Les principes français de solidarité et de sécurité sociale edit

24 avril 2018

La solidarité est sur toutes les lèvres. Soit pour l’invoquer rituellement (en tant que quasi droit de l’homme), soit pour en dénoncer les excès (notamment dans les comptes sociaux). La notion campe effectivement à l’épicentre des relations sociales et du droit de la protection sociale. Tour d’horizon de doctrine, en une période d’intense activité de réforme de la sécurité sociale.

Une doctrine française

La solidarité constitue un principe structurant de la société française. Une grande sociologie en a été proposée par Emile Durkheim. Le sociologue souligne le passage d’une solidarité « mécanique » (caractéristique de communautés réduites dans lesquelles les individus se rassemblent par ressemblance) à une solidarité « organique » (typique de sociétés plus complexes où la question est d’assurer la complémentarité des différences).

Les « solidaristes » font de la solidarité – comme doctrine soucieuse de dépasser socialisme et libéralisme – un fondement pour une organisation sociale nouvelle. Cette pensée, incarnée notamment par Léon Bourgeois, a puissamment contribué à l’affirmation des mutuelles, des coopératives puis de la sécurité sociale. L’idée force tient dans l’interdépendance des hommes. Ceux-ci sont tous débiteurs et obligés les uns à l’égard des autres. Le solidarisme naît de l’idée d’une « dette sociale » qui implique, pour les individus, des droits à une éducation, un socle de biens de base pour exister, et des assurances contre les principaux risques de la vie. Il s’ensuit, notamment sous l’influence du juriste Léon Duguit, un objectif assigné aux services publics : la solidarité sociale.

Interdépendance des êtres humains comme constat et comme ambition, solidarité sociale comme visée et comme moyen : telles sont les conclusions et propositions qui, des chaires universitaires aux arènes parlementaires, ont accompagné la constitution de l’assistance, du mutualisme, des assurances sociales et préparé l’avènement de la sécurité sociale. Non sans rudes disputes avec les marxistes (qui pensent d’abord lutte des classes) et les libéraux (qui, aux obligations collectives, objectent la liberté individuelle). En 1945, c’est une forme de synthèse qui s’opère, avec l’avènement du régime général de la sécurité sociale. À la manœuvre, le haut fonctionnaire Pierre Laroque plaide pour une organisation coordonnée, dépassant les réponses dispersées visant des groupes divers. Avec une préoccupation fondamentale : « débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain ».

Base de sécurité sociale

Les Français, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de protection sociale, apparaissent de fait attachés au principe de solidarité. Celui-ci campe bien comme base fondatrice de leur système de protection sociale. Le tout premier article du Code de la sécurité sociale énonce ainsi que « la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale ».

Puisant aux sources de l’assistance, de l’assurance et de la prévoyance, la sécurité sociale s’en distingue. À la différence de l’assistance publique, elle se veut constituée de droits des individus et gérée par les intéressés. À la différence de l’assurance privée, elle prélève des cotisations qui sont fonction non du risque couvert mais des moyens de l’assuré. À la différence de la prévoyance mutualiste, liée à des adhésions facultatives, affiliation et assujettissement à la sécurité sociale sont obligatoires.

En 1945, l’idée est bien de libérer de l’assistance (qui place sous l’arbitraire souvent humiliant d’une décision discrétionnaire) et de l’assurance (qui place inégalement sur le marché et exclut certains des couvertures offertes). Mêlant dimension assurancielle et vocation universelle, l’architecture de la sécurité sociale s’est développée, à côté des réglementations d’aide sociale (héritières des anciennes dispositions d’assistance) et en primauté sur des prestations complémentaires et supplémentaires (héritières des principes et méthodes du mutualisme et de l’assurance privé). La nouveauté, avec la sécurité sociale, tient dans l’affirmation et l’institutionnalisation du principe de solidarité. Ni assurance (car liée d’abord à une appartenance nationale, professionnelle ou familiale), ni assistance (car il y a contribution) la solidarité se pose en principe fondamental, à côté notamment de la liberté et de l’égalité.

