Les dessous du cinéma edit
Si depuis des années, le festival de Cannes a pu consacrer le succès d’élites professionnelles, acteurs et réalisateurs, pour attribuer les prix d’une réussite souvent incertaine, certains montent aujourd’hui au créneau pour dénoncer les dérives d’un milieu. Mais l’univers des stars reconnues semble être devenu l’arbre qui cacherait la forêt. Qu’en est-il en arrière-plan, dans ce vaste secteur des industries de l’image ?
Le cinéma, une nouvelle tribune?
Ces dernières années, les manifestations cinématographiques de grande ampleur et largement médiatisées, de Cannes aux Césars, sont devenues des tribunes de choix pour se faire entendre ou défendre des causes débattues par ailleurs. Harvey Weinstein, un des producteurs les plus puissants de films à Hollywood et distributeur de très nombreux films italiens et français réputés, cristallisa ce mouvement autour de ses propres scandales sexuels à répétition. Dénoncés dans des articles du New York Times en 2017 puis vite relayés par le mouvement Metoo, le producteur « intouchable » fut condamné en 2020 à 23 ans de prison pour agressions et viols envers plus de 90 femmes. Les militantes françaises de Metoo s’efforcèrent, dans ce sillage, de décrire le climat d’impunité qui régnait dans le monde du cinéma en lançant sur la scène publique le slogan « Balance ton porc », provoquant une série de nouvelles dénonciations sur des faits similaires tant en France qu’ailleurs en Europe. Les réalisateurs incriminés voyaient certains films boycottés sinon retirés de l’affiche par craintes de manifestations publiques. Ainsi le J’accuse (2019) de Polanski, César du meilleur réalisateur, fut transformé en « Violanski » : le réalisateur de 90 ans fut alors recherché par Interpol, arrêté en Suisse et poursuivi, près de cinquante ans plus tard pour une affaire de viol aux États-Unis pourtant soldée dans le passé par un accord avec la victime. Plus récemment, lors de la remise des Césars de 2024, l’actrice Judith Godrèche relança ce mouvement de protestation, condamnant bruyamment les violences sexistes au cinéma que, par ailleurs, elle mit en scène à Cannes dans un court métrage projeté en avant-première.
Si le mouvement MeToo a contribué à une brutale prise de conscience dans ces milieux professionnels des actes inqualifiables qui s’y sont déroulés et des positions d’abus, ce consensus autour des victimes, ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les différents protagonistes du cinéma. Certains, dont plusieurs actrices connues, leurs reprochent de confondre consentement et séduction, font remarquer que nombre des faits sont prescrits par la justice et qu’il est difficile discerner bien plus tard, quand le traumatisme resurgit dans la mémoire, le vrai du faux.
Lors de la remise de sa Palme d’or en 2023, la réalisatrice lauréate Justine Triet avait elle aussi mis en avant son engagement pour différentes causes publiques, rappelant d’emblée la « contestation historique puissante, unanime, de la réforme des retraites » pour ensuite « dénoncer le pouvoir dominateur dans le monde du cinéma ». Le cinéma devient porteur de revendications politiques variées à partir d’un festival international plus préoccupé de l’évolution des marchés audiovisuels. Mais derrière des débats médiatisés sur la violence sexuelle au travail, animé par une minorité active, le milieu professionnel du cinéma est resté majoritairement silencieux. Comme si de fait, ces débats au fond sociétaux restaient cantonnés au star-système ou masquaient un tout autre pan de questionnements présents sur la souffrance au travail dans ces secteurs d’activité.
La souffrance au travail dans le secteur du cinéma est loin d’être réductible aux seules questions de violence sexuelle, comme le pointent différentes enquêtes en profondeur[1] ?
Précarité d’un secteur
En France depuis le Covid par exemple, la projection cinématographique et le spectacle vivant ont en effet été les secteurs de la culture les plus affectés par une baisse d’activité générale. La totalité de l’exploitation (2045 établissements et 6100 écrans) avait ainsi fermée pendant plusieurs mois, entraînant une chute de près de 70% des entrées, malgré une série de mesures de soutien pour compenser ensuite ces pertes. Les distributeurs, déjà fragilisés, avaient été mis à l’arrêt. La chronologie des médias a été durablement bousculée avec la prédominance des plateformes, notamment Netflix et Amazon Prime Video qui ont su tirer profit de la fermeture durable des salles. La production a également revu à la baisse l’ensemble de ses investissements, qui ont diminué de 30% depuis 2020. 239 films ont été agrées en 2020 (films d’initiative française et films à majorité étrangère) – un fond assurantiel de 100 millions d’euros ayant permis d’indemniser une grande partie des tournages. Une production qui pourtant en France assure plus du double du nombre de films de certains autres pays européens où l’on envie cette « exception culturelle française ». Mais, paradoxe de ces films produits en France, ils sont pour la plupart de moins en moins regardés, et semblent destinés aux nombreux festivals. Le cinéma français scintille dans la lumière d’une histoire mythique, de sa fondation par les frères Lumière (qui n’ont pas inventé le cinéma, mais la projection commerciale !) à sa politique en faveur des auteurs, et non à une activité vraiment influente de par le monde. Tout en affichant un niveau spectaculaire de production (298 films d’initiative française et films à majorité étrangère agrées en 2023), le cinéma français est devenu économiquement marginal dans la production mondiale : les productions françaises ne représentent plus que 2,1% du marché mondial (avec environ 201,5 millions d'euros de recettes en 2022), contre 46,3% pour les Etats-Unis. Si les films français continuent à dominer le marché français, celui-ci a perdu plus de la moitié de ses spectateurs en salles (autour de 400 millions dans l’après-guerre et 181 millions d’entrées en 2023). Le secteur, fragilisé, est confronté à de nouveaux problèmes de fond.
