Comment traiter avec un État-voyou aux portes de l’Europe? edit

24 février 2022

Jusqu’à ce matin les dirigeants des États européens n’osaient pas encore poser cette question à voix haute, même après le coup du 21 février. Ils auraient dû le faire depuis longtemps. La Russie de Poutine nous inquiète et nous déroute. La perspective d’une puissance nucléaire hostile et agressive à nos portes est si effrayante que les Européens ont longtemps préféré céder à l’illusion de la normalisation — « M. Poutine est pragmatique », « il faut comprendre les demandes de la Russie », etc. —, plutôt que chercher à comprendre la nature de cet État hors norme. Ce qui n’aide pas à savoir à quoi nous attendre et que faire avec la Russie. Il faut du courage intellectuel et politique, si l’on veut résister au récit que la Russie inocule depuis vingt-cinq ans, et reconnaître que nous sommes dans une situation analogue à la Guerre froide.

Analogue mais pas identique. La configuration présente est profondément différente : nous ne sommes plus dans un affrontement entre deux blocs séparés par une guerre idéologique et une rivalité impériale. Et ce pour trois raisons :

1. La Russie n’est plus un régime idéologique, elle ne représente plus un modèle ; même si l’autoritarisme exerce aujourd’hui une forte attraction sur les démocraties fatiguées, les modèles autoritaires hongrois et polonais ou le modèle totalitaire chinois ont autant sinon plus d’attrait dans le monde. Par rapport à l’URSS, la Russie de Poutine a perdu le prestige idéologique et la ressource des « partis frères ». Mais elle a gagné la discrétion et la dissémination de ses soutiens dans tous les milieux. Comme le remarquait récemment un éminent politiste, il n’y a plus de Parti communiste mais il y a beaucoup de compagnons de route.

2. L’URSS était un véritable empire, comme la Russie tsariste avant elle, la Russie de Poutine n’est qu’un rêve d’empire : diminuée territorialement, exsangue démographiquement, revenue à une structure économique de type tiers-monde, la Russie n’a plus pour elle que son statut nucléaire et une armée reconstruite à grand frais, sans qu’on sache d’ailleurs combien cela lui coûte et avec quel impact sur le bien-être des Russes, puisque le budget militaire et sa part dans le PIB sont secrets depuis plusieurs années. Certains s’inquiètent du rapprochement entre la Russie et la Chine. Un des éléments de langage très habiles des relais de la Russie consiste à affirmer que par l’expansion de l’OTAN et par notre intransigeance sur l’Ukraine nous aurions poussé la Russie dans les bras de la Chine, créant ainsi une dangereuse internationale des dictatures. Argument douteux car la Chine et la Russie ne jouent pas dans la même catégorie. La Chine a beaucoup à prendre (ou à voler) à la Russie, et peu à lui donner. Sa puissance repose pour une part essentielle sur ses exportations. Elle ne quittera pas le système Swift par solidarité avec la Russie.

3. La Russie n’est plus un empire quasi autarcique comme l’était l’URSS, avec le COMECON et ses clients dans le Tiers-Monde, elle est insérée dans la mondialisation.

C’est ce dernier trait qui distingue le plus la nouvelle Guerre froide de la précédente, et complique considérablement la tâche des pays qui font face à la Russie. La Russie participe au jeu des échanges et des équilibres internationaux. Mais elle ne joue pas le jeu. Elle n’est pas la seule, dira-t-on, mais elle est la seule à ce niveau de duplicité. La Russie est un État-voyou. L’expression anglaise, rogue state, est plus précise et sobre. « Rogue » est un terme d’éthologie, qui désigne chez les mammifères grégaires des individus, en général des mâles âgés, qui quittent le troupeau et ne se comportent plus selon le rôle que leur assigne la société animale. Ils deviennent erratiques et agressifs. La Russie est le rogue state de l’âge de la mondialisation. Comme un vieil éléphant mâle solitaire, elle est agressive, aventuriste, et erratique mais, à la différence de la Corée du Nord, elle est parmi nous. Tâchons de dompter dans la pensée ce type étrange et inquiétant pour trouver comment agir face à lui.

Que veut la Russie ? Elle ne le sait pas.

La condition russe depuis 1989, c’est de ne pas savoir ce que l’on est et ce que l’on veut. Européens ou eurasiatiques ? Nation ou empire ? Les Occidentaux et sans doute un certain nombre de citoyens russes espéraient que la Russie d’après 1991 serait un État démocratique libéral, d’abord défectueux certes, mais en voie de normalisation. Mais les élites issues du KGB vivaient une série de dilemmes existentiels : pouvait-on sauver le pouvoir guébiste dans les conditions post socialistes, ou fallait se consacrer aux affaires et/ou partir avec la caisse ? Fallait-il profiter de la chute de l’empire pour constituer enfin une nation russe, ou tenter de reconstituer l’empire ? Ce malaise dans l’identité imprègne toute la société russe, d’où la faiblesse de l’opposition, la passivité des masses.

