Les indépendantistes catalans: une conception de la politique plus proche de celle des Anciens que de celle des Modernes edit

27 octobre 2017

Il nous paraît intéressant aujourd’hui, après l’adoption par le Parlement catalan d’une motion proclamant l'indépendance de la Catalogne, d’observer ces événements en les appréhendant au miroir de catégories politiques anciennes, osant le pari qu’un tel recul nous offrira une extériorité salutaire et, ce faisant, nous permettra peut-être de compléter utilement tout ce qui a pu être écrit jusque-là, par des plumes plus autorisées que la nôtre sur ce sujet.

Certes, nul mieux qu’un historien ne mesure combien sont périlleuses les comparaisons historiques à plusieurs siècles de distance, tant l’anachronisme constitue un écueil difficile à éviter. Toutefois, même les plus grands maîtres de la discipline, tels Emmanuel Leroy-Ladurie ou Paul Veyne, ne se sont pas privés, à l’occasion, de tracer des ponts entre des périodes éloignées, enjambant parfois plusieurs siècles voire plusieurs millénaires, afin d’éclairer un problème historique qu’une focale trop étroite empêchait d’examiner dans toutes ses dimensions.

En cherchant à imposer coûte que coûte un référendum qui viole la légalité constitutionnelle espagnole et en voulant troquer l’appartenance à un grand ensemble politique pluriel pour l’effervescence d’une petite communauté politique, idéalement homogène et fusionnelle, les partisans de l’indépendance de la Catalogne, sans en avoir nécessairement conscience, aboutissent in fine à substituer à la démocratie « libérale » et à l’État de droit une conception de la politique en fait plus proche de celle des Anciens que de celle des Modernes – pour reprendre une distinction rendue célèbre par Benjamin Constant. Ce faisant, ils rompent avec la philosophie même qui a présidé à la construction politique de l’Europe, basée sur le triptyque : démocratie libérale, État de droit, prévalence des libertés individuelles. Voilà pourquoi les enjeux de cette crise, portant atteinte au cœur même du projet européen, dépassent de très loin les frontières de la péninsule ibérique.

Rappelons d’abord que dans l’Antiquité grecque et romaine,  « la cité précède logiquement la population qui l’habite, et non l’inverse », comme le souligne Paul Veyne dans le deuxième chapitre de L’Empire gréco-romain[1]. En effet, à la différence d’un État moderne – fût-il un État-nation – qui administre une population qui se trouve pour ainsi dire « déjà-là », vivant et travaillant sur un territoire soigneusement délimité par des frontières –, la cité antique est essentiellement un « projet civique » dont le premier geste consiste à discriminer ceux qu’elle entend prendre à bord et ceux qu’elle désire au contraire laisser en dehors de son entreprise politique.

Paul Veyne compare d’ailleurs la cité successivement à un monastère, à une université ou encore à une firme, dans la mesure où la polis antique est conçue comme un dessein collectif dont le règlement définit qui sont les réglementés. Au point qu’il est parfaitement concevable que le citoyen puisse se brouiller avec sa cité, comme un professeur peut rompre avec son université ou un salarié avec l’entreprise qui l’emploie. À l’évidence, un tel mode de pensée n’est pas sans présenter une certaine analogie avec la logique d’inclusion/exclusion qui à l’œuvre dans nombre d’entreprises sécessionnistes qui se font toujours sur le mode : « si tu ne nous aimes pas, quitte-nous ». Ainsi des indépendantistes catalans qui disent en substance : si tu ne partages pas le projet (telos) catalan, as-tu encore ta place en Catalogne ? Pourquoi ne pas rejoindre l’Espagne ?

