IA, emploi, croissance: entre craintes et espoirs, quelles perspectives? edit

May 20, 2024

L’intelligence artificielle (IA) connaît un développement continu sur les dernières décennies, associé à la numérisation croissante de nos économies. Mais l’émergence de l’IA générative (IAG) sur les toutes dernières années a suscité un rebond d’intérêt et nourri des craintes de nature diverse, en particulier celle de la destruction accélérée de très nombreux emplois. Symétriquement, face au ralentissement, voire à la baisse comme c’est le cas en France, de la productivité du travail, l’IA a fait naître l’espoir d’un retour à une croissance qui permettrait de financer les multiples défis auxquels nos sociétés font face, de la transition énergétique à l’investissement dans l’éducation, la recherche et la défense, le désendettement public... L’IA suscite à la fois des craintes et des espoirs. La réalité est plus multidimensionnelle et les développements futurs sont incertains, ne serait-ce que parce qu’ils dépendront de la façon dont les acteurs économiques dans leur ensemble se saisiront de l’IA.

Depuis 1772 on craignait la destruction des emplois, on eut le déversement

L’angoisse de la destruction d’emplois et de l’augmentation du chômage et, en conséquence, de la pauvreté, n’est pas nouvelle et spécifique à l’IA. Dans un célèbre article publié en 2015, Joel Mokyr, Chris Vickers et Nicolas L. Ziebarth ont montré que cette crainte a été récurrente depuis les premières révolutions industrielles. On en trouve par exemple l’expression dès la fin du XVIIIe siècle au Royaume-Uni sous la plume de Thomas Mortimer (1772). Cette crainte a pu d’ailleurs prendre dans le passé des formes assez violentes. La lutte contre les machines qui détruirait des emplois est parfois nommée le « luddisme » ou « néoluddisme , en référence au conflit des années 1811-1812 ayant violemment opposé au Royaume-Uni, dans le secteur du textile, des artisans à des employeurs qui recourraient de plus en plus à des machines économisant des travailleurs.

Mais ces craintes d’une évaporation de l’emploi ont à chaque révolution technologique été démenties par les évolutions économiques constatées. Historiquement, et sur deux siècles, les gains de productivité se sont accompagnés d’une large extension de la sphère de consommation des ménages, les nouveaux biens produits entraînant des créations d’emplois qui se sont substitués aux emplois détruits par les gains de productivité induits par les transformations technologiques. L’évaporation de l’emploi agricole, dont la part dans l’emploi total est passée d’environ 40% à moins de 5% au cours du XXe siècle dans des pays avancés comme la France ou les États-Unis, s’est accompagnée d’une formidable progression de l’emploi dans les services.

Alfred Sauvy avait, dans un célèbre ouvrage publié en 1980, nommé ce mécanisme le déversement. Il donnait l’exemple des porteurs d’eau, très nombreux à Paris au tout début du XXe siècle (il évoque le chiffre de 20 000), dont les emplois ont été détruits par l’installation de réservoirs et canalisations. Il en va de même pour de nombreux autres métiers, comme celui, anecdotique, du poinçonneur des Lilas évoqué par Serge Gainsbourg dans une célèbre chanson. Personne ne regrette la disparition des métiers de porteur d’eau ou de poinçonneur de tickets de métro : ces professions sont généralement peu gratifiantes et leur disparition participe de l’amélioration des conditions de travail. Et sur une longue période, on n’observe pas de corrélation significative au niveau agrégé entre les gains de productivité et le volume de l’emploi global ou le taux de chômage.

Bien sûr, de nombreux métiers sont menacés par les transformations technologiques en cours, et de nos jours par l’émergence de l’IAG et la diffusion de l’économie numérique. La question importante est ici celle de la transition, autrement dit de la capacité d’opérer le reversement (pour reprendre l’expression de Sauvy) des emplois menacés vers d’autres emplois en expansion. La réussite de cette transition appelle la mobilisation de systèmes de formation professionnelle performants et dynamiques et la diminution des nombreux freins de nature diverse à la mobilité professionnelle. Notons d’ailleurs que l’émergence de l’IAG se produit à une période où les gains de productivité sont les plus faibles observés, hors période de guerre, depuis un siècle et demi dans les économies avancées (voir graphiques ci-dessous).