Comme à plusieurs reprises dans l’histoire russe et soviétique, ces interrogations se ramenaient à l’Ukraine. Sans l’Ukraine, plus d’empire russe, malgré le Belarus, Kaliningrad et le Caucase. Accepter l’indépendance de l’Ukraine et entretenir des relations normales avec elle, c’est laisser sa prospérité et son développement démocratique créer un exemple accablant, d’autant plus dangereux que les deux peuples sont proches, que des millions de familles russes et ukrainiennes ont des parents des deux côtés. Peu de gens savent que lorsque l’UE a supprimé les visas pour les citoyens ukrainiens, cette mesure a suscité une secousse sociale profonde car les Russes voulaient la même chose.

Les pro-russes les plus habiles tentent d’accréditer la finlandisation de l’Ukraine. Les Ukrainiens ne veulent plus entendre parler de neutralisation —   il y a dix ans peut-être mais, aujourd’hui, c’est trop tard, après l’annexion de la Crimée et huit ans de guerre dans le Donbass —, mais, surtout, cette « finlandisation » serait inacceptable pour la Russie car, autant le niveau de vie et le modèle social de la Finlande était indifférents aux Soviétiques (ils se contentaient de veiller sa neutralité et de noyauter sa classe politique), autant l’Ukraine, par sa géographie et son histoire, est chaque jour sous les yeux des Russes. Avant de lancer son invasion, Poutine vient d’ailleurs d’exiger la « démilitarisation » de l’Ukraine, confirmant qu’il ne se satisfera pas de sa neutralité.

En réalité, la question ukrainienne concentre la contradiction de Poutine entre son rêve d’empire et l’impossibilité de le réaliser, ni par la ruse ni par la force. C’est pourquoi la crise russo-ukrainienne est insoluble sur le fond. Il faut aider l’Ukraine à se développer et à se défendre, négocier si l’on peut des modus vivendi acceptables, tout en sachant qu’ils sont ne que provisoires tant que le régime russe sera en place.

Bien que la Russie dispose d’un appareil diplomatique et militaire moderne et compétent (notamment grâce à des cadres formés dans les meilleures universités américaines !), la rationalité qu’on peut lui prêter dans les relations internationales est forcément limitée par l’irrationalité de ses buts. Ce n’est pas le cas, ou du moins pas au même degré, du régime chinois, qui a, lui, les moyens de sa politique. État-voyou : encore une fois, cela ne peut se dire officiellement, mais il faut le savoir et l’intégrer dans notre politique étrangère.

Il fallait bien sûr tenter de négocier sur les « garanties mutuelles de sécurité », et la France l’a fait — avec une liberté que n’a pas l’Allemagne, qui a choisi la dépendance énergétique envers la Russie —, mais il faut le faire en gardant à l’esprit que les « inquiétudes russes » sont un énorme mensonge. Ce qui inquiète la Russie ce n’est pas l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, c’est la poursuite du développement démocratique de l’Ukraine. Le rapprochement avec l’UE est beaucoup plus dangereux pour Poutine que l’OTAN, même s’il ne peut pas le dire, puisque l’UE n’existe pas à ses yeux (il ne la nomme jamais, « Bruxelles » pour lui, c’est le siège de l’OTAN). Cette menace, mortelle du point de vue de Poutine, nous ne pouvons pas la lever, sauf à lâcher l’Ukraine.

Parlons des forces en présence.

Le discours russe sur l’expansion de l’OTAN vers l’Est est très efficace pour troubler les opinions publiques parce qu’il escamote (ou, jusqu’à ce matin, escamotait) la menace russe tangible que la Russie exerce contre ses anciennes colonies et pays satellites, et parce qu’il profite de l’ignorance des médias et des peuples sur la réalité des forces en présence. C’est ce qui permet par exemple à un Luc Ferry, pourtant libéral et européiste, de comparer la présence de forces de l’OTAN aux frontières de la Russie avec les missiles installés à Cuba qui avait provoqués une crise majeure en octobre 1962. Cet argument ridiculise ceux qui l’emploient car il n’y a aucune commune mesure entre les missiles nucléaires que l’URSS voulait installer à proximité des États-Unis et la présence symbolique de quelques milliers d’homme de l’OTAN installés en 1997 et en 2004 dans le cadre de l’élargissement de l’OTAN à la Pologne, aux Pays Baltes. Les bases aériennes et les armes nucléaires de l’OTAN n’ont pas bougé ni augmenté depuis cinquante ans. Malheureusement, la confusion instillée par le storytelling russe est efficace. Il y a quelques jours, d’excellents journalistes sur une chaîne d’info étaient tous persuadés que l’OTAN avait en Europe de l’Est des forces comparables à celles de la Russie tournées vers l’ouest. Gérard Araud présent sur le plateau a eu beau mettre les choses au point, ces excellents journalistes avaient du mal à le croire. Le déploiement de la Russie comprend des bases anciennes et nouvelles à sa frontière occidentale, mais aussi à Kaliningrad, au Belarus, en Crimée et en Transnistrie. On trouvera facilement sur l’Internet la liste des armes nucléaires de moyennes et longues portées et leur localisation — la Crimée est devenue depuis l’annexion la plus grande base militaire du monde[1].