Bien sûr, le nationalisme catalan – comme tout nationalisme – est loin d’être monolithique, et à côté d’un indépendantisme d’extrême gauche qui s’inscrit parfaitement bien dans la dynamique que nous pointons ici, d’autres adhèrent à une idée plus substantielle et charnelle de l’identité catalane, où la dimension culturelle (sinon ethnique) est plus prégnante. Il n’en reste pas moins que cette dimension d’un nationalisme conçu comme « projet collectif » ou « plébiscite de tous les jours » – théorisé jadis par Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? –, est d’autant plus apparente dans les rues de Barcelone qu’elle est plus présentable aux yeux d’une opinion publique internationale, légitimement suspicieuse à l’égard des nationalismes purement culturels et ethniques.

De l’antériorité logique de l’essence de la polis antique (ce qu’Aristote appelait sa  « fin » ou sa  « fonction ») sur la délimitation du corps citoyen chargé d’accomplir cette entreprise civique, découlait une intense politisation des rapports sociaux. Au point que Paul Veyne compare longuement la citoyenneté antique à une forme de militantisme politique. En effet, puisque la polis grecque ou romaine considère que, d’une certaine manière, ses citoyens l’ont choisie, elle est en droit d’attendre d’eux qu’ils s’investissent pleinement dans les affaires publiques. La participation politique y est ainsi conçue comme un devoir et non comme un droit (ce que Claude Nicolet a appelé dans un livre fameux le  « métier de citoyen »). Nulle liberté de vaquer à ses affaires privées dans un tel schéma, où les activistes tiennent le haut du pavé et imposent à leurs concitoyens un zèle de tous les instants, comparable à celui de militants dévoués à une cause transcendante qui justifierait tous les sacrifices.

Car la cité ainsi conçue – ordonnée à une fin politique définie – fait de ses membres des sortes de moines-soldats, pour lesquels la vie privée est absorbée par l’action publique, à l’image de ces militants révolutionnaires des partis bolchéviques au XXe siècle (la comparaison est à nouveau de Paul Veyne) dont la vie entière était sacrifiée à l’engagement idéologique. C’est ainsi que la liberté antique consistait en une participation active au gouvernement de la cité (droit de débattre, de juger et de décider collectivement) et non pas, comme notre liberté moderne, dans le droit de disposer d’une sphère privée, hors de la portée d’autrui et de la société. Une logique dont la dimension totalitaire n’est que trop évidente dès lors qu’il n’y a plus de limite à ce que la polis est théoriquement en droit d’attendre de ses membres.

Bien sûr, la comparaison avec la Catalogne paraît ici montrer ses limites, dans la mesure où la citoyenneté antique s’inscrivait dans une échelle territoriale et démographique infiniment plus réduite, autorisant la pratique de la démocratie directe (ce qu’une région de plusieurs millions de citoyens exclut). Il n’en reste pas moins que lorsque les indépendantistes catalans prétendent imposer une procédure référendaire qui viole avec éclat la loi fondamentale de l’Espagne, ils opposent une forme de démocratie directe à la légalité, tout en substituant une manière de souverainisme autoproclamé à l’État de droit en vigueur dans toute la péninsule ibérique. En imposant, au mépris du droit, à tous les habitants de Catalogne un choix que beaucoup d’entre eux refusent pourtant de faire, les indépendantistes catalans traitent avec un souverain mépris la bien nommée « majorité silencieuse » (le silence est un droit !), qui a sciemment refusé de cautionner ce qu’elle considère comme une mascarade démocratique. En invoquant comme un mantra une catalanité qui rendrait impossible la cohabitation avec une vaste Espagne, présentée comme étrangère et impériale, juste bonne à détourner les richesses locales au profit d’autres territoires, les soutiens de la cause indépendantiste promeuvent un entre-soi politique, fondé sur un mélange de repli communautaire et d’égoïsme fiscal, tout en restant ouvert sur le monde (comme la cité antique accueillait de nombreux métèques et ne confondait jamais sa population et son corps citoyen, bien plus réduit).

