Stérile, le récit révolutionnaire emprisonne la France edit

28 octobre 2021

Puissants et dominant souvent les faits, les narratifs qui imprègnent une société conditionnent les esprits et influencent fortement le destin des peuples. Ainsi, le Brexit doit beaucoup à la fable de l’Empire retrouvé, qui a poussé des Anglais commerçants, pragmatiques, réputés pour leur calme à sauter dans le vide. Pour autant, le rôle des récits identitaires inconscients reste encore sous-estimé et peu analysé. Dans les tourments qui déchirent aujourd’hui la scène publique française, ce phénomène n’est pas interrogé.

La révolution, éternelle promesse de bonheur

Or, dans sa culture politique, l’Hexagone entretient un récit fondateur sous-jacent, qui valorise la culbute du pouvoir en place. Synthétisant la Révolution, ce narratif idéalise le moment sacré où le roi chute de son trône tandis que jaillit la République. Soudain, lassé des injustices, le peuple se lève, s’insurge et monte aux barricades pour chasser l’oppresseur. L’acmé de ce roman collectif, c’est l’instant magique où les inégalités sont renversées par la promesse d’une égalité parfaite.

Ce récit a de nombreuses vertus. Tonique, stimulant, progressiste, il peint des individus qui font corps pour défendre leurs libertés. Il rappelle aussi que rien n’est définitivement acquis. Par contre, il devient nuisible s’il est rejoué sans cesse à l’identique, comme si la démocratie n’avait pas été instaurée. Il dit alors que le président élu, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, est le monarque qu’il importe de renverser. Il organise un double scandale, celui d’une démocratie dominée par un roi, et celui d’un roi incapable d’assurer le bonheur de chacun malgré des pouvoirs étendus.

L’État, capable de tout, coupable de tout

En fait, il n’existe pas de société sans récit. Le problème  commence quand ce narratif n’évolue plus et se vitrifie. De repère dans l’évolution des mentalités, il devient le dogme qui les paralyse. De ferment animant la pensée politique, il se transforme en principe la réduisant à une somme de réflexes pavloviens. Aujourd’hui, la scène publique française souffre de l’exacerbation d’un récit identitaire devenu stérile. La représentation que la société entretient d’elle-même l’emprisonne dans des comportements conflictuels qui sont précisément ceux dont elle devrait se libérer.

Cet enfermement produit une série d’effets pervers. Puisque chaque président est un monarque élu, son dénigrement devient une sorte de devoir démocratique. Puisque l’Etat c’est lui, le gouvernement est à la fois capable de tout et coupable de tout, alors que les citoyens ne sont responsables de rien. Le débat public s’installe alors dans une sorte de « présidentielle permanente », où la question prioritaire est celle de la chute du roi élu et de son nécessaire remplacement. Au final, la politique, recherche patiente et collective de solutions pertinentes, est réduite au grand jeu flamboyant, mais aussi artificiel, de la conquête du pouvoir. Certes, la Ve République et son caractère jacobin contribuent à maintenir cette dramaturgie où tous les événements paraissent liés à l’élection puis à l’action du chef de l’Etat. Toutefois, même une réforme constitutionnelle ne rendrait pas la scène publique miraculeusement consensuelle. Pour avoir une chance de réussir, une transformation des structures doit être précédée de celle des esprits. L’art du compromis, ce processus si peu chatoyant, ne peut se développer dans une société qui adore le duel.

Les médias, garants des narratifs et soutiens des protestataires

La longue séquence des gilets jaunes a donné une illustration frappante de ces réflexes culturels. Dès l’automne 2018, alors qu’elle amorçait un réveil économique, la France plonge dans un climat insurrectionnel. Des émeutiers saccagent les infrastructures et appellent au coup d’Etat. La violence est revendiquée comme un mal nécessaire. La nouvelle présidence qui voulait émanciper le pays de ses vieilles féodalités se retrouve affaiblie. Le guillotinage d’Emmanuel Macron semble réellement espéré par certains. Or, cette flambée de colères doit beaucoup aux médias qui ne vont pas jouer les pompiers mais les boutefeux. L’occupation des ronds-points reçoit une couverture inouïe. Chaque perturbation possible est annoncée, encouragée, célébrée. Le moindre émeutier est accueilli en héros sur des plateaux complaisants. Les pires comportements sont passés sous silence ou excusés. Bref, les médias convertissent un mouvement brutal charriant des pulsions parfois nauséeuses en opéra populaire, sans que par ailleurs les débats économiques et sociaux qui auraient pu l’apaiser soient conduits. Sans surprise, la pandémie montrera les mêmes attitudes. De la folle médiatisation du Professeur Raoult à la promotion systématique des anti-vaccins, toute protestation sera avivée.

En fait, les médias ne sont pas en surplomb de la société. Ils sont dans la marmite, imprégnés du récit identitaire qui les formate et qu’ils contribuent à pérenniser, même quand ils se croient iconoclastes. Prisonniers de leur culture, les journalistes français cultivent un affrontement systématique entre le pouvoir et les citoyens. Ils se positionnent donc par principe aux côtés des opposants, dont les tribulations ne les intéressent guère, et contre le président et ses équipes, qu’ils épient de manière obsessionnelle. Cette posture finit par nuire à la démocratie. Elle empêche le développement impartial de tous les points de vue, détruit l’aptitude du pays à élaborer des compromis et attise la méfiance à l’égard des institutions.

Le quinquennat, crépuscule du récit révolutionnaire

Au cœur de ces phénomènes, Emmanuel Macron est à la fois un acteur et un révélateur de l’inadéquation du récit révolutionnaire. Un acteur parce qu’il tente de dépasser les clivages traditionnels et les affrontements binaires par des solutions moins idéologiques que rationnelles. Un acteur toujours parce qu’il a décrit cette transgression fondamentale dans un ouvrage intitulé précisément « Révolution ». Un révélateur parce que sa mise en évidence de la complexité du monde et son appel à la responsabilités de toutes les composantes de la société montrent que la réduction de la démocratie à une lutte sur la barricade est obsolète.

Dans un monde ouvert, incertain, insaisissable, en mutation permanente et rapide, les vieux narratifs identitaires sont à la fois perdus et réactivés dans une sorte de régression sécurisante. En France, le récit révolutionnaire s’enflamme, dans ce qui est peut-être aussi son crépuscule. Jamais il n’a paru aussi peu apte à servir la vie publique.

Pour une coresponsabilité nationale et européenne

La France, mais aussi l’Europe, ont besoin de récits revitalisés, constructifs, dynamiques, animant des coresponsabilités à l’interne et vers l’extérieur. Rejouer sans cesse les musiques du passé ne permettra pas de relever les défis à venir. Par contre, de nouvelles affirmations telles que « l’Etat, c’est nous » ou « l’Europe, ce sont mes libertés » peuvent structurer la grammaire d’un débat politique fécond et pacifié.

Aujourd’hui, les révolutions technologiques et les réseaux sociaux favorisent l’émergence d’une « égocratie » où des individus autocentrés privilégient leurs besoins personnels sur le bien commun. Demain, les démocraties auront pour tâche existentielle la sauvegarde de l’intérêt général, faute de quoi elles ne seront plus qu’une addition aléatoire de minorités conflictuelles. Mais pour que cette aventure réussisse, les citoyens et les élus devront écrire ensemble son récit. Qui tient les mots fait l’histoire.

Ce texte reprend quelques idées d'un essai paru au printemps 2021 chez Slatkine (Genève): Le Crépuscule du récit révolutionnaire. Regard sur le tourments du débat politique français de la crise des gilets jaunes à celle du coronavirus.