Bien sûr également, l’IAG va profondément transformer les modes de travail dans de nombreuses activités. Mais il n’y a ici non plus rien de spécifique à l’IAG : l’émergence et la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) depuis la fin du XXe siècle ont également profondément transformé les modes de travail dans de nombreuses activités, sans conséquences négatives pour l’emploi global.

Un rapport bienvenu mais qui laisse ouverte la question de la productivité

À la demande du Gouvernement, un rapport a été récemment réalisé sur l’IA sous la direction de Philippe Aghion et Anne Bouverot. Ce rapport aborde toutes les dimensions de l’IA et des challenges et risques qu’elle peut présenter pour les pays avancés et en particulier pour la France. L’un de ses principaux messages est que les pays avancés qui n’intègreront pas pleinement l’IA et l’IAG dans les deux dimensions de la production et de l’utilisation des technologies correspondantes prendraient le risque de connaitre un déclassement en termes de croissance, de productivité et en conséquence d’emploi. Or, dans les deux dimensions de la production et l’utilisation des technologies associées à l’IA, l’Europe et la France apparaissent très en retard comparées aux États-Unis. Il faut ici viser un rattrapage et une résorption de ce retard. Une mobilisation forte et urgente des pouvoirs publics est donc indispensable pour créer l’environnement institutionnel et économique le plus favorable à la production des technologies de l’IA et en particulier de l’IAG, mais aussi pour adapter et renforcer la formation favorisant et stimulant l’utilisation de l’IA.

Les effets de l’IA et de l’IAG sur la productivité au niveau global, et donc sur les perspectives de croissance, donnent lieu à une littérature abondante. Force est de constater que cette littérature n’est pas consensuelle. Si de nombreux intervenants dans ce débat avancent que l’IA et l‘IAG devraient être la source de gains de productivité très significatifs, comme par exemple ceux associés à la seconde révolution industrielle (celle de l’électricité et du pétrole) qui a produit des effets tout au long du XXe siècle, d’autres sont beaucoup plus prudents. Ainsi, dans une étude très récente, Daron Acemoglu (2024) avance que les gains de productivité à attendre de l’IA pourraient, en cumul sur les dix prochaines années, être de l’ordre de 0,5 point de pourcentage, soit 0,05 point de pourcentage par an. Aghion et Bouverot estiment dans leur rapport que les gains de productivité à attendre de l’IA pourraient être de l’ordre de la moyenne de ceux associés dans le passé à la seconde révolution industrielle et à l’émergence des TIC, c’est-à-dire d’environ 10% sur les dix prochaines années…

Face à ces incertitudes, la plus grande prudence est recommandée. Si les gains de productivité associés à la seconde révolution industrielle, et par exemple à l’utilisation de l’énergie électrique, sont très importants, ceux induits par l’émergence et la diffusion universelle des TIC apparaissent très faibles, sinon négligeables dans la très grande majorité des pays avancés pourtant grands utilisateurs de telles technologies. Peut-être ne s’agit-il ici que de délais parfois longs entre l’émergence d’une nouvelle technologie et les gains de productivité significatifs qu’elle induit au niveau national. Paul David avait ainsi remarqué en 1990 que plusieurs décennies s’étaient écoulées entre la diffusion de l’énergie électrique et les gains de productivité associés. Ce schéma peut se reproduire concernant l’IA, mais à ce stade on ne peut écarter le pessimisme bien connu d’économistes comme Robert Gordon qui avancent que la période à venir sera, et pour longtemps, celle de faibles gains de productivité, et qu’en ce domaine c’est la période couverte par la seconde révolution industrielle qui a traversé le XXe siècle qui est très particulière dans une histoire économique se caractérisant principalement par de faibles gains de productivité. Face à cette absence de consensus, le mieux qu’on puisse dire aujourd’hui est que l’impact de l’IA sur la productivité sera probablement positif, mais que son ampleur et sa durabilité sont hautement incertaines. Rien n’est décidé d’avance.

