Travail: le grand reclassement edit

6 septembre 2022

La pandémie a engendré une crise sur le sens du travail, d’ailleurs les chiffres sur les changements d’orientation professionnelle ou universitaire des jeunes au cours de cette période sont impressionnants. Aujourd’hui les difficultés à accepter des conditions d’exercice de la vie professionnelle sont visibles partout : les démissions[1] pour accéder à un emploi plus satisfaisant vont crescendo – emploi que l’on trouve le plus souvent, puisque les embauches s’accroissent aussi ; recherche de nouveaux modes de vie et réorientation des formes d’activités chez beaucoup de Français[2] ; bifurcation plus ou moins radicale des projets et des ambitions de certains diplômés ; simultanément, même si cette opinion paraît circonscrite à certains milieux, critique exacerbée de la société capitaliste/productiviste et du style de consommation qui l’accompagne. Le développement des burn out et le recours à une aide psychologique pour des motifs liés au travail livrent une preuve supplémentaire. On pourrait faire la comptabilité des méditations existentielles, des rêves perdus, des réévaluations d’idées et de valeurs semées par la crise sanitaire. Pour certains jeunes, le travail salarié est presque devenu une option parmi d’autres. Ce tournant culturel amplifie toutefois un mouvement déjà ancré depuis au moins une décennie. Le déplacement des plaques tectoniques autour du travail mérite un décryptage. 

L’irruption d’une menace vitale

Les Français s’étaient habitués à vivre, depuis plus de soixante-dix ans, dans un climat de relative sécurité, une protection assurée par l’Etat-Providence. En 2020 le retour du tragique et des incertitudes majeures, celles qui touchent à la vie et à la mort, a opéré comme une déflagration sur nos vies paisibles, et a engendré un séisme psychologique par sa brutalité temporelle. Le dérèglement climatique, menace à laquelle les nouvelles générations sont le plus sensibles, et pour laquelle elles sont les plus engagées – et qui , de fait, les expose bien davantage que la Covid – ne produit pas la même sidération, en raison de son caractère diffus et à effets différés. Malgré une abondance de rapports et de scénarios alarmistes, les échéances auxquelles l’humanité sera confrontée de manière vitale aux conséquences du réchauffement sont assez floues car elles dépendent d’actions collectives incertaines et peu coordonnées.  L’imprévisibilité de la pandémie, au contraire, a provoqué un saisissement et il n’est pas surprenant que dans un tel contexte les individus, en premier ceux qui entrent dans la vie active, s’interrogent gravement sur le « quoi faire de sa vie ».

Le renouvellement de la revendication (déjà ancienne) du bien-être au travail

La sensibilité aux conditions de travail s’est intensifiée depuis une vingtaine d’années dans le contexte de la globalisation et de l’essor de la numérisation. De fait, la dynamique du changement est intervenue par le haut, la strate des très diplômés. D’un côté, dans une économie reposant sur l’innovation, attirer et fidéliser « les talents » à forte expertise scientifique et technologique est un impératif : dans les milieux de la Tech américaine ou française, et au-delà des salaires très confortables, tout est organisé pour que ces ingénieurs et développeurs se sentent épanouis, reconnus et incités à se dépasser. On ne lésine pas sur les services mis à leur disposition, on rend flexibles leurs horaires, on leur accorde du temps pour qu’ils s’adonnent à des recherches personnelles, on invente des gratifications originales, on se montre généreux sur leur temps libre. D’un autre côté, dans les grandes organisations et même dans les petites unités des postes au contenu vide de sens et désincarnés ont grossi : pour beaucoup d’entre eux ils s’agit de tâches à remplir à partir des chiffres et des données – les vertiges de l’ère digitale. Entre autres témoignages, une jeune autrice, Mathilde Ramadier, ex-cadre d’une start-up, dépeint d’une plume amère et ironique cette galaxie[3] des métiers d’écran.

En 2018, l’anthropologue David Graeber a établi le recensement de ces nouveaux jobs dans un livre célèbre (précédé d’un article tout aussi célèbre en 2013) sur les bullshits jobs : des emplois qui prolifèrent dans les bureaucraties publiques ou privées et qui dans l’ensemble apparaissent comme dénués d’utilité sociale[4]. La réorganisation des emplois à haute qualification, entre, d’une part, ceux qui ont pris une valeur stratégique démesurée et, de l’autre, ceux qui peuvent être tenus pour vides de sens ou particulièrement ennuyeux, a abouti en réaction à l’émergence d’un modèle idéalisé du travail par les professions intellectuelles, cadres et experts (20% des actifs des nouvelles générations). Ce modèle est axé sur la qualité de la vie. On peut le décrire ainsi : affaiblissement de la notion de carrière au profit de cursus flexibles engageant la créativité, le changement (de poste, de secteur, d’entreprise), et l’élargissement de l’expérience ; montée au pinacle de la notion de réalisation de soi dans le travail, recherche de reconnaissance et d’autonomie, et capacité à concilier vie professionnelle et vie personnelle ; souci de l’éthique de l’entreprise, dans ses formes de management, mais aussi dans son objet et son inscription dans le développement durable ; valorisation du télétravail. Ce modèle est surtout accessible à des hauts diplômés urbains et moins praticable par les actifs de la production ou des services, mais il engage un style de vie dont la désirabilité se propage dans la société.  

