Débat public: le choc des «grands basculements» edit
Quel est le point commun entre le débat sur Maastricht de 1992, les manifestations altermondialistes de Seattle en 1999 ou de Gênes en 2001, la controverse sur les OGM, les ondes électromagnétiques ou les vaccins, la victoire des partisans du Brexit ou celle de Donald Trump en 2016, le mouvement des Gilets jaunes, les campagnes exigeant l’arrêt des pesticides de synthèse, de l’élevage intensif, du plastique, des énergies fossiles ou des méga-bassines ?
Certains répondront que c’est la radicalité des groupes contestataires, quelquefois la violence de certains activistes ou encore le populisme. Les médias vont montrer les images d’individus recourant à la tactique dite du « black bloc » lors des sommets de Seattle ou de Gênes, sur les Champs Elysées ou en marge de diverses manifestations, de faucheurs volontaires d’OGM, de militants antispécistes ou écologistes qui font des actions « coups de poing », ou bien évidemment de Donald Trump.
En réalité, au-delà de ces symptômes à la fois spectaculaires et très télégéniques, ces événements traduisent et illustrent ce que l’on pourrait nommer des grands basculements : des moments au cours desquels les parties prenantes traditionnelles (décideurs, « sachants ») se trouvent être dans l’obligation de laisser de nouvelles parties prenantes (notamment des mouvements « outsiders » ou « disruptifs », des organisations de la société civile et des citoyens) participer au débat, voire à la prise de décision, dans un contexte où il n’y a plus de déférence spontanée du peuple vis-à-vis des élites et le sentiment que celles-ci agissent naturellement pour le bien des populations, du pays et de la planète.
Des caractéristiques communes
Ces basculements présentent un certain nombre de caractéristiques communes. Ils peuvent survenir suite à un événement précis, plus ou moins majeur, ou bien à une série ou à une accumulation d’événements, qui contribuent à faire bouger les lignes. Cela se traduit en particulier par un élargissement plus ou moins rapide, plus ou moins brutal aussi parfois, des parties prenantes au débat et à la prise de décision par-delà les cercles traditionnels de décideurs, qu’ils soient publics ou privés, et de « sachants » (hauts fonctionnaires, universitaires, experts, éditorialistes…). Ainsi, par exemple, avec le débat sur le traité de Maastricht en 1992, le cercle de celles et de ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’intégration européenne s’est considérablement élargi. Il intègre désormais aussi des hommes politiques, y compris de partis dits « périphériques » ou de dissidents de partis traditionnels, des syndicalistes, des membres d’organisations de la société civile, des médias en général, des intellectuels, ainsi que le grand public appelé à se prononcer sur le traité par référendum. Or les parties prenantes nouvelles ont une vision différente et des exigences nouvelles, mais aussi une plus faible légitimité aux yeux des parties prenantes traditionnelles.
Ces basculements se caractérisent également par un « déconfinement » et par une publicisation du débat. Le Conseil national de l’alimentation (CNA) dans son avis n° 73 parle de déconfinement lorsqu’il y a le « passage d’un problème de l’espace privé (confiné) à l’espace public », c’est-à-dire au « moment où un sujet sort de l’espace confiné, plus ou moins formalisé, dans lequel il était géré, lorsque les discussions dépassent le cercle de ceux qui ont l’habitude de débattre ensemble et qui ont construit le compromis ». Le débat n’est alors plus seulement technique dans des cénacles fermés ou relativement fermés où le cadre d’ensemble n’est pas nécessairement remis en cause. Il devient public, plus simpliste, davantage basé sur des valeurs, des convictions et des visions du monde, mais aussi plus politisé, plus idéologisé et, par conséquent, plus clivé et clivant, tandis que certaines parties prenantes nouvelles n’hésitent pas à remettre en cause le cadre d’ensemble.
Par conséquent la nature du débat évolue aussi, ce qui peut conduire à un élargissement du champ des possibles. L’idée de sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne fait ainsi désormais partie du débat sur l’intégration européenne, tout comme celle de démondialisation ou de décroissance dans les débats sur la mondialisation ou l’économie, ou encore celle d’abolitionnisme pour l’élevage ou d’interdiction immédiate pour les pesticides de synthèse ou pour l’énergie nucléaire.
Un choc collectif
Les médias se font l’écho de ces événements en tendant notamment à mettre l’accent sur les discours, les propos et les postures les plus radicales, les polémiques, les dérapages, voire les faits de violence lorsqu’ils se produisent. Tout cela suscite une sorte de « choc » collectif, dans un premier temps, qui se manifeste par une forme de sidération et même d’inquiétude exprimée par une partie des décideurs et de la population qui prennent brutalement conscience du fait que ce qui semblait communément acquis, admis ou accepté ne l’est plus vraiment ou même ne l’est plus du tout, et que ce qui paraissait inenvisageable ou bien hautement improbable finit par se réaliser.