L’une des singularités du nationalisme catalan (même si l’on retrouvait ce trait dans l’indépendantisme basque d’ETA) réside dans la place non négligeable qu’y occupe l’extrême gauche, et qui n’est pas seulement liée au poids de l’anti franquisme dans cette partie de l’Espagne. En réalité, ces sécessionnistes participent d’une logique politique chère aux minorités activistes et que l’on retrouve depuis la Révolution française – sous des formes plus ou moins variées – à l’extrême gauche de l’échiquier politique ; là où l’exaltation des « groupes en fusion » et autres « groupes assermentés » (théorisés par Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la Raison dialectique) forment un substitut plus ou moins avouable aux majorités démocratiques[2]. Ces minorités activistes considèrent en effet que les absents ont toujours tort, dans la mesure où ceux qui refusent de participer à l’effervescence « démocratique », qu’elles ont-elles-mêmes décrétée, font un choix et doivent donc en assumer les conséquences.

Ce faisant, la logique de la rue prétend s’imposer aux gouvernements élus en usant de l’argument de la procuration et en mettant en œuvre (et en scène) une forme de démocratie directe qui a connu ses heures de gloires lors des journées révolutionnaires des années 1792-1794, ou, plus récemment et sur un mode plus fantasmatique, en décembre 1995, lorsque le  « mouvement social » (sous l’impulsion des cheminots en grève pour défendre leur statut) a été présenté à l’extrême gauche comme la représentation « par procuration » de l’ensemble du salariat, supposément contraint au silence (en particulier dans le secteur privé). De la même manière, l’avant-garde indépendantiste catalane prétend parler au nom d’une Catalogne aliénée, en butte à l’oppression d’un État espagnol oppresseur, héritier du franquisme, car telle est en substance la position de l’aile indépendantiste classée à l’extrême gauche et incarnée au premier chef par la CUP.

Au-delà du cas catalan, lorsque les sécessionnistes de diverses contrées et de diverses obédiences préfèrent les petites communautés « chaudes » et fusionnelles aux grands ensembles froids que sont les États modernes, ils renouent avec cette logique de la cité antique, minuscule société d’interconnaissance où chacun est placé sous le regard d’autrui et requis de participer à la manœuvre, sauf à répondre de l’accusation de trahison.

Les Athéniens avaient coutume de dire qu’un homme qui ne faisait pas de politique ne passait pas pour un homme paisible, mais pour un mauvais citoyen. C’est un peu ce que disent les bruyantes manifestations de rue à Barcelone et ailleurs : s’abstenir et se taire, c’est trahir. Trahir quoi ? L’idéal positif de la polis, ce telos par lequel la communauté civique s’est fondée en vue de la réalisation d’une certaine fin – rendre l’homme heureux en lui permettant d’accomplir sa nature politique, selon Aristote ; désaliéner les Catalans et leur rendre la liberté selon les amis de M. Puigdemont.

Bien entendu, notre propos ne vise nullement à établir un parallèle qui fonctionnerait en tout point entre le drame catalan actuel et la logique politique à l’œuvre dans les cités antiques. Les différences entre les deux situations sautent suffisamment aux yeux pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder. Reste qu’il y a dans la logique sécessionniste à l’œuvre au sud des Pyrénées (mais aussi dans d’autres parties de l’Europe) une forme indéniable de nostalgie pour un type de citoyenneté, activiste et fusionnelle, qui est aux antipodes de celle qui accompagne la construction européenne depuis ses débuts.

Une citoyenneté moderne et apaisée qui privilégie la défense intransigeante des libertés individuelles (y compris celle de cultiver son jardin ) et de l’État de droit, tout en rejetant l’exaltation souverainiste, le repli communautaire et les illusions liberticides de la démocratie directe.

 

[1] Chapitre intitulé « Les présupposés de la cité grecque ou pourquoi Socrate a refusé de s’évader ».

[2] La réhabilitation de la lecture sartrienne de la Révolution française a été entreprise tout récemment par l’historienne Sophie Wahnich dans son livre La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, 2017.