Les disparités se sont accentuées entre toutes les branches (spectacle vivant, spectacle enregistré) et les métiers (techniciens ou artistes). Près de 30 000 intermittents travaillent de manière irrégulière dans le seul secteur du cinéma et de l’audiovisuel où les durées d’emploi moyennes ont baissé[2]. La hausse des indemnisations a pu compenser les baisses de salaire tandis que le revenu brut mensuel des allocataires a diminué dans les mêmes périodes passant de 2500 euros à 2100 euros en moyenne. Mais précarité et fortes inégalités, division poussée du travail et hiérarchies des métiers ont toujours été les invariants d’un secteur d’activité marqué par de fortes incertitudes. En France, le régime de l’intermittence permet de financer des périodes d’inactivité, mais l’attractivité accrue pour ces métiers a augmenté l’appétence des aspirants artistes ou techniciens, beaucoup de jeunes souhaitent embrasser ce secteur, les écoles de cinéma se sont multipliées, mais une véritable offre de travail pérenne n’existe pas à la hauteur de ces espérances. Les statistiques de l’emploi et du chômage dans les secteurs audiovisuels/spectacle vivant demeurent cependant fluctuantes, et les flux sont difficiles à quantifier et comptabiliser, l’emploi intermittent étant lié à des activités occasionnelles ou saisonnières. La croissance des effectifs, conjuguée à une baisse graduelle des financements illustrent des secteurs en tension permanente.
L’adossement des métiers de l’audiovisuel au régime de l’intermittence conduit à un fonctionnement bien particulier, où la personne embauchée doit être immédiatement opérationnelle sans toujours laisser de marge en termes d’immersion et d’adaptation. L’activité artistique est marquée par ces incertitudes de fond[3], d’autant plus qu’elle reste irrégulière (un technicien pourra être employé au maximum sur deux ou trois productions dans l’année) et toujours marquée par le risque, étant donné la variabilité commerciale du film et son devenir (bien que l’échec ou la réussite d’un film n’impacte pas directement la rémunération de ses techniciens ou collaborateurs). Si ce risque est souvent accepté et même revendiqué par les intermittents, désireux surtout de participer à des œuvres de création, le caractère discontinu de l’intermittence les oblige à innover en permanence pour trouver de nouveaux chantiers ou contrats de travail, dans des formes de précarité renouvelées. Il s’agit de gérer l’après-travail, dans lequel l’usage du téléphone mobile et la fréquentation des lieux de socialisation du milieu (festivals, projections, débats etc) sont devenus essentiels pour cultiver son réseau et se tenir constamment informé des projets en cours.
En France, les techniciens et ouvriers du spectacle enregistré semblent relativement mieux protégés que les artistes et interprètes du spectacle vivant dans le cumul du minimum requis de 507 heures pour bénéficier des indemnités chômage et accéder au statut d’intermittent. Mais cela a son prix : les compétences sont aujourd’hui devenues plus fluctuantes, il s’agit pour un technicien d’être trans-sectoriel, afin d’obtenir suffisamment d’heures par contrat. Un assistant-réalisateur essaiera, par exemple, de travailler autant pour le cinéma que pour la publicité ou la télévision. La poly-qualification s’est par ailleurs accrue au détriment des normes dominantes, alors que l’autonomie de création est très relative et que la rareté du travail se double d’un paradoxe tenant au fait que les films peuvent être à la fois plus nombreux à être produits et moins regardés.
La condition d’artiste
Le thème de la souffrance au travail a fait son entrée dans les enquêtes sur les professionnels des industries culturelles. Dans le domaine du cinéma, cette souffrance observée chez de nombreux professionnels est ancienne et dépasse largement le cadre stricto sensu des sévices sexuels. Parmi ses causes identifiables, plusieurs sont directement liées au primat de l’économie dans l’activité cinématographique. Les inégalités se sont progressivement creusées entre grandes et petites productions dans un contexte économique devenu plus tendu après la pandémie. Confronté à une gestion des ressources humaines fréquemment houleuse, le secteur audiovisuel est aussi assez symptomatique d’une mutation de la valeur du travail traversée par l’économie numérique. Différents facteurs parfois cumulatifs – l’innovation technologique et le passage au tout numérique, le streaming et les plateformes de vidéo à la demande et par abonnement, la convergence des médias, la financiarisation poussée des marchés et le rôle devenu crucial du marketing – ont transformé de nombreux métiers de l’audiovisuel et du cinéma, davantage soumis à des contraintes d’adaptabilité des savoir-faire ou à des pressions de compétitivité. Dans ce secteur, les cooptations (dans lesquelles il faut inclure les cooptations familiales) font et défont les carrières de chacun, peut-être encore plus qu’autrefois.
