La défaite du Rassemblement national edit

1 juin 2019

Je ne crois pas me tromper en disant que nous étions nombreux à être inquiets ces dernières semaines du résultat attendu des élections européennes, et plus encore le jour de l’élection. L’irrésistible ascension du RN, la maladresse stratégique de l’équipe de Macron, et les séquelles du moment Gilets Jaunes annonçaient une nette victoire du Rassemblement national. Dimanche après-midi, des rumeurs sur les sondages sortie des urnes promettaient un creusement supplémentaire de l’écart entre le RN et la REM. Dans cette ambiance glauque, la remontée spectaculaire et inattendue du taux de participation, de 42,4% en 2014 à 51,3% en 2019, ne pouvait que profiter au RN qui allait récupérer les votes des Gilets Jaunes. Le dernier écart mesuré en fin de campagne étant de 2% à 2,5%, la majorité allait vers une défaite piteuse, voire une crise de régime, si l’écart atteignait ou dépassait 4%. Des estimations en ce sens ont paru assez crédibles pour fausser les réactions des commentateurs à l’annonce des premières estimations. À 20h, l’écart n’est que de 1,5% — il se réduira au cours de la soirée jusqu’à 0,9%, soit le résultat définitif, avec le même nombre de sièges pour les deux listes, 23. Il n’empêche, les plateaux télé annoncent alors une « nette victoire du RN ». Les militants présents aux QG endossent immédiatement l’interprétation des journalistes : joie débordante au RN, silence circonspect à la REM. Et la même analyse va se maintenir un peu partout, y compris dans le quotidien de référence, qui organise un « Live » le mardi 28 mai : « Posez vos questions sur la victoire du Rassemblent national ». C’est exactement une « représentation collective » au sens que Durkheim donnait à ce concept mais, dans le cas, une représentation fausse.

En effet, il ne s’agit en rien d’une victoire du RN, comme l’a montré ici même Gérard Grunberg. Quelques personnalités, peu nombreuses, comme Jean-François Copé (lundi 27 sur LCI) ont exprimé le même jugement. Non seulement, l’arithmétique électorale interdit de parler de victoire du RN sur la REM — écart faible, même nombre d’élus —, mais l’analyse politique dégage deux vainqueurs, la REM et EELV, et non pas deux mais trois perdants : les Républicains, la Frane insoumise… et le RN. Certes, le maintien du RN au rang de premier parti de France est sans commune mesure avec l’effondrement des LR et de la LFI, qui vont sans doute subir le sort du PS en 2017 : quasi-disparition et reconstruction laborieuse. Mais les conditions de ce maintien (avec un léger repli en pourcentage par rapport à l’élection de 2014) font que le mur de verre qui cantonne le RN à l’écart du pouvoir va être encore plus infranchissable dans les années qui viennent : quels que soient les bénéfices de la dédiabolisation. En effet, le jeu a changé et la « défense républicaine », de plus en plus précaire au demeurant, n’est plus le facteur principal d’isolement du RN.

1. Le RN est plus que jamais seul. Ses alliés potentiels, Gilets jaunes et Debout la France, ne pèsent presque plus rien. Dupont-Aignan, parti à 8% en début de campagne, s’est effondré à 3,5%. Les deux listes Gilets jaunes totalisent un score insignifiant (0,32%). S’il laissera sans doute une trace durable dans la culture politique[1] le mouvement des Gilets jaunes est terminé. Le RN a été le bénéficiaire principal voire exclusif du vote Gilets Jaunes (au grand dam de Jean-Luc Mélenchon), ce qui veut dire qu’il a déjà épuisé ses réserves de ce côté. Malgré une convergence objective, une alliance avec la LFI est exclue, et on peut même gager que la complicité discrète qui s’est nouée à l’Assemblée nationale et au sein du Parlement européen sortant va se distendre. Enfin, personne ne peut dire ce que va devenir la droite après l’implosion des LR, mais on peut être sûr qu’elle n’ira pas vers un rapprochement avec le RN.

2. En effet, le RN n’est pas seulement isolé dans le système politique mais aussi en mauvaise posture idéologiquement car il est mal placé désormais pour fédérer les populismes. L’élection a fait émerger en France et dans les autres pays membres un débat sur l’UE qui est à la fois clivant et marqué par la prédominance du choix de l’Europe à peu près partout. Seule l’Italie fait exception, avec 65% de voix pour des partis europhobes et pro-russes[2]. Or, malgré le renoncement à la sortie de l’Union et de l’Euro, les électeurs n’oublieront pas de sitôt les divagations sur la question de Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle. Le message du RN restera d’autant plus brouillé et peu rassurant que les groupuscules « patriotes » continuent de faire tonner l’appel au « Frexit » et que la LFI entretient également le spectre de la destruction de l’UE avec sa ligne incohérente (« on reste dans l’Union mais on renégocie tous les traités »). L’hostilité du RN à l’UE, si enrobée qu’elle soit, sera un repoussoir durable pour les électeurs, même parmi les plus agacés par « Bruxelles ».

3. La percée spectaculaire des écologistes, amplifiée par leur succès dans beaucoup d’autres pays, rend caduc le schéma du duopole RN-REM, déploré à l’envi par les médias, la droite et la LFI. Si tant est qu’on puisse parler d’un tel duopole, il n’aura existé que de l’élection présidentielle au 26 mai. La réussite d’EELV, grâce à un leader de grand talent, annonce ou plutôt constitue d’ores et déjà une transformation profonde de l’échiquier politique, au-delà du clivage droite-gauche mais aussi du clivage entre mondialistes et partisans de la primauté de la nation. Enfin, le succès de Yannick Jadot joint au résultat honorable de la liste Place publique-PS et à la débandade de Génération.s et de la LFI crée la possibilité d’une gauche, dont on pouvait douter depuis 2017[3].

En somme, s’il est impossible aujourd’hui de prédire les contours de la deuxième phase de la recomposition politique qui a commencé le 26 mai, il est très peu probable que le RN y trouvera un quelconque avantage. Le RN est un parti d’avenir et qui va le rester longtemps.

 

[1] Une trace que j’aimerais appeler proto-totalitaire : fascination pour la violence et, chez certains, pour la guerre civile, haine des élites, refus de la représentation, mythe d’un peuple sans division face à ses ennemis, complotisme effréné.

[2] La position sur l’UE des conservateurs polonais et de la démocrature hongroise ne sont pas si nettes qu’on doive les compter parmi les eurosceptiques.

[3] A cet égard, il est peu pertinent comme le fait Le Monde de déplorer la dispersion des gauches et d’additionner les voix d’EELV, PP-PS et LFI, comme si un tel attelage avait un sens alors que l’épisode Gilets jaunes a creusé plus que jamais le fossé entre gauche démocratique et gauche insurrectionnelle, tout en en rapportant rien à la LFI.