Les parties prenantes traditionnelles tendent donc souvent à être quelque peu désemparées. Elles réagissent généralement, dans un premier temps, par le déni, en pensant que tout ça, c’est un feu de paille, c’est le fait de groupes marginaux ou le symptôme de tendances minoritaires et qu’en définitive, tout va revenir rapidement à la normale. Ce fut, par exemple, la réaction des principaux dirigeants après les manifestations de Seattle en 1999, celle d’Emmanuel Macron après les premières manifestations des Gilets jaunes en 2018 ou celles de la plupart des observateurs après l’annonce de la candidature de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2016. Ces parties prenantes traditionnelles vont ensuite souvent s’efforcer de reprendre la situation en main en cherchant notamment à décrédibiliser, d’une manière ou d’une autre, la contestation et les nouvelles parties prenantes. Pour cela, elles vont tendre à mettre l’accent sur la menace représentée par celles-ci en pointant, par exemple, leur incompétence, leur manque de réalisme, leur refus du dialogue, la radicalité de leurs propositions, ou les faits de violence qui leur sont reprochés. Afin de se rassurer, elles vont aussi chercher à engager un combat de nature idéologique en ramenant les nouvelles parties prenantes à des figures plus familières, celle du vieil « ennemi » en quelque sorte. Cet ennemi sera le nationaliste pour le pro-européen, le protectionniste pour le pro-mondialisation, l’irrationnel pour le scientifique, le décroissant ou l’écologiste radical pour l’acteur économique, le populiste pour les partis au pouvoir, etc.
Prises au dépourvu par ces contestations émergentes, les parties prenantes traditionnelles ont souvent beaucoup de difficultés à défendre publiquement le pourquoi des causes, des projets ou des secteurs qui leur tiennent à cœur, que ce soit l’évolution de l’intégration européenne pour les pro-européens, la mondialisation pour les pro-mondialisation, les OGM pour les pro-OGM ou bien l’agriculture intensive pour les pro-agriculture intensive. Sur des sujets qui faisaient consensus ou ne prêtaient pas à discussion, les anciennes parties prenantes n’avaient souvent pas développé ou mis à jour un argumentaire ou un « narratif », n’y voyant pas d’utilité avant le basculement.
Après le choc
Au fil du temps la forme aiguë de la crise va cesser. Cela peut donner le sentiment que la situation revient à la normale. Néanmoins, si ses causes profondes ne sont pas suffisamment bien identifiées et traitées et donc si aucune véritable réponse n’est apportée par celles et ceux qui sont en mesure de le faire, la crise prendra d’autres formes, d’une manière ou d’une autre, avec de nouveaux événements déclencheurs.
Le point commun entre ces différents basculements réside sans aucun doute dans une forme de rupture du contrat implicite qui liait population et élites (incarnées par les décideurs et les « sachants »). À tort ou à raison, les événements déclencheurs de ces basculements ont prouvé ou révélé aux yeux d’une partie de la population que les promesses faites par ces élites n’avaient pas été respectées et/ou qu’elle désapprouvait les grands projets portés par celles-ci (ex. Union européenne ou « mondialisation libérale »), parce que facteurs, de son point de vue, d’insécurité économique, sociale et culturelle. Plus largement, ces événements ont amené certains groupes sociaux à estimer que ces élites n’étaient plus vraiment dignes de confiance en donnant l’impression de ne pas écouter le « peuple » ou de prendre des décisions d’abord en fonction de leurs propres intérêts, de ceux des catégories aisées et des principaux acteurs économiques (et non en fonction de ceux de la société, de la planète, etc.). C’est ce contexte de défiance qui nourrit les différentes formes de populisme, ainsi que les courants alternatifs et disruptifs.
Ce qui se joue depuis quelques décennies dans ces « grands basculements », qui viennent régulièrement prendre les élites au dépourvu, est le résultat d’une tendance lourde, souvent qualifiée d’Individual Empowerment. Cette expression désigne la montée en puissance de l’autonomie individuelle, liée en particulier à l’élévation du niveau moyen d’éducation et de l’accès généralisé à l’information ; mais aussi de la société civile ou des médias, que ceux-ci soient traditionnels ou sociaux. Dans un tel contexte, les différentes formes de pouvoirs et de hiérarchies traditionnelles et même les savoirs sont remis en cause au nom d’une nécessaire égalité des conditions (dans la logique d’Alexis de Tocqueville) et de la volonté de la part des citoyens (et de la société civile) de participer, d’une manière ou d’une autre, à la prise de décision.
De cette expérience déjà riche et ancienne, on peut extrapoler. Il est probable que tous les secteurs, qui ne sont pas soumis à un processus de décision de nature démocratique subissent ou subiront à un moment ou à un autre une pression en faveur d’une « démocratisation des choix ». On le voit ces dernières années pour l’économie ou pour la science. Or, à l’évidence, cette aspiration est renforcée depuis quelques temps par des considérations d’ordre sanitaire, environnementales, voire éthiques, ainsi que par l’urgence climatique. Au nom de ces considérations, des citoyens et des organisations de la société civile exigent d’avoir a minima un droit de regard sur les décisions majeures sur le plan économique ou sur le plan scientifique et a maxima d’avoir un droit de veto sur ces décisions, voire de chercher à « collectiviser » la prise de décision.
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