La mobilité sociale en France depuis 1977: quel bilan? edit

13 juin 2023

Une étude de l’INSEE offre un bilan très complet sur l’évolution de la mobilité sociale en France depuis 1977. Comme il s’agit d’un sujet sur lequel on entend beaucoup d’approximations, il est important de s’y reporter et d’en tirer les principaux enseignements. On peut en retenir quatre principaux : la mobilité sociale reste forte (même si elle n’évolue plus beaucoup chez les hommes), les mouvements ascendants sont plus fréquents que les mouvements descendants, la mobilité sociale est de moins en moins liée à l’évolution de la structure des emplois, les femmes rattrapent les hommes à grande vitesse. Reprenons ces différents points.

L’enquête Formation et qualification professionnelle, réalisée en 1977, 1985, 1993, 2003 et en 2014-2015 est la base de données indispensable pour traiter des questions de mobilité sociale en France. Elle permet de comparer la position sociale des enfants (garçons et filles) à celle de leurs parents (pères et mères) aux mêmes âges. Elle permet donc d’apprécier si, d’une génération à l’autre, les enfants ont progressé, stagné ou décliné socialement par rapport à leurs parents. Comme l’enquête a été réalisée à plusieurs dates différentes, elle permet aussi de voir si ces mouvements s’amplifient ou non dans le temps. Marc Collet et Emilie Pénicaud, de l’INSEE, présentent les résultats dans France portrait social 2019[1]. On peut en retenir quatre principaux.

La mobilité sociale reste forte et est plus souvent ascendante

En 2015, les deux tiers des hommes âgés de 35 à 59 ans appartiennent à une catégorie sociale différente de celle de leur père. La mobilité sociale des femmes est encore plus élevée (71% par rapport à leur mère) et surtout a progressé très rapidement (alors que celle des hommes a stagné) : 12 points de plus par rapport à leur mère, 6 points de plus par rapport à leur père.

Cette mobilité sociale est plus souvent ascendante que descendante, même si ces mouvements descendants se sont un peu amplifiés, surtout chez les hommes (figure 1). Dans l’étude de Collet et Pénicaud, les catégories salariées sont hiérarchisées en quatre catégories[2] : ouvriers et employés non qualifiés, ouvriers et employés qualifiés, professions intermédiaires, cadres et professions intellectuelles supérieures. Un mouvement ascendant signifie donc que, des pères au fils ou des mères aux filles, on est passé par exemple, des employés et ouvriers non qualifiés à une des trois autres catégories. Contrairement à l’idée reçue (que j’ai déjà souvent dénoncée dans Telos), l’ascenseur social n’est pas en panne. Mais il est vrai que pour les hommes il n’accélère plus (tout en continuant de s’élever à la même vitesse).

La mobilité sociale est de moins en moins liée à l’évolution de la structure des emplois

Durant les Trente Glorieuses, la mobilité sociale a été impulsée en grande partie par la transformation de l’économie, la tectonique des plaques sectorielles – recul de l’agriculture, extension des emplois de cols bleus liée à la tertiarisation de l’économie, recul des emplois non qualifiés. La figure 2 montre bien la forte évolution de la structure des emplois des hommes, des pères aux fils, en 1977 : l’effondrement de la part des agriculteurs exploitants, la baisse de celle des indépendants, et la montée de la proportion de cadres et surtout de professions intermédiaires et dans une moindre mesure d’employés. Par la suite ces mouvements sont moins prononcés même si la hausse des professions intermédiaires et des cadres (barres vertes et jaunes) se poursuit.

Figure 1. Décomposition de la mobilité sociale observée entre 1977 et 2015 (Source : INSEE FQP) (référence : Collet, Pénicaud)

Figure 2. Evolution de la structure des emplois entre 1997 et 2015 (hommes) (Source INSEE FQP) (référence : Collet, Pénicaud)

Ce ralentissement de la transformation structurelle de l’économie (par rapport à ce qu’elle était au sortir des Trente Glorieuses) explique probablement la stagnation de la mobilité sociale (à un niveau élevé cependant, rappelons-le). Dans une société où la position des fils et celle des pères se rapprochent progressivement, les potentialités de mobilité sociale se réduisent. En raisonnant par l’absurde, dans une société qui ne compterait plus que des cadres supérieurs, la probabilité de connaître une mobilité ascendante serait nulle. Ainsi, paradoxalement, la déformation de la structure des emplois vers le haut peut alimenter le sentiment de stagnation sociale.

D’autant que dans le même temps, les mouvements descendants se sont accrus. Le taux de mobilité descendante des hommes a été multiplié par deux entre 1977 (7%) et 2015 (15%). Cette mobilité descendante s’est accrue dès 1993 chez les fils de cadres et à partir de 2003 chez les fils de professions intermédiaires. En contrepoint, gardons à l’esprit qu’en 2015 70% des enfants d’employés ou d’ouvriers non qualifiés connaissent une mobilité ascendante. Le paysage de la mobilité est donc plus contrasté aujourd’hui : les chances de promotion des fils d’ouvriers ou d’employés se sont accrus, les risques de déclassement des fils de cadres supérieurs et moyens se sont également accrus.

Les femmes rattrapent les hommes à grande vitesse

La rapidité d’évolution de la mobilité sociale des femmes est impressionnante. Elles connaissent de plus en plus souvent une mobilité ascendante par rapport à leur mère : c’était le cas de 17% d’entre elles en 1977, c’est le cas de 40% d’entre elles en 2015. Ces chances de promotion sociale se sont accrues pour toutes les catégories de salariées qui se situent en deçà des cadres supérieurs, et dans une proportion beaucoup plus prononcée que chez les hommes. Par exemple, la proportion de fils d’ouvriers ou d’employés qualifiés ayant connu une mobilité ascendante s’est accrue de 5 points entre 1977 et 2015, alors qu’elle s’est accrue de 20 points chez les filles de même origine.

Il reste malgré tout du chemin à parcourir pour que les différences de profils de mobilité entre les hommes et les femmes s’effacent complétement. L’étude de Collet et Pénicaud montre notamment d’une part que parvenir à se maintenir en haut de l’échelle sociale reste toujours plus difficile pour les femmes que pour les hommes et que d’autre part malgré le recul plus rapide de l’immobilité sociale des femmes, cette immobilité sociale demeure encore plus élevée chez elles que chez les hommes au bas de l’échelle sociale.

Au total, il faut retenir que la société française n’est pas du tout socialement immobile. La mobilité sociale est importante, surtout chez les femmes pour lesquelles elle s’est fortement accélérée. En même temps, à mesure que les positions sociales des enfants et de leurs parents se rapprochent, les chances de promotion se réduisent un peu tandis que les risques de déclassement s’accroissent. C’est sans doute ce qui génère le sentiment que la société n’offre plus tout à fait les mêmes chances qu’autrefois de promotion sociale.

[1] « La mobilité sociale des femmes et des hommes : évolutions de 1977 à 2015 », Insee Références, édition 2019, p. 41-59

[2] La mobilité non verticale concerne les mouvements entre les catégories salariées et les indépendants.