Où va la transition énergétique allemande? edit

1 février 2023

L’Energiewende dans le Zeitenwende : le tournant énergétique dans le changement d’époque. Depuis 2011 l’Allemagne a accéléré sa transition énergétique et défendu en Europe des options qui correspondaient à sa nouvelle philosophie et aux intérêts de ses industriels. La guerre en Ukraine a rebattu les cartes, et le chancelier Scholz en a pris acte. Mais le défi est colossal.

Le concept d’ « Energiewende », tournant énergétique, date des années 1990 pour proposer, après la catastrophe de Tchernobyl, une alternative au nucléaire, basée sur le charbon et le solaire. Le terme a été repris en 2011 après l’accident de Fukushima pour promouvoir un nouveau mix énergétique, composé cette fois-ci d’éolien, de solaire et de gaz.

Le mot « Zeitenwende », changement d’époque, a été popularisé par le chancelier Olaf Scholz. « L'invasion russe de l'Ukraine marque un tournant. Elle menace tout notre ordre d'après-guerre », avait-il déclaré fin février.

Le « Zeitenwende »: un changement d’époque

S’il est un épisode emblématique du changement d’époque, c’est bien l’interpellation par la police allemande de Greta Thunberg, venue se joindre aux « activistes du climat » qui s’opposent à l’extension de la mine de lignite de l’électricien RWE à Lützerath en Rhénanie-Palatinat. L’autorisation, qui serait encore apparue surréaliste il y a peu de temps, a été donnée par le BMWi, le puissant ministère fédéral de l’Economie et de l’Energie, dirigé par le vice-chancelier Habeck, par ailleurs chef du parti écologiste.

L’objectif d'abandonner le charbon « idéalement » d'ici à 2030 et d'atteindre la neutralité climatique d'ici à 2045 avait pourtant été pris par la précédente coalition CDU-SPD d’Angela Merkel, mais entretemps la crise ukrainienne est passée par là. Pour le pays, il faut trouver à tout prix un substitut au gaz russe qui comptait en 2021 pour 55% du gaz consommé en Allemagne, lui-même comptant pour 27% de l’énergie primaire totale, et tout est bon, y compris le charbon. Au total, les énergies fossiles ont encore compté pour près de 79% de la consommation d'énergie primaire en 2022 (77% en 2021). Les dirigeants allemands parcourent fébrilement la planète afin de trouver des fournisseurs de gaz (mais aussi de charbon) alternatifs à la Russie : Qatar, Abou Dhabi, Arabie Saoudite, Norvège, Etats-Unis, Sénégal, Mauritanie, Australie, Colombie, Irak, etc. Après que l’ex-chancelière Angela Merkel a repoussé avec constance les avances insistantes du président américain Donald Trump de construire des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL), l’Allemagne a décidé en mars 2022 d’en construire six dans l’urgence. Dans le même temps, elle demande à la France et à l’Espagne de renforcer leur interconnexion gazière afin de relier la péninsule ibérique à l’Europe centrale en passant par la France.

Consommation d’énergie primaire en Allemagne 2022 (2021)

Total énergies conventionnelles : 2721 TWh soit 83% (2907 TWh, 84%) 

Total énergies renouvelables : 565 TWh soit 17% (541 TWh, 16%)

Source : AGEB / Agora Energiewende

Les défis de l’Energiewende sont amplifiés par la crise

En janvier 2022, le ministre Habeck lors de sa prise de fonction affichait pourtant une belle sérénité. Alors que le pays produit déjà l’électricité qu’elle consomme pour 44% avec des renouvelables (dont 30% pour l’éolien et le solaire photovoltaïque), il annonçait un plan particulièrement ambitieux d’accélération de l’Energiewende, visant un mix électrique renouvelable à 100% dès 2035. Dans le même temps, l’Allemagne ambitionne de déployer sur son sol 10 GW d’électrolyseurs afin de produire de l’hydrogène « vert » qui doit remplacer à terme le gaz fossile.

Le défi est colossal. Il implique de développer en douze ans 215 GW de solaire photovoltaïque et 145 GW d’éolien, soit un quasi triplement des capacités installées depuis 20 ans. De nombreux experts pensent qu’il est tout simplement insurmontable, alors que ces quantités sont à peine suffisantes pour décarboner la production d’électricité, et que celle-ci compte pour moins de 20% de l’énergie primaire consommée dans le pays. Cela laisse entière la question de l’électrification du parc automobile ou du chauffage par des pompes à chaleurs.