Le débat sur le mérite et sur l’utilité sociale du travail

La crise Covid a mis en lumière la disparité des conditions de vie entre les actifs. Elle a porté au grand jour l’écart entre, d’une part, ceux qui ont fait marcher la société pendant le confinement, souvent des travailleurs de la production et des services commerciaux, ainsi que les secteurs du soin et de l’aide à la personne, et, d’autre part, ceux, remplissant des fonctions d’encadrement et d’expertise, qui ont pu rester chez eux, se protéger du virus, et travailler à distance grâce aux outils numériques – le télétravail encore aujourd’hui concerne un quart des salariés[5]. Dans l’après-Covid, on est donc passé d’un débat sur la méritocratie scolaire à un débat sur la méritocratie tout court. La réussite scolaire peut-elle être le fondement essentiel de la justice sociale ? Il y a sûrement une récompense excessive accordée aux hauts diplômés qui cumulent estime sociale, postes de pouvoir et émoluments élevés, et qui pour beaucoup sont issus des familles aisées et culturellement privilégiées. Cette concentration de pouvoir par les gagnants du système universitaire engendre le profond ressentiment des autres, les peu ou pas diplômés, et taille une plaie béante au sein du corps social, instillant le ferment du populisme. Cette blessure qui atteint les couches populaires est devenue l’affaire cruciale du 21e siècle. Parallèlement, aucune société ne peut se désintéresser de l’enjeu de la formation de ses dirigeants et de leur mode de sélection.

Disparition de l’affectio societatis

À partir du moment où les entreprises (parfois administrées par un fonds de pension ou un groupement de capitaux logés au bout du monde) se sont débarrassées facilement de leurs salariés en fonction des opportunités de marché et des cours de bourse, ou des réorganisations administratives, le sentiment d’affectio societatis s’est émoussé. Aujourd’hui la plupart des salariés naviguent sans aucun état d’âme d’une entreprise (au sens large) à l’autre. Ainsi le goût du travail ou l’intérêt pour son contenu n’ont donc pas disparu, mais l’identification à une entreprise, à une enseigne ou à un patron marque le pas. Jusqu’aux années 70, on faisait plus fréquemment carrière dans une entité donnée, souvent identifiée à un territoire , et où on se sentait protégé par l’entreprise. Les travailleurs sont attachés à leur activité, au statut qu’elle leur confère et à l’intérêt qu’elle éveille, beaucoup moins à ceux qui les emploient.

Le travail a perdu de sa centralité

Quand on demande aux individus comment ils réagissent face à un horizon bardé de menaces et d’incertitudes, à quelles ressources ils puisent désormais pour reprendre énergie et espoir, la solution qu’ils avancent n’est pas celle d’un surinvestissement dans le travail.  L’idée d’une échappatoire dans l’activité professionnelle n’est presque jamais citée par rapport à d’autres éléments de consolation : se rapprocher de la nature par exemple, ou donner plus de temps à sa famille ou à des activités culturelles. L’érotisation du travail, formule qui connut des beaux jours dans les années 80-90, est tombée dans l’oubli. Pourtant si le travail n’est plus aussi central dans la psyché des individus, s’il n’est plus autant un facteur d’identité ou même de fierté, il demeure la clef essentielle de l’insertion et évidemment de l’assise économique de chacun[6]. Pour cette raison, il faut évaluer les aspirations, les projections voire les fantasmes qui l’entourent à l’aune des comportements réels. Ce qui a changé récemment avec la reprise économique et la bonne santé du marché de l’emploi, c’est l’inversion du rapport de force entre patronat et salariés et ceci au bénéfice de ces derniers : une conjoncture qui explique aussi l’envol spectaculaire des démissions.

Certes la fin du travail n’est pas programmée pour demain matin, mais les nouvelles façons d’aborder l’emploi auront à l’évidence dans l’avenir un impact économique et politique d’envergure. Affaire à suivre, donc.

[1] 470 000 Français ont démissionné de leur emploi au cours du premier trimestre 2022 soit 20% de plus qu’au dernier trimestre 2019 (Source Dares).

[2] Au sein des internautes qui ont répondu à l’enquête Et maintenant (Arte/France Culture), 25% des 18-24 ans et 32% des 25-39 ans ont changé d’orientation professionnelle. Par ailleurs 17 % des 18-24 ans d’orientation des études. Voir mon article sur Telos, « Travail : du rêve éveillé de la Génération Y au réveil », 3 février 2022.

[3] Mathilde Ramadier, Bienvenue dans le nouveau monde, Premier Parallèle, 2017.

[4] David Graeber cite des salariés chargés de menues tâches au service d’un supérieur qui entend ainsi faire valoir son importance ; des salariés de la communication ou du marketing qui écument Internet pour capter de l’information ou pousser la visibilité d’une entreprise ; des salariés qui passent la journée à construire des tableaux Excel ou à établir des rapports pour satisfaire des demandes bureaucratiques (reporting, contrôle de gestion, etc.); des salariés qui s’activent à des tâches de supervision –qui de toute façon se feraient sans elles et eux– pour bien montrer que l’organisation est sous contrôle… Voir David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory, Simon and Schuster, 2018.

[5] 24 % des salariés continuent de télétravailler au moins un jour par semaine en février 2022 (données DARES)

[6] En 1990, 92% des Français en activité estimaient que le travail était « important » dans leur vie. Mais surtout, 60% lui assignaient une place « très importanteQu’en est-il aujourd’hui ? En dépit d’une légère baisse, le résultat à la même question, posée à l’identique, indique que la très grande majorité des salariés (86%) affirment toujours que le travail occupe une place importante dans leur vie, au même titre que la famille, les relations amicales ou les loisirs. En revanche, ils ne sont plus que 24% à affirmer qu’il est « très important » contre 62% « assez important », soit une inversion de tendance par rapport au constat réalisé en 1990 où 60% lui accordaient une place « très importante » et 32% une place « assez importante ». Note de Romain Bendavid, Fondation Jean Jaurès, 1er juillet 2022.