Dans l’incertitude habilement entretenue par Poutine, même après que l’invasion a commencé nul ne peut dire jusqu’où il ira. D’autant que son attaque à têtes multiples ne concerne pas que l’Ukraine. Il est probable que Poutine veut revenir sur la dénucléarisation du Belarus (Mémorandum de Budapest, 1994). Loukachenko ne peut désormais rien refuser à Poutine et les essais récents de missiles susceptibles de porter des charges nucléaires pourraient être le prélude à l’installation permanentes de missiles nucléaires. Puisque les Américains ne respectent pas leurs promesses, la Russie s’estime fondée à faire de même s’agissant de la renucléarisation de l’Europe orientale. Être lucide sur la nature de l’État russe, c’est notamment se préparer à combattre fermement la renucléarisation du Belarus.

Plus généralement, les Européens devraient s’exprimer beaucoup plus sur les forces militaires russes en Europe, et souligner la disproportion entre les forces russes et le dispositif de l’OTAN.

L’Ukraine existe.

Poutine est doublement révisionniste, il veut réviser les frontières et l’équilibre géopolitique de l’Europe et il prétend réviser l’histoire de l’Europe au prix d’une cascade de mensonges. Le nerf de ces mensonges, c’est d’accréditer l’idée que l’Ukraine n’existe pas, que ce ne n’est pas un vrai pays. Tout ce que l’Ukraine a été et est aujourd’hui serait l’œuvre de l’étranger : Staline qui a rattaché la Galicie des Habsbourg à l’Ukraine en 1944, Lénine qui lui aurait donné le Donbas, la CIA qui aurait fomenté le « coup » de Maidan pour l’entraîner malgré elle dans le giron occidental. Ce que Staline a donné, il peut le reprendre, et ce qu’a ourdi la CIA est illégitime. Peu de gens assument ce mensonge extravagant, mais des bribes circulent toujours chez des journalistes de bonne foi. Le nerf de ce mensonge, c’est que le peuple ukrainien n’existe pas puisqu’il est divisé entre ukrainophones pro-occidentaux à l’ouest et russophones pro-russes à l’est. Cette thèse elle est entièrement fausse. Russophone ne veut pas dire russophile. Le référendum d’indépendance en 1991 avait recueilli une écrasante majorité de Oui dans toutes les régions du pays (sauf en Crimée, où la majorité était quand même de 54%). Depuis, l’adhésion à la nation s’est renforcée régulièrement. Les Ukrainiens disent souvent que Poutine a nationalisé l’Ukraine en l’agressant en 2014. Il y a bien sûr des différences entre les régions, mais la population de l’est se considère tout aussi ukrainienne que celle du reste du pays[2].

Des sous et des larmes.

Négocier avec la Russie est voué à l’échec et dangereux si l’on croit parvenir à un compromis, car il n’y a pas de compromis possible sur l’Ukraine. C’est ce qu’il ne faut jamais oublier. C’est une difficulté de cette guerre hybride, ni totale ni limitée. Connaître l’adversaire, c’est comprendre ses buts, connaître ses moyens et mesurer leur nocivité. L’Occident a fini par comprendre le rôle crucial de la désinformation et des cyber-attaques russes. Les États-Unis ont innové ces dernières semaines avec leur politique de « contre-information » : publier ce que nous apprend le renseignement pour couper l’herbe sous le pied de la maskirovka, l’art de la surprise et de la désinformation dont les militaires russes sont virtuoses, mais aussi prévenir à la source le mensonge, qui est une arme de destruction massive dans cette guerre.

Il faut des sanctions sévères mais aussi ciblées. Les sanctions et mesures les plus efficaces seront celles qui ciblent : a) l’insertion de la Russie dans le système financier mondial, b) les capacités militaires de la Russie. Cela passe par un embargo sur les technologies sensibles, des contre-mesures obligeant la Russie à reculer ou à dépenser plus sur d’autres théâtres et, last but not least, entraver les exportations de matériel militaire.

 

[1] Voir cet article d’experts ukrainiens, « Le retour de la Crimée soviétique », publié par la Fondation Jean-Jaurès.

[2] Voir Iryna Bekechkina, « L’Ukraine a choisi sa voie », dans Dominique Reynié dir., L’Opinion publique européenne, Fondapol, 2019 ; ou cette enquête d’opinion toute récente sur la Russie et la guerre, qui donne des résultats par région : https://dif.org.ua/article/ukrainian-public-opinion-toward-russia-and-war-in-the-east-of-ukraine