Les investissements nécessaires sont presque hors de portée, dans les ENR d’abord, mais ensuite et surtout dans les moyens de stockage, alors que ces secteurs sont touchés de plein fouet par la conjoncture, avec une remontée du prix des matières premières et des taux d’intérêt. En même temps la concurrence asiatique s’exacerbe, la Chine produisant près de 80% des panneaux solaires photovoltaïques et dominant le secteur des batteries avec la Corée, créant au passage de nouvelles dépendances. L’industrie automobile allemande, suite au scandale des moteurs truqués de Volkswagen, a pratiquement été forcée d’abandonner le moteur thermique, et un savoir-faire accumulé depuis près d’un siècle et demi, pour son alternative électrique à batterie, une technologie dans laquelle elle a déjà accumulé du retard.

D’autres obstacles se dressent comme le refus de toute nouvelle installation par les populations, d’éoliennes mais aussi de réseaux, pourtant indispensables à l’intégration des ENR. L’éolien en mer permet de lever certains obstacles (acceptabilité, production plus régulière) mais l’absence de retour d’expérience sur des durées suffisantes fait que son développement est encore un pari. L’Allemagne soutient que, pour que son modèle fonctionne, il doit être étendu à toute l’Europe afin que chaque pays puisse profiter si besoin des excédents de ses voisins. La réalité est que certains anticyclones peuvent durer des semaines et s’étendre sur une grande partie du continent comme cela a été le cas en décembre 2022. L’Allemagne avait alors déploré la mauvaise disponibilité du parc nucléaire français !

Le «joker» hydrogène sauvera-t-il l’Energiewende ?

Pour stocker ces très importantes quantités d’énergie intermittente, l’Allemagne, forte de sa tradition dans l’industrie chimique, mise sur l’hydrogène ou plus précisément le dihydrogène, H2. Cette molécule présente sur le papier de nombreux avantages. Elle peut être produite par électrolyse de l’eau à partir d’électricité « verte », son stockage pourrait se faire dans des quantités massives et sa combustion est parfaitement propre (elle n’émet que de l’eau, H2O). L’hydrogène permet de fabriquer des carburants de synthèse, ce qui permet aux constructeurs automobiles de caresser l’espoir de sauver le moteur thermique.

La réalité est plus complexe. Les électrolyseurs et piles à combustibles restent chers car ils utilisent comme catalyseur des platinoïdes, des métaux précieux, le rendement global est médiocre (au mieux 30% contre 85% pour une batterie). La manipulation et le stockage de ce gaz très léger et explosif sont dangereux. Depuis une décennie de nombreux projets expérimentaux de taille très limitée (pas plus de 10 ou 20 MW) ont été lancés, sans que les acteurs se décident à passer au stade industriel.

L’Allemagne a reconnu ne pas disposer des ressources suffisantes en vent et en soleil sur son sol pour produire tout l’hydrogène dont elle aura besoin et elle envisage d’externaliser la production dans des régions du monde très ensoleillées ou très ventées, et de la rapatrier grâce à des molécules support comme l’ammoniac. Outre que le modèle économique de ce schéma reste à valider, cela amène le pays à déployer une « diplomatie hydrogène » qui ravive parfois le souvenir d’un douloureux passé colonial, comme lors du déplacement du ministre Habeck en Namibie pour y construire une usine d’hydrogène. En janvier 2022, alors que les forces russes étaient massées à la frontière ukrainienne, la ministre verte des Affaires étrangères Annalena Baerbock, appliquant la doctrine du « Wandel durch Handel » (le changement par le commerce) développée par Willy Brandt en son temps pour régir la politique étrangère allemande, était à Kiev pour proposer un grand plan de développement d’électrolyseurs à un homologue ukrainien médusé qui attendait des armes anti-chars.

Dans le cadre du plan de relance européen post-covid de 750 millards d’euros décidé en juillet 2020, l’Allemagne a fortement poussé pour que les Etats membres, principalement France, Italie, Espagne et Portugal, destinent une partie des fonds au développement de l’hydrogène. Elle-même a annoncé un plan de 9 Mds€ (7 Mds€ pour la France).