Les conséquences de l’IA se décideront largement dans les entreprises

L’impact économique et social de l’IA sera en grande partie déterminé par le comportement des entreprises et donc la concurrence, qu’il s’agisse de la production de l’IA et des composants nécessaires à l’entrainement des modèles sous-jacents et de l’utilisation des applications directement mobilisables par les entreprises et les particuliers. Depuis le lancement de GPT fin 2022, l’IAG et ses modèles avec qui tout un chacun peut converser (LLM pour Large Langage Model) ont fait sauter la barrière entre spécialistes, disons les geeks, et les employés sans qualification informatique particulière. Pour les entreprises, adopter l’IA est un moyen de réduire drastiquement le temps nécessaire à l’exécution de nombreuses tâches et même d’améliorer la qualité de leurs résultats. À l’échelle microéconomique, il faut donc s’attendre à une accélération de la productivité pour les entreprises les plus innovantes dans l’usage de l’IA, ce qui leur permettra de prendre des parts de marché aux moins agiles. Il y a d’ailleurs là une source majeure d’incertitude pour estimer l’impact sur la productivité de l’ensemble de l’économie, comme on vient de le voir.

L’économie américaine étant plus réactive et plus flexible, ce possible regain de la productivité devrait s’y produire plus tôt que dans les autres pays. Et il y a une raison fondamentale qui pourrait aboutir à un rebond plus important aux États-Unis qu’ailleurs, en Europe et en France notamment : la localisation de la production de l’IA et de l’IAG. Cette production est aujourd’hui essentiellement localisée aux États-Unis, comme les GAFAM, du fait d’une flexibilité plus grande de cette économie et d’un coût moins élevé de la prise de risque technologique. Or la production de l’IA peut elle-même être source de gains de productivité ainsi d’ailleurs que les possibles interactions favorables entre production et utilisation de l’IA. Il y a là un risque de décrochage des pays européens qui appelle, pour en limiter l’ampleur, l’engagement des réformes structurelles utiles pour renforcer la flexibilité et la réactivité des économies.

Remarquons que les LLM doivent « apprendre » leur compétence en absorbant des milliards de données sous forme d’écrits, et sont donc très dépendants des langues utilisées. Les plus performants sont ceux qui utilisent l’anglais bien entendu, puis le chinois, et ensuite le français, ce qui pourrait donner un avantage aux entreprises françaises si on ne les bride pas trop par des contraintes de divers types et qu’au contraire on les accompagne, point bien souligné dans le rapport Aghion-Bouverot.

Remplacement, ou enrichissement des emplois?

Les divergences économiques et sociales pourraient venir des stratégies d’entreprises. Pour faire simple, il y a deux scénarios extrêmes. Dans le plus inquiétant, les entreprises remplacent autant que faire se peut leurs employés par des logiciels d’IA, ce qui ferait bondir la productivité en faisant chuter le dénominateur – le nombre d’employés et donc les heures travaillées. Une forme extrême de ce scénario a été décrite par l’économiste de Stanford Erik Brynjolfsson. Extrapolant les avancées actuelles jusqu’à une hypothétique « intelligence similaire à celle de l’être humain » (nous en sommes encore très loin !), il l’a qualifié de « piège de Turing » : en substituant massivement des robots intelligents à leurs employés, la part des profits dans la valeur ajoutée augmenterait et avec elle les inégalités de revenu et de patrimoine. Les grandes entreprises technologiques productrices de tels robots, le Big Tech, accapareraient un pouvoir économique et sociétal exorbitant. L’histoire nous a abondamment appris que de telles situations conduisent au désespoir des perdants (minutieusement documenté dans le cas des perdants de la mondialisation par le Nobel d’économie Angus Deaton, voir Anne Case et Angus Deaton, 2020), et que c’est un des ferments principaux du basculement vers le populisme.

