Faut-il écouter la voix du peuple? edit

30 juin 2022

La question paraît provocante car la poser suppose qu’on puisse y répondre par la négative, ce qui constituerait un déni de la démocratie et pourrait apparaître comme une marque de mépris social. Pourtant il faut bien se confronter à cette question car elle traverse tous les débats sur le «populisme».

Mais tout d’abord quel est le constat ? Le constat est qu’un nombre important de Français – et plus souvent des Français d’origine populaire - adhère à des idées ou professe des convictions que dément la froide analyse rationnelle. Elle les dément soit parfois sur les faits eux-mêmes (la croyance dans la vertu thérapeutique de l’hydroxychloroquine par exemple), sur le diagnostic de l’état du pays ou sur des propositions de réformes portées par certains partis politiques ou certains groupes de pression qui prétendent parler au nom du peuple. Par exemple, avant l’élection présidentielle, l’économiste Philippe Aghion écrivait une petite chronique dans le journal les Echos intitulée « Choisir Marine Le Pen serait irrationnel ». Et il concluait par cette phrase « les électeurs français retrouveront-ils la raison d’ici au 24 avril ? ». Ils ne l’ont pas entièrement retrouvé puisqu’ils ont porté Marine Le Pen au second tour. Un débat du même ordre s’est instauré avec le programme de Jean-Luc Mélenchon et de la NUPES à l’aube des élections législatives. Plusieurs analystes ont fait apparaître les conséquences économiques catastrophiques qu’aurait l’application de ce programme. Une note de Terra Nova, un think thank progressiste, parle de Jean-Luc Mélenchon comme d’un Human Bomb, avec sa volonté affichée de créer une sorte de chantage au chaos en Europe pour la forcer à passer sous ses fourches caudines. Mais cela n’empêche pas apparemment près de 27 à 28% des électeurs de s’apprêter à voter pour ce programme.

La crise sanitaire du Coronavirus a été une sorte de laboratoire expérimental mettant en lumière l’éloignement d’une assez grande partie des Français à l’égard de la science et des interprétations rationnelles du monde. Lorsqu’on parle ici de « rationalité » on entend une rationalité de type instrumental, et non une rationalité en valeurs. Suivant Raymond Boudon, on admet parfaitement que tout comportement social doit s’interpréter, si ce n’est par une rationalité instrumentale, au moins par une rationalité en valeurs. Mais c’est justement la question : que recouvre-t-elle aujourd’hui parmi ceux des Français qui récusent les interprétations que leur proposent les experts ou les scientifiques ? Rappelons-le cette défiance à l’égard de la science est forte et socialement clivée. Une note du CEVIPOF[1] le montrait bien : en 2020, à l’occasion de la crise du Coronavirus, le soutien à la science ne s’est pas renforcé, au contraire. Et il est d’autant plus faible que le niveau d’étude est bas : seuls 30% des Français de niveau CAP soutiennent fortement la science, 45% au niveau Bac, 58% au niveau master et 64% au niveau du doctorat ou des grandes écoles.

Le désarroi des experts, des journalistes, est donc grand : comment comprendre ces choix ou ces refus et comment y répondre ? L’un d’eux, Antoine Foucher, ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud au ministère du Travail, partage la conviction que la France est un pays très protecteur, très redistributif, plutôt égalitaire, ayant préservé le pouvoir d’achat. Mais il constate, malgré tout, que la colère est là, en dépit des statistiques. Et il poursuit, « rien ne serait plus injuste et plus inutile que de vouloir démentir un vécu par des statistiques. Ce n’est pas la raison qui s’efface devant l’émotion, c’est la raison qui reconnaît que ses chiffres ne parviennent pas à rendre compte de la totalité de la réalité » (Les Echos, 13 avril 2022). Certes, mais comment rendre compte de cette réalité, comment y répondre ? Antoine Foucher incrimine la mondialisation « qui distribue les destins », mais ça paraît un peu court.

Un point de vue opposé est avancé par Eric Le Boucher. Il s’insurge contre les « faux débats français » (Les Echos, 3 juin 2022) qui mettent « la tête des Français tellement à l’envers que celui qui dit la vérité sera décapité ». Pour lui, deux causes à cette perversion du débat ; d’une part, « l’emprise de l’extrême gauche sur le climat idéologique national », on ne peut que lui donner raison sur ce point ; et ensuite (dans un autre article, Les Echos, 15 avril 2022) le rôle des médias qui par « souci d’objectivité » installent systématiquement une symétrie entre les « pour » et les « contre », sans tenir aucun compte de la valeur intrinsèque des arguments et de la qualité des protagonistes. Comme l’écrit de manière imagée Eric Le Boucher, à propos du programme de Madame Le Pen (mais on pourrait dire la même chose aujourd’hui à propos du programme de la NUPES), « c’est de l’hydroxychloroquine à tous les étages ». C’est de cette manière effectivement que Marine Le Pen est devenue durant la campagne présidentielle « la candidate du pouvoir d’achat ».

