Subventions et droits de douane: est-ce le meilleur moyen pour réindustrialiser? edit

30 octobre 2023

Dans un article paru sur Telos le 19 octobre 2023, Pierre-André Buigues et Denis Lacoste proposent de réindustrialiser la France et de soutenir l’industrie automobile de l’Union européenne « avec des aides massives à la recherche et à la production, et une protection commerciale du marché européen ». Le point de départ de l’argumentation est que la réindustrialisation du pays est devenue la priorité. Or ce n’est pas la seule ; il faut aussi décarboner l’économie. Les deux objectifs peuvent être contradictoires, ou en tout cas pas totalement convergents. Ajoutons que l’industrialisation pourrait ne pas être considérée comme un objectif en soi. La création d’emplois à forte valeur ajoutée, contribuant à élever la productivité du pays, est un objectif fondamental. Ce peut être dans l’industrie, mais aussi dans les services, secteur qui ne se résume pas à des emplois de faible productivité. Enfin et surtout, il faut évaluer l’impact des politiques proposées.

Les inconvénients des droits de douane et des subventions

S’ils protègent les producteurs nationaux de la concurrence extérieure, les droits de douane n’ont pas que des avantages. Ils augmentent quasi-mécaniquement les prix des produits protégés. L’inconvénient est alors qu’un droit de douane sur les voitures électriques devrait ralentir les achats de ces biens en Europe et donc la décarbonation de l’économie. Pour ceux qui, malgré la différence de prix, renonceront au moteur thermique pour un moteur électrique, un droit de douane impliquera une perte de pouvoir d’achat (pour les ménages) ou une perte de compétitivité (pour les entreprises qui les achètent pour motif d’investissement).

Les subventions à la production et les droits de douane n’incitent pas les entreprises à faire des choix efficaces. Ces politiques offrent une protection ou un soutien sans condition, ralentissant naturellement les entreprises dans leurs efforts d’innovation. Elles constituent un soutien aux entreprises que les gouvernements doivent généralement renouveler, voire pérenniser. Les subventions à la Recherche & Développement sont un meilleur instrument, car elles incitent les entreprises à accroître leurs efforts d’innovation en termes de nouveaux produits ou en termes de réduction de coût.

Les droits de douane peuvent impliquer des représailles qui risquent de diminuer les débouchés de l’industrie européenne ou d’affecter sa compétitivité. Si on taxe l’importation de produits chinois, il y a fort à parier que les autorités chinoises répondront par des droits de douane sur les produits européens. C’est ce qui s’est passé après l’imposition en 2018 par l’administration Trump de droits de douane sur des importations en provenance de Chine. Les représailles chinoises contre le soja américain ont poussé l’administration US à indemniser les fermiers américains avec plus de 14 milliards de dollars par an. C’est cher payé !

Mais la Chine peut aussi jouer sur ses exportations, une arme tout aussi redoutable. Récemment les autorités chinoises ont restreint leurs exportations de gallium et de germanium, des métaux critiques pour l’industrie européenne, en réaction aux décisions américaines et néerlandaises d’interdiction d’exportation de biens de haute technologie. Le 20 octobre ces restrictions se sont étendues au graphite, un composant clé des batteries lithium-ion. Il y a bien d’autres produits dont l’exportation par la Chine pourrait être réduite, voire annulée. Anticiper les réactions des partenaires commerciaux est crucial.  

Les subventions versées à des entreprises pour installer des usines en Europe représentent parfois des sommes considérables. Il est évident qu’il faut réaliser une évaluation de ces aides pour estimer le coût public de ces interventions. TSMC, l’entreprise taïwanaise de semi-conducteurs, devrait réaliser un investissement de 10 milliards d’euros pour installer une usine à Dresde, avec 5 milliards de subventions du gouvernement allemand pour seulement 2000 emplois directs créés. Si la Commission européenne donne son feu vert à cette aide publique et si ces chiffres sont exacts, cela signifie une subvention de 2,5 millions d’euros par emploi. C’est cher payé. Bien sûr, l’emploi n’est pas le principal déterminant de cette décision. Mais il est évident que la multiplication de subventions nationales à l’intérieur du marché unique va créer des inégalités de développement territorial sans précédent, avec les principaux bénéficiaires qui seront de loin l’Allemagne et la France au détriment des petits pays dont les moyens financiers sont limités.

Pour éviter les malentendus, autant disposer d’une information fiable!

