Entreprises: vers un permis social d’opérer? edit

1 février 2022

Le 10 janvier 2022, cinq ONG ont déposé devant le tribunal administratif de Paris un recours contre l’Etat en l’accusant de ne pas protéger suffisamment l’environnement compte tenu de la réglementation actuelle sur les produits phytosanitaires. Le même jour, Justine Ripoll, la responsable de la campagne « Notre affaire à tous », est interviewée par France info pour dénoncer le fait que « la France a mis de côté 99% des études scientifiques » sur le glyphosate. Le 13 janvier, une étude, notamment relayée dans Libération, mentionne que 99,8% des échantillons d’urine analysés contiendraient des résidus de glyphosate. Rappelons qu’en septembre dernier, un sondage commandé par l’association anti-pesticides Générations futures indiquait que 74% des personnes interrogées étaient opposées au renouvellement de l’autorisation du glyphosate par l’Union européenne.

Cette affaire du glyphosate, parmi tant d’autres, tend à montrer que l’on observe ces dernières années en France une grande mutation dans les rapports que la société au sens large du terme (société civile comprise) entretient avec les acteurs et les activités économiques. Cela ne concerne pas bien évidemment l’ensemble de la société et l’ensemble des entreprises. Les plus vulnérables sont à coup sûr les plus grandes entreprises, qui sont des leaders sur leur marché, dont les marques sont connues du grand public et dont les produits s’adressent au consommateur final (B to C). Mais aussi celles qui ont des activités dans des secteurs « sensibles » (armement, cigarette, pétrole, chimie, santé-pharmacie, agroalimentaire, nucléaire civil, etc.), qui développent des projets « sensibles » ou qui promeuvent des innovations technologiques « sensibles ».

Cela s’explique notamment par le fait qu’un certain nombre d’acteurs s’intéressent désormais de près aux activités économiques alors que ce n’était pas nécessairement le cas il y a quelques années encore. Ce sont des médias généralistes, des associations et des ONG, des collectifs, des leaders d’opinion, des citoyens ou même des organisations plus « radicales ». Ces nouvelles parties prenantes pour les entreprises attendent d’elles qu’elles ne se contentent plus d’exercer leur métier, de respecter la loi et de faire des bénéfices en tendant souvent à considérer que les intérêts de la société et ceux des grands groupes ne sont désormais plus vraiment convergents. Elles souhaitent que les acteurs économiques respectent ainsi des normes sociales et environnementales, les droits humains ou le bien-être animal et qu’ils contribuent à l’intérêt général et au bien commun, notamment dans un contexte marqué par des inquiétudes croissantes vis-à-vis du dérèglement climatique.

Les acteurs économiques peuvent, en effet, être contraints, dans les cas les plus compliqués, d’obtenir un « permis social d’opérer ». Cette notion, qui provient du secteur minier, stipule qu’une entreprise doit bénéficier d’une sorte de « permis d’opérer » octroyé par les différentes parties prenantes pour pouvoir poursuivre son activité. Les acteurs économiques ont donc besoin pour mener leur activité d’une autorisation préalable de la société en général et/ou d’acteurs plus spécifiques. On le voit très bien aujourd’hui à propos de l’épandage de produits phytosanitaires. Or, si les entreprises perdent la confiance de ces parties prenantes, elles risquent aussi de perdre leur permis social d’opérer et de tomber par conséquent sous une forme de « contrôle social ». Dans un tel cas de figure, l’entreprise est contrainte de répondre aux attentes des différentes parties prenantes suite à l’adoption d’une réglementation plus stricte, voire d’un moratoire ou d’une interdiction, à une décision de justice ou à la sanction du marché (avec des boycotts réels ou seulement de facto de certains produits par les consommateurs ou des « buycotts » de produits alternatifs). C’est ce que l’on a pu voir en France à propos des OGM par exemple.