Avec l’irruption de l’économie numérique, les images mythifiées de la condition d’artiste ont renforcé les logiques de réseaux. Le système fonctionne dans le cadre d’arrangements négociés à tous les niveaux, de l’aménagement des plannings au statut des renforts humains convoqués, sous l’égide du directeur de production[4]. Tous se doivent de réaliser un film au « juste prix » et dès lors il est difficile de contester des situations au risque d’être exclu du milieu et ne plus être réembauché. Ces situations expriment d’autres souffrances vécues au travail où « être intermittent est un mode de vie stressant : rien n’est jamais acquis. Comme on a plusieurs employeurs, ce sont des négociations qu’il faut reprendre sur chaque nouveau film, et ceci malgré les conventions… dans notre métier, c’est le relationnel qui marche. Il suffit que l’on perde deux ou trois personnes de notre tissu relationnel, et tout se désagrège » (enquête K. Feigelson).
L’application du nouveau régime des intermittents a contribué à poser les conditions dans lesquelles pouvaient être produits les films de long métrage. Il s’agit de produire toujours plus, plus vite mais avec moins de moyens, tout en garantissant de meilleures rentabilités, à la fois en termes de réduction des coûts, mais aussi en fonction de dépenses qui pourraient paraître secondaires. Ce durcissement des conditions financières affecte tous les corps de métiers dans la production, à l’exception notable de certains réalisateurs, auteurs ou comédiens réputés. Ceux qui justement ont la possibilité d’être vecteurs d’autres revendications ou porteurs de dénonciations. La crise des financements touche donc de façon moindre certains segments de ces professions, épargnés grâce à leur statut ou notoriété, au détriment de la grande masse des intermittents de l’ombre, anonymes pour le grand public, creusant l’écart entre les rôles de premier plan et les fonctions reléguées en générique de fin. L’une des spécificités de cette crise se joue ainsi dans la combinaison du tassement des financements avec un gel des recrutements sinon une diminution de ceux-ci pour limiter l’inflation des coûts. Une grande masse des films produits ne trouve plus de retour sur leurs investissements de départ avec des durées de vie en salle particulièrement réduites. Le cinéma est finalement peu pourvoyeur d’emplois nouveaux alors que le degré de mortalité des films a augmenté. Un film appelle un nouveau film pour mobiliser à nouveau des financements, dès lors le secteur est pris dans une certaine fuite en avant qui explique l’inflation de la production.
Cette compétition féroce reste chevillée à une économie de prototype souhaitant rester innovante. Cette situation conduit notamment à accroître la polyvalence et l’adaptabilité des savoir-faire, mais aussi des disponibilités des techniciens, à la fois sur et hors des plateaux de tournage. En outre, le déphasage dans certaines rémunérations rend les grilles indiciaires beaucoup plus relatives et accompagne des changements profonds dans les rapports de force pouvant survenir sur un plateau, non exempts de tensions nouvelles. Les coûts réels des productions obligent souvent à trouver des moyens détournés, notamment par les allocations chômage, pour faire payer des heures supplémentaires. S’y ajoute une tendance croissante à la rotation des postes : les équipes de travail (pôles son, image, etc.) peuvent être utilisées de manière interchangeable, alors qu’elles ne disposent pas toutes de compétences équivalentes pour prendre en charge les différentes phases d’un tournage, jusqu’au montage et la postproduction. Ainsi, un technicien construit sa réputation et sa carrière, mais surtout son réseau, sur les succès des productions et sur la notoriété des réalisateurs pour lesquels il travaille – et ce, alors même que son recrutement dépend avant tout du pouvoir du directeur de production.
Le réalisateur, quant à lui, avec un statut octroyé par la loi sur le droit d’auteur du 11 mars 1957, s’il doit rendre compte à son producteur de la bonne tenue du plan de travail et de l’équilibre du budget, reste avec ses prérogatives de metteur en scène, le personnage omnipuissant. Le système fonctionne donc dans le cadre d’arrangements négociés à tous les niveaux (de l’aménagement des plannings au statut des renforts humains convoqués) puisque tous doivent s’efforcer de réaliser un film au « juste prix », et qu’il est difficile de contester des situations au risque d’être exclu du milieu ou de ne plus être réembauché. Les difficultés à dénicher des financements pour certains films se traduisent en effet par une multiplication de contrats à courte durée, accentuant la précarité du secteur, tout en masquant partiellement une détérioration plus générale de l’emploi intermittent. Si tous revendiquent en effet leur concours au succès du film, l’expérience du technicien anonyme renvoie pourtant à une forme de souffrance identifiée au quotidien dans un travail morcelé. En parler, pour eux, consiste à établir