De l’antisémitisme en Amérique edit

9 juin 2022

Les juifs ont longtemps vu dans les États-Unis la nouvelle Terre promise. Au-delà de l’Atlantique, dans un pays fondé par des lecteurs de la bible, qui entendait se distinguer des pesanteurs de l’Europe chrétienne, la présence des juifs n’avait pas la même signification qu’en Europe. La colonisation pouvait apparaître a priori favorable. Les colonisateurs souhaitaient attirer des populations européennes pour peupler les nouvelles terres, les structures sociales y étaient moins établies, donc moins contraignantes. Contrairement aux marranes qui s’établirent en Amérique du sud et n’échappèrent pas aux persécutions du tribunal de l’Inquisition dans les colonies espagnoles et portugaises, la proclamation de l’indépendance et de la démocratie proclama les droits des citoyens juifs. En 1790, George Washington répondit à la Communauté juive de Newport (Rhode Island) qui avait inauguré la première synagogue construite sur le sol nord-américain le 3 décembre 1763 : « Le gouvernement des Etats-Unis, qui ne donne aucune aide aux religions, mais aucun soutien à ceux qui les persécutent, exige seulement de ceux qui vivent sous sa protection qu’ils soient de bons citoyens, en le soutenant activement en toute occasion »[1].

Denis Lacorne a analysé les deux récits nationaux du pays[2]. La réponse de George Washington s’inscrivait dans le premier, dans la tradition de Locke ou de Montesquieu. Il célébrait l’indépendance du pays, la souveraineté du peuple, la révolte contre l’hégémonie du monarque britannique et la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Au nom de cette tradition républicaine, au nom de la liberté et des principes de la nation démocratique, les droits politiques et sociaux des non-chrétiens et de ceux qui n’appartenaient à aucune Eglise étaient garantis.

Mais cette conception se heurtait à un autre récit national qui fait une place centrale à la religion protestante, et conduit ceux qui se considèrent comme les descendants des premiers puritains à rejeter passionnément tous les éléments qu’ils considèrent comme étrangers à cette tradition, les Noirs, les catholiques, les Slaves, les Italiens, les juifs etc. Le mouvement « nativiste » de la fin du xixe qui resta puissant pendant des décennies en fut l’expression, relayée, dans le cas des Noirs, par des mouvements violents comme le Ku Klux Klan.

Les conditions sociales et politiques ont longtemps favorisé le premier récit. Malgré des périodes de restriction, l’immigration n’a jamais cessé, établissant un pluralisme culturel et religieux de fait et réduisant progressivement le nombre et la domination des WASP (White Anglo Saxon Protestant). Il permettait de réinterpréter le judaïsme comme une religion parmi les autres. Aux Etats-Unis, il importe d’être affilié à une Eglise, mais aucune Eglise ne s’impose aux autres. La synagogue remplissait ce rôle. L’émancipation civile, juridique et politique fut affirmée avec l’indépendance politique en 1776 et fut, comme en France mais avant la France, la conséquence des proclamations des droits de l’homme et de l’installation de la démocratie (même si elle ne fut adoptée que plus tardivement dans certains Etats). La diversité des origines est reconnue dans ce pays fondé par l’immigration et elle est inscrite dans le récit nationale E pluribus unum. Le pays entretenait le mythe d’être le lieu où tous les persécutés amoureux de la liberté pouvaient trouver leur place et chercher le « bonheur », selon le terme de la Constitution.

La croyance des juifs dans ce récit national fut d’autant plus ardente qu’ils connurent tout au long du xixe et du xxe siècle une véritable success story. La masse des immigrés pauvres chassés par les pogromes de l’empire russe connurent en deux générations une mobilité sociale ascendante d’une rapidité exceptionnelle. Les familles les plus pauvres consacraient leurs ressources aux études de leurs enfants, qui s’embourgeoisaient et obtinrent des conditions de vie aussi opulentes que celle des WASP. Leur intégration culturelle était parfaite – ils étaient de parfaits Américains –, même s’ils restaient les plus souvent socialement isolés des autres groupes  de la population. Mais ce repli des relations avec les siens était aussi celle d’autres « communautés », Italo-Américains ou les Polonais-Américains par exemple, sans parler des Afro-Américains.