Cette mutation des rapports entre société et acteurs économiques est sans aucun doute structurelle. Ces derniers vont donc nécessairement devoir s’adapter à cette transition sociétale, qu’ils le veuillent ou non, comme ils vont devoir le faire pour la transition numérique ou énergétique. À ce stade, on peut voir à ce propos quatre types de réactions dans le monde économique face à cette nouvelle donne.

(1) La première est celle des réfractaires qui sont dans le déni et qui ne veulent rien entendre aux critiques. Ils veulent à tout prix en revenir au monde d’avant en faisant le gros dos en attendant que l’orage passe. Ils tendent à établir un amalgame entre société et société civile et à se méfier du « tribunal de l’opinion ». Ils optent généralement en faveur d’une stratégie de contournement de l’opinion publique en privilégiant la voie de l’influence auprès des décideurs et celle d’une communication qui vise à dénoncer les arguments et les points faibles de leurs détracteurs. Ce sont la plupart du temps des adeptes d’un statu quo par rapport à la transition écologique.

(2) Le second type de réaction consiste pour les acteurs économiques à entendre les critiques. Ils en tirent la conclusion selon laquelle ils doivent mieux communiquer sur leurs activités auprès du grand public. Ils tendent ainsi à mettre l’accent sur une communication « positive » qui vise d’abord à s’adresser directement aux consommateurs, à mieux leur montrer et leur expliquer la réalité de leur activité par un travail d’information et de pédagogie et, par conséquent, à tenter d’améliorer l’acceptabilité sociale d’un certain nombre d’activités.

(3) Le troisième cherche à écouter les critiques et à en tenir compte, quitte à devoir faire évoluer certaines activités pour en faire un levier d’innovation et, le cas échéant, de différenciation par rapport à la concurrence. Dans un tel contexte, la communication positive que les entreprises prônent consiste à montrer qu’elles font tout pour répondre aux attentes sociétales en apportant des preuves, notamment par des labels, des certifications ou des indicateurs de performance, que des progrès ont été réalisés, notamment en matière de transition écologique. Elles mettent donc généralement l’accent sur la RSE et, plus globalement, sur leur raison d’être.

(4) Enfin, le quatrième type de réaction tend à suivre ou même à accompagner cette mutation des rapports entre société et monde économique. Ceci peut être lié aux convictions propres des dirigeants de l’entreprise en question. Mais ceci peut être vu aussi par certains acteurs comme une grande opportunité de remettre en cause de façon radicale le « Système », soit par opportunisme économique, soit par conviction idéologique.

Face à cette transition sociétale, les acteurs économiques ne doivent pas être dans le déni. Ils doivent accepter le fait que la donne a changé. Ils doivent également se montrer irréprochables afin de ne pas donner de prises aux critiques. Ils doivent aussi, le cas échéant, faire évoluer certaines de leurs pratiques, voire de leurs activités, tout en faisant preuve d’une grande cohérence entre leur discours et leurs pratiques réelles pour ne pas tomber dans différentes formes de « washings » (du greenwashing au « societalwashing »). Cela implique sans aucun doute que les entreprises associent autant que faire se peut les différentes parties prenantes. Elles doivent tout autant chercher à contribuer au bien commun, à l’instar des entreprises qui ont décidé de faire des 17 Objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les États-membres de l’ONU en 2015 la « feuille de route » de leur stratégie, ou de s’engager à respecter la trajectoire de 1,5° C conformément à l’Accord de Paris comme les entreprises de la coalition We Mean Business. En définitive, les acteurs économiques doivent établir un nouveau « contrat » avec la société française de sorte à ce que les intérêts des grandes entreprises et de la société convergent à nouveau. Les entreprises doivent donc s’efforcer de devenir « sociétalement responsables » en ayant une « empreinte sociétale » positive (Accenture) et un « impact sociétal » positif (Boston Consulting Group) car « une société (privée) ne peut croître durablement que si la société (civile) progresse et s’enrichit elle aussi » (Accenture).