Quelles conséquences pour la France et l’Europe?

Les points d’achoppement entre l’Allemagne et la France sur la politique énergétique sont nombreux, mais le plus constant reste le nucléaire auquel les Allemands, pour des raisons tant philosophiques que politiques, sont opposés (Barbara Schulze, ancienne ministre SPD, avait été jusqu’à déclarer début 2021 que la mission de l'Allemagne était de dénucléariser l'Europe). Avec la crise, des divisions sont toutefois apparues au sein de la coalition au pouvoir principalement entre les Verts et le FDP (Libéraux). Plusieurs sondages ont également montré un basculement de l’opinion publique allemande suite à la crise actuelle[1].

Cette divergence est polymorphe. Ainsi, l’Allemagne s’est longtemps battue pour que dans la « taxonomie[2] » le nucléaire, un moyen de production décarboné, ne soit pas considéré comme « vert » et que, curieusement, le gaz le soit. Elle s’oppose à ce que l’hydrogène soit produit avec de l’énergie nucléaire, ce qui donne lieu à des débats sans fin dans les instances bruxelloises sur sa labellisation entre « renouvelable » et « décarboné » (qui se traduit par toutes les couleurs d’une palette : gris, jaune, vert, noir, turquoise, blanc, bleu, etc.).

L’Allemagne reste attachée au modèle actuel de marché court terme, adapté à un mix gazier et renouvelables, mais défavorable aux investissements lourds de long terme comme le nucléaire. Cette structure de marché a été très favorable aux gros consommateurs qui s’approvisionnent directement sur les marchés de gros, en particulier aux industriels allemands, pendant la dizaine d’années précédant la crise actuelle. Les prix de gros du kWh, basés sur le moyen de production marginal, sont restés bas (et même souvent négatifs comme au plus fort de la crise sanitaire) en raison du bas prix du gaz et de la prédominance des ENR, à coût marginal nul et rémunérées hors marché. Avec la fermeture de nombreux moyens de production pilotables (centrales à charbon et nucléaires principalement) et l’explosion des prix du gaz, les choses se sont inversées en 2021 avec des prix de l’électricité atteignant en 2022 des niveaux stratosphériques.

Face à la menace quasi existentielle pesant sur des grands pans de l’industrie du pays,  l’Allemagne a débloqué dans l’urgence 200 milliards d’euros afin de protéger les entreprises et les ménages contre la flambée des prix, ce qui a eu pour conséquence d’ulcérer ses partenaires européens qui n’ont pas été consultés et l’accusent de faire cavalier seul. Pour le long terme, elle s’est déclarée en faveur d’une révision du « market design » de l’électricité en Europe, sans avoir pour l’instant trouvé la martingale qui lui convienne. Sur ce dernier point les choses devraient donc pouvoir évoluer car pour de nombreux observateurs, la transition énergétique allemande a soudain cessé d’être un modèle, ce qui ouvre la voie à des relations plus équilibrées entre notre voisin d’outre Rhin et les autres Etats, dont la France.

La déclaration commune faite le 22 janvier 2023 dans le cadre de la célébration des soixante ans de la signature du Traité de l’Élysée est restée très générale. Elle engage les deux pays à renforcer leur solidarité énergétique, tout en respectant le principe de neutralité technologique dans le bouquet énergétique choisi sur le plan national, et à « travailler au niveau européen à l’amélioration du fonctionnement du marché de l’électricité et à […] des achats communs de gaz ». Les quelques annonces concrètes sont un programme de recherche franco-allemand sur les nouvelles technologies de batterie et surtout la création d’un groupe de travail conjoint sur les choix stratégiques en matière de développement de l’hydrogène, qui doit rendre d’ici fin avril 2023 ses conclusions et recommandations. Il n’est pas certain que cela soit suffisant pour jeter les bases d’une coopération profonde et durable.

 

[1] Voir par exemple https://www.energymonitor.ai/policy/weekly-data-shift-in-germanys-perception-of-nuclear-energy/

[2] Nomenclature établie par la Commission européenne labellisant les activités suivant leur impact sur l’environnement.