La foi dans leur pays fut encore redoublée par leur destin après la Seconde Guerre mondiale. Leur réussite sociale et le déclin de l’antisémitisme à la suite de la découverte de la shoah ouvrirent une nouvelle période. Jamais les juifs n’ont connu une situation où ils eussent été plus en sécurité, plus prospères et plus intellectuellement créatifs. Ils devinrent les acteurs essentiels de la vie intellectuelle de New York, depuis les années 1960 ils sont prépondérants dans toutes les grandes universités, en particulier celles de l’Ivy League, ils dominèrent de grands secteurs de la vie économiques et furent nombreux en politique. Ils trouvèrent leur place à la Cour suprême. De tous les groupes ethniques repérés par les sociologues, ils font partie de ceux qui disposent du revenu le plus élevé. Leur installation dans les banlieues huppées des grandes villes en témoigne.

Ces succès leur ont fait oublier le second récit national et ses suites. Pourtant les manifestations d’antisémitisme n’ont jamais disparu et la vague antisémite n’a cessé d’être puissante. En 1913, un industriel, Leo Frank, évidemment innocent d’un meurtre pour lequel il avait été condamné à mort par un jury populaire, lorsqu’il fut gracié par le gouverneur de l’Etat, fut traîné hors de sa prison par une foule déchaînée qui le lyncha et le pendit. Le mythe du meurtre d’un enfant par les juifs se diffusa en 1928 à Massena dans l’Etat de New York. Même si ces épisodes de violences collectives furent peu nombreux, il n’en reste pas moins que les juifs souffrirent longtemps de discriminations dans l’accès à toutes les professions, l’armée, le barreau, les hôpitaux publics, l’université, et cela jusque dans les années 1960. Les universités les plus réputées de la côte Est avaient institué entre les deux guerres des formes de quotas qui aboutissaient à leur interdire l’accès aux études les plus prestigieuses. Henry Ford fut l’un des diffuseurs les plus actifs des Protocoles des Sages de Sion dans les années 1920. Roosevelt fut accusé d’avoir institué le Jew Deal pour avoir choisi des collaborateurs juifs.

Pourtant le récit républicain semblait rester dominant. Or son affaiblissement est patent depuis le début du nouveau siècle.

L’antisémitisme est l’un des révélateurs les plus sûrs des crises de la démocratie. L’élection du premier président « noir » des Etats-Unis, loin de signifier une victoire de la République riche de symboles, a comme décuplé les forces d’opposition à la démocratie. Les organisations nativistes extrêmes, les skinheads racistes, les néo-nazis, les ultras favorables à la suprématie blanche, les militants du Ku Klux Klan, s’appuyant sur le premier amendement de la Constitution, avancent aujourd’hui en toute liberté les accusations et les slogans antisémites les plus éculés. Les juifs ne sont apparemment pas les objets premiers de leur détestation et de leur violence, mais en accusant les institutions, la justice, le Capitole, Washington, les « pourris » ou les traîtres de la Côte Est, ils visent toutes les institutions qui organisent la vie démocratique et, de fait, protègent les juifs et auxquels ces derniers sont particulièrement attachés. Ils retrouvent « spontanément » les clichés et les slogans de la tradition nativiste et antisémite.

Il ne faut pas s’étonner que ces mouvements qui rassemblent les électeurs de Donald Trump avec le slogan « America First » et remettent en question tout ce qui constitue la tradition de la démocratie aient renouvelé les passions mauvaises et dangereuses de la partie du peuple qui se sent déshérité par l’évolution du monde.

Mais il faut s’inquiéter. Etre démocrate, c’est respecter les institutions de la démocratie. On ne saurait négliger que ce renouveau de l’antisémitisme est un signe indubitable que la survie de la démocratie américaine est aujourd’hui menacée.

[1]. David M. Goldenberg (ed.), Documents in American Jewish History, Philadelphia, Annenberg Research Institute, 1990, p. 59.

[2] Denis Lacorne, De la religion en Amérique, Paris, Gallimard, « Folio », 2012 (2007).