de Bruxelles et, bien sûr, le manque de solidarité face à l’immigration. Ses griefs recoupent ceux de Viktor Orban, de Marine Le Pen et de bien d’autres un peu partout en Europe. Sur ces questions, Salvini n’a pas souvent tort sur le fond, même si la forme de ses critiques et ses autres positions sont souvent répugnantes.

La caractéristique de ce que Salvini et consorts demandent est moins d’Europe. Même si leur motivation est lourdement teintée de nationalisme primaire, l’idée recueille un large assentiment populaire, bien au-delà de leurs électorats. Ce n’est pas succomber à un repli nationaliste que de reconnaître que l’Europe en fait parfois trop et qu’il lui arrive de mal faire. Deux exemples, parmi tant d’autres, illustrent les limites de la construction européenne, qui alimentent trop aisément les critiques.

Un des chevaux de bataille de Salvini est le Pacte de Stabilité, contre lequel il s’apprête à engager le fer avec la Commission. Il réclame « tout simplement » le droit pour l’Italie de décider de son budget. Il est exact que les États membres sont souverains en matière budgétaire, mais c’est à juste titre que le Traité de Maastricht identifie de manière explicite que la discipline budgétaire est une responsabilité collective. Accommoder ces deux exigences contradictoires est difficile et la méthode choisie, le Pacte de Stabilité, est en échec depuis longtemps. Il est clair que l’Italie ne peut pas se permettre de laisser sa dette publique, déjà très lourde, augmenter sans limite. Dans les jours qui viennent, la Commission va déclencher la procédure de déficit excessif parce que le déficit risque de passer de 3,1 à 3,5% du PIB. Même si les intentions de Salvini sont largement contre-productives, est-ce à l’Europe qu’il revient de censurer un gouvernement populaire pour un décalage de 0,4% du PIB ? Cette question est importante mais elle est taboue parce que, officiellement, les règles du Pacte de Stabilité ne sont pas discutables. Il est grand temps d’ouvrir un débat sur la manière d’établir la discipline budgétaire au sein de la Zone Euro, sans considérer à priori que le Pacte de Stabilité, maintes fois amendé, est la bonne réponse.

L’autre exemple concerne la concurrence internationale. En théorie comme en pratique, ses effets sont bénéfiques et le protectionnisme est nuisible. Hors conflits violents, les pays qui ont connu des grandes régressions économiques sont ceux qui se sont fermés aux échanges commerciaux. Mais l’ouverture a des effets disparates. Certains en bénéficient, d’autres y perdent. Salvini a beau jeu de répéter que « si l’Europe ne nous imposait pas l’importation forcée de tomates de Tunisie, d’oranges du Maroc, du riz birman, du blé canadien et du lait en poudre d’un autre endroit, il serait probablement plus facile pour nos agriculteurs de vivre et de survivre ». Il oublie, bien sûr, de mentionner que les consommateurs italiens profitent ainsi de prix plus bas. Consommateurs contre producteurs, c’est l’éternel débat, et le protectionnisme navigue sur cette question. Elle ne peut pas être occultée. Parce que les pays membres ont délégué la responsabilité du commerce international à l’Union Européenne, c’est Bruxelles que l’on blâme pour les effets redistributifs. Occulter le débat parce que la décision a été prise une fois pour toutes ne peut pas suffire. L’ouverture est la bonne solution, mais elle doit être accompagnée de mesures compensatoires temporaires. En principe, c’est la PAC qui doit gérer cette question mais elle est devenue une immense machine bureaucratique qui ne remplit pas ce rôle. La remettre en cause terrifie les gouvernements. En attendant, Salvini se délecte.

Ces deux exemples montrent que, dans le contexte actuel, ce dont l’Europe a le plus besoin c’est de repenser un certain nombre d’arrangements mal conçus. Cela peut signifier parfois moins d’Europe, parfois plus d’Europe, peu importe si l’Europe y gagne en qualité. Ceci pourrait permettre de priver les eurosceptiques d’arguments valables tout en améliorant le fonctionnement de l’Union. Les partis qui ont dominé jusqu’à maintenant les affaires européennes n’ont pas pu, ou pas voulu, admettre leurs erreurs. Leur recul aux dernières élections ouvre une porte vers des réformes de fond. Il serait navrant que les vainqueurs ne s’y engagent pas.