À l’opposé, les entreprises peuvent faire le choix d’augmenter la productivité de chaque employé en lui fournissant l’aide d’applications nourries d’IA. Le regain de productivité viendrait alors du numérateur, la valeur ajoutée. L’augmentation de cette dernière ne viendrait pas nécessairement de la quantité de biens ou services produits, mais plutôt de leur adéquation aux besoins des clients, donc de la qualité, notion qui peut paraitre élusive mais qui est mesurée par les statisticiens depuis des décennies. Brynjolfsson décrit également ce scénario, qu’il nomme enrichissement (« augmentation ») et qu’il considère comme plus probable que le piège de Turing. Il note qu’au cours des deux derniers siècles, l’adaptation des entreprises aux bouleversements technologiques a toujours plutôt pris la forme de l’enrichissement que du remplacement. En sera-t-il de même avec l’IA ? Après avoir interrogé plus de 5000 employés du service après-vente d’une grande entreprise de progiciels, à qui l’on a mis simultanément à disposition une version récente d’un outil d’IAG produit par OpenAI, Brynjolfsson et deux économistes du MIT (2023) arrivent à des conclusions intéressantes en comparant l’avant et l’après : l’usage de l’outil qui, sur demande, se contente de faire des suggestions au demandeur, aide à diffuser les meilleures pratiques parmi les employés, facilite l’apprentissage des nouveaux entrants, augmente la satisfaction des clients et réduit les départs de l’entreprise. On ne saurait extrapoler ces résultats, qui montrent d’ailleurs une forte hétérogénéité, car ils sont obtenus au sein d’une grande entreprise à forte culture technologique. Mais ils montrent que le modèle d’enrichissement n’est pas une lubie de techno-optimiste.

L’enrichissement des emplois pourrait renforcer la classe moyenne et inverser la tendance à la polarisation des emplois

Le changement qualitatif opéré par les applications d’IA fonctionnant en langage de tous les jours peut faire pencher la balance du bon côté, si l’on se place sur un axe remplacement-enrichissement des emplois. Dans un article récent, l’économiste du MIT David Autor, prenant le contre-pied d’une semi boutade du Premier ministre britannique Rishi Sunak, « à un certain point, on n’aura plus besoin de travail », va plus loin. Il considère qu’un bon usage de l’IA de type IAG pourrait inverser la tendance à la polarisation qu’il avait précédemment caractérisée dans de nombreuses publications, entre employés dont l’expertise augmente fortement avec l’usage des outils informatiques et ceux dont l’expertise est au contraire dévalorisée, contribuant ainsi à la disparition de la classe moyenne et à l’augmentation des inégalités. Il remarque d’abord que du fait de la démographie dans les pays industrialisés, la population en âge de travailler a commencé à baisser, ou va inexorablement le faire, l’immigration ne faisant qu’atténuer la tendance. À moins de ruptures radicales, le marché du travail devrait donc rester structurellement tendu dans les prochaines années. Ensuite, Autor note que les outils d’IAG permettent d’augmenter l’expertise, au sens de la prise de décision informée, de tous les employés et, toutes proportions gardées, de façon plus marquée pour les moyennement qualifiés. En somme, un bon usage de l’IA, dans le sens du modèle d’enrichissement, pourrait faire revivre la classe moyenne, dont l’érosion fut source structurelle d’inégalités à juste titre considérées comme propices aux populismes.

Entre les deux scénarios extrêmes de pénétration de l’IA dans le tissu économique, il y a des modèles de société bien différents. Comment favoriser le modèle d’enrichissement plutôt que celui du remplacement ? Même si les premières observations, comme celles de Brynjolfsson et ses co-auteurs, vont plutôt dans le sens du modèle d’enrichissement, l’affaire est loin d’être entendue. Il revient à l’action publique dans des domaines aussi divers que la taxation, y compris les incitations fiscales, la formation continue, l’adoption rapide du modèle d’enrichissement dans les services publics, d’aider à faire pencher la balance du bon côté.

Graphiques. Taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail - 1891-2022 – en %

Indicateur lissé (Filtre HP, λ = 500), ensemble de l’économie, source: Antonin Bergeaud, Gilbert Cette, Rémy Lecat, « Productivity trends in advanced countries between 1890 and 2012 », Review of Income and Wealth, 62, 2016.

Voir : www.longtermproductivity.com