Les medias doivent peut-être, comme le pense Le Boucher, faire leur examen de conscience et mieux mettre en valeur la véritable expertise plutôt que les combats de coqs. Car cette expertise existe, dans le monde académique elle est bien identifiée. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il y a « une » vérité. Dans les sciences sociales – car il s’agit essentiellement d’elles – il y a des controverses et elles sont légitimes. Il y a également des choix politiques différents, voire opposés, et c’est tout aussi légitime de les entendre. Mais cela devrait se faire à un niveau minimum de qualité de contenu et de compétence technique. Au fond, ces échanges, en matière économique par exemple, devraient au moins se fonder sur un terrain d’accord concernant la méthode, l’évaluation des propositions. La science économique a atteint un niveau de maturité qui rend normalement cela tout à fait possible[2]. Si on ne le fait pas, c’est qu’on préfère la pure controverse idéologique au véritable débat politique.

Pour autant, croire que cette élévation du niveau du débat public suffira à faire reculer le populisme serait évidemment naïf. On ne peut pas rejeter sans plus d’examen ce que dit Antoine Foucher et que je rappelais plus haut. Les ressorts de la colère ne se distendent pas comme par miracle devant les faits, mêmes les mieux établis. D’autant moins que ce qu’auraient à annoncer des experts impartiaux concernant la situation économique de la France n’aurait sans doute rien de réjouissant si l’on songe au déficit commercial chronique de notre pays et à son déficit public tout aussi chronique, deux faits totalement occultés dans le débat électoral en cours.

La grande difficulté tient au fait que les Français les plus défiants à l’égard de la parole publique – qu’elle vienne des politiques, des journalistes ou des scientifiques – sont ceux qui ont le plus de raisons objectives de se plaindre : ceux qui ont été les moins favorisés par l’école, ceux qui sont dans la situation matérielle la moins favorable. Convaincre les classes aisées n’est pas difficile, elles le sont déjà en grande partie et elles appartiennent peu ou prou au même monde social que ceux qui portent la parole publique. Et elles acceptent plus facilement de perdre quelque chose pour le bien commun puisque leurs revenus sont plus élevés. Convaincre les classes populaires est autrement difficile. La séquence de l’instauration d’une taxe carbone ayant déclenché le mouvement des Gilets jaunes est exemplaire à cet égard. Aussi vertueuse soit-elle pour la collectivité dans son ensemble, une mesure de politique publique est rejetée si elle a un coût non négligeable pour la partie des Français la moins favorisée. Une des questions centrales que pose l’application des politiques publiques et la mise en œuvre des réformes est donc d’évaluer leurs effets concrets au plus près du terrain et en tenant compte de la grande diversité des situations sociales et géographiques auxquelles elles s’appliquent. C’est donc sans doute à un travail d’expertise nouveau que le pouvoir politique et les administrations en charge de la mise en œuvre des politiques sont conviés. On ne peut plus se contenter de faire du « macro » et de faire tourner des modèles économétriques. Il faut analyser de façon fine l’impact des mesures envisagées sur une grande diversité de populations cibles. Il faut aussi certainement avoir un retour du terrain avant de lancer des réformes pour apprécier leur niveau d’acceptabilité et la façon de l’accroître.

Emmanuel Macron a certainement conscience de cette exigence. Son Conseil national de la refondation, au nom un peu pompeux, et qui a suscité sarcasmes et scepticisme, est probablement la réponse qu’il a imaginée pour y répondre. Il est vrai que le précédent de la Convention citoyenne pour le climat n’avait pas convaincu et s’était retourné contre son promoteur. On nous dit que cette nouvelle proposition est très différente. Pour le moment, elle est trop floue pour être évaluée et après le résultat des législatives il n’est pas certain qu’elle soit mise en œuvre. En tout cas, il est certain qu’il faut inventer de nouvelles façons de faire de la politique pour tenter d’échapper à la malédiction d’une « société bloquée » dont parlait déjà Michel Crozier en 1970.

 

[1] Luc Rouban, « La science n’est pas valorisée par la crise sanitaire », note du CEVIPOF/ # 2/vague 11bis, avril 2020.

[2] Au-delà des polémiques qu’avait suscitées cet ouvrage, c’était le sens de propositions avancées par Pierre Cahuc et André Zylberberg dans Le Négationisme économique (Flammarion, 2016).