Dans l’édifice juridique français, la référence à la « solidarité nationale » pour soutenir ce vaisseau amiral de la protection sociale qu’est la sécurité sociale est absolument capitale. Elle désigne la sécurité sociale comme un système solidaire de socialisation des risques de l’existence, avec une triple dimension de solidarité.

Tout d’abord, si celle-ci est dite nationale c’est parce qu’elle est organisée sur un territoire, sans être réservée aux nationaux. Ensuite, elle protège, à l’origine, « le travailleur », réaffirmant par là l’origine professionnelle, salariale même, des assurances sociales. Enfin, c’est aussi la famille qui est protégée par l’intermédiaire du travailleur et par la mécanique des droits dérivés (les enfants et le conjoint sont les ayants-droits de l’assuré social). La solidarité, dans la protection sociale à la française, est donc nationale, mais aussi professionnelle et familiale. C’est dire si elle est ample. C’est dire également combien de conflits sont potentiellement en germe entre ces trois dimensions qui peuvent être complémentaires mais également concurrentes. À mesure du temps, la solidarité nationale, avec ses sécurités matérielles, s’est en effet imposée aux côtés (certains diront en substitution) des solidarités familiales et des solidarités professionnelles. Ces trois dimensions coexistent, plus ou moins harmonieusement, composant l’ensemble de l’édifice de protection sociale des individus.

Des trois « U » à l’universalité réelle

L’organisation de la solidarité sociale, à partir du projet de sécurité sociale de 1945, comportait implicitement une ambition en trois « U ». Il s’agissait d’une protection sociale uniforme avec des prestations forfaitaires. D’une protection sociale unique avec un régime unique. D’une protection sociale appelée à s’universaliser. On disait alors à se généraliser. La véritable création de 1945 c’est d’ailleurs ce régime « général » dans lequel les différentes composantes professionnelles de la société étaient appelées progressivement à s’intégrer.

Où en sommes-nous et quelles sont les perspectives ?

Premier U, l’uniformité est totalement oubliée. Elle prévalait pour les prestations forfaitaires reposant sur un principe net de solidarité (par exemple les allocations familiales, les remboursements d’assurance maladie) et non pour les prestations reposant sur un ressort contributif (les retraites). C’est, désormais dans tous les domaines, le souci d’adaptation qui s’impose. C’est une adaptation aux situations individuelles comme aux réalités territoriales. Une incarnation récente en est la modulation des allocations familiales.

Deuxième U, l’unité, elle, n’a jamais pu s’opérer, et, à partir de 1967 ce sont même des branches et caisses différentes (retraite, maladie, famille, recouvrement) qui vont être très précisément distinguées. Inversement, un mouvement de rapprochement entre régimes s’opère, avec l’adossement technique annoncé en 2017 du RSI dans le régime général. Pour autant les régimes particuliers, pour le monde agricole et pour le monde indépendant, et au sein des régimes particuliers, les régimes spéciaux pour les sphères publics demeurent.

En revanche, troisième U, la France atteint l’universalisation. Toute la population est en effet couverte. La couverture est généralisée. L’universalisation s’observe au moins dans trois domaines. Les allocations familiales, depuis les années 1970 puisqu’il n’y a plus de lien entre le droit à ces prestations et l’activité professionnelle. Les retraites également sont en quelque sorte universelles avec un socle de base – le minimum vieillesse – et les différentes composantes dites aussi de base et complémentaires. Les retraites s’unifient aussi, un peu, avec la liquidation unique des régimes de retraites alignées (la célèbre LURA) et la perspective, mise en chantier, d’un régime véritablement unique. En assurance maladie l’universalité a été atteinte avec la PUMA – baptisée ainsi car Protection maladie universelle aurait fait PMU. Désormais, comme pour les allocations familiales, l’assurance maladie est détachée globalement de l’activité professionnelle.

Les solidarités sociales, organisées par le truchement des grands instruments de protection sociale, font l’objet de constants débats techniques et politiques. Les virages et inflexions sont extrêmement rares en la matière. Depuis 1945 les deux principales évolutions, sous forme d’innovations, ont peut-être été seulement la création du RMI et celle de la CSG. Mais le mouvement général a toujours été celui d’un approfondissement dans l’universalisation de la solidarité. Ce mouvement se retrouve dans le financement du système. Composé à 80% de cotisations sociales d’essence professionnelle dans les années 1950, il est maintenant composé à 40% de ressources fiscales (avec notamment 100 milliards d’euros de CSG). S’il repose toujours d’abord sur des cotisations, le mouvement est bien à une bascule vers la fiscalité qui incarne la vocation plus universelle du système.

Et demain ?

Si les inerties de la protection sociale sont élevées, il reste que les autres formes et incarnations de la solidarité interagissent avec ce système, en se transformant. On peut faire quelques remarques sur quatre principaux sujets qui, à leur manière, traversent les débats très actuels sur les révisions de la sécurité sociale.

Les solidarités familiales, qui étaient historiquement en quelque sorte la protection sociale rapprochée, sont souvent mises en compétition avec les solidarités publiques. Sont-elles complémentaires ou concurrentes ? Ce n’est pas le lieu ici de trancher. Mais il semble clair, au regard, d’une part, de la transformation des familles et, d’autre part, des pressions budgétaires sur les finances publiques, que les familles seront davantage sollicitées, en particulier au sujet majeur de la dépendance.

Deuxième remarque, les solidarités professionnelles, à la base historique des assurances sociales, sont loin de se dissoudre totalement dans l’universel. La dynamique d’universalisation accompagne la déconnexion de la protection sociale du monde du travail. Mais le travail, par les cotisations, demeure très largement la principale source de revenus, même si la fiscalité – CSG oblige – progresse. Le système des solidarités à la française est maintenant parfaitement hybride entre les modèles de Bismarck (des assurances professionnelles) et de Beveridge (une couverture universelle). Pour les régimes de base, il se beveridgise – si on peut se permettre l’expression – toujours davantage. En revanche il demeure assez bismarckien dans les complémentaires. Dans les suites de l’important accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, l’obligation d’une couverture complémentaire pour les salariés a renforcé le caractère professionnel du deuxième étage de l’assurance maladie. En un mot, la solidarité sociale française est beveridgienne et universelle pour les régimes de base, et demeure biscmarckienne et professionnelle pour les régimes complémentaires. Il est possible que l’universalisation s’étende encore avec extension des obligations de couverture à toutes les catégories de la population pour les complémentaires santé. Mais il restera toujours des pans de couvertures supplémentaires, en santé comme en retraite ou en prévoyance, ne restant assurables qu’à l’échelle des professions.

Troisième remarque, les solidarités territoriales sont aujourd’hui en question. L’idée de « solidarité nationale » qui encadre profondément l’Etat providence en France est aveugle aux territoires. Les prestations sociales – sinon les prestations logement – sont les mêmes partout sur le territoire. Cependant les vagues de décentralisation et la montée en puissance d’instances politiques majeures comme les métropoles érodent cette idée. D’une part, les territoires se voient de plus en plus en concurrence entre eux. D’autre part, les mesures de protection sociale que les collectivités territoriales développent (prestations complémentaires, équipements et services) servent cette compétition accrue. L’avenir n’est pas forcément à un éclatement des territoires au sujet de la protection sociale, mais d’abord à une meilleure mesure des effets redistributifs locaux de la protection sociale et, ensuite, à une meilleure adaptation possible des prestations, par exemple au niveau des pouvoirs d’achat locaux.

Enfin, les solidarités communautaires – baptisons-les ainsi – constituent certainement un enjeu d’avenir majeur pour la cohésion sociale et pour les institutions de protection sociale. Elles ont un double visage. Célébrées pour leurs capacités d’entraînement et d’intégration d’une population, elles sont décriées quand elles versent dans le séparatisme et la ghettoïsation. La grande question est de savoir ce que devient une solidarité nationale aveugle aux territoires et aux communautés dans une société toujours davantage diversifiée. Les États providence les plus denses s’étendent là où les populations sont les plus homogènes. Plus elles se diversifient plus le maintien d’une solidarité large et généreuse devient compliquée. Ce chantier sensible compte parmi les plus importants.