Les études sur les guerres commerciales montrent un point essentiel. Pour déterminer si un pays doit exercer des représailles, il lui faut déterminer si cette action est légitime et répond par exemple à des subventions ou des droits de douane élevés des pays partenaires. L’accès à une information fiable est donc une priorité.

On dispose d’une très mauvaise information sur les interventions de la Chine en soutien à son industrie. Il est pratiquement impossible de connaître le montant du soutien financier des pouvoirs publics chinois et des gouvernements régionaux à l’industrie du pays[1]. En revanche, on connaît le droit de douane en Chine sur les voitures électriques : 15% (et non 20% comme l’affirment Pierre-André Buigues et Denis Lacoste). L’information sur les politiques des Etats-Unis est excellente. Le droit de douane sur les voitures électriques aux Etats-Unis n’est pas de 27,5%, mais de 2,5% sur celles venant de l’Union européenne[2]. Le tarif européen de 10% protège donc comparativement assez bien les constructeurs européens. Si on veut punir les partenaires commerciaux de représailles, autant être sûr qu’ils le méritent.

En conclusion, il ne s’agit ni de dire que la réindustrialisation n’est pas un bon objectif (elle n’est pas la seule priorité), ni que l’Union européenne ne doit rien faire. Mais il faut toujours examiner les avantages et désavantages de solutions proposées. Il importe d’engager les pays européens dans une plateforme de politiques structurelles qui auront un effet à long terme sur la compétitivité de leur économie tout en facilitant sa décarbonation : aide à la R&D ; baisse et stabilisation du prix de l’énergie avec des investissements considérables dans les énergies renouvelables ; accords commerciaux avec les fournisseurs de métaux critiques, mais aussi avec des pays représentant des débouchés potentiels pour notre industrie ; investissements dans l’éducation et la formation pour disposer d’une main d’œuvre qualifiée compétente et en nombre suffisant (aux Etats-Unis l’application de l’Inflation Reduction Act se heurte à un manque important de main d’œuvre, comme en Arizona avec le site TSMC dont l’ouverture a été repoussée). Ces actions pouvant être longues à produire des effets, un soutien mesuré et temporaire peut être opéré, mais il doit s’effacer une fois que la compétitivité des entreprises nationales est assurée. Une aide publique peut être utile s’il y a dans le secteur des effets d’apprentissage qui réduisent les coûts unitaires de production avec la production cumulée dans le temps. Ne pas aider les entreprises nationales pourrait alors empêcher leur développement si la production des pays étrangers est en avance. On peut concevoir une aide temporaire liée aux gains de compétitivité des entreprises nationales. On voit l’ambiguïté de ce type de subvention car une entreprise sera moins subventionnée si elle devient plus compétitive. Quelle est alors son incitation à innover ? La conception de ce type d’aide n’est pas facile car il y a un problème d’incohérence temporelle et de crédibilité.

Dans ce débat sur la réindustrialisation, il faut éviter les propositions trop simples. Ce débat mérite une évaluation globale et précise. Il est essentiel de disposer d’une information fiable, de raisonner « en équilibre général » (c’est-à-dire en tenant compte des effets d’une politique sur l’ensemble des secteurs de l’économie et des contraintes venant des marchés de facteurs de production) et d’anticiper les réactions non seulement des pays partenaires, mais aussi des entreprises nationales aux solutions envisageables, pour parvenir à formuler des recommandations politiques cohérentes.

[1] Voir le Policy Brief de François Chimits : «What do we know about Chinese Industrial Subsidies?», CEPII Policy Brief 2023-42, CEPII Policy Brief - What Do We Know About Chinese Industrial Subsidies?

[2] On peut vérifier l’exactitude de cette information sur la base MAcMap-HS6 du CEPII (CEPII - MAcMap-HS6 - Presentation) mais aussi sur le site de l’US International Trade Commission. Les voitures à moteur électrique sont identifiées par le code 8703.60.00 et 8703.70.00. Le droit de douane sur ces produits est de 2,5% sauf pour les importations américaines en provenance d’un certain nombre de pays les moins avancés et de pays avec lesquels les Etats-Unis ont signé un accord de libre-échange comme l’Australie, Bahreïn, le Chili, la Corée du Sud : toutes ces importations sont non taxées. Pour celles venant de Corée du Nord et de Cuba, ainsi que de Russie et de Biélorussie depuis avril 2022, ces quatre pays ne bénéficiant pas du régime commercial normal permanent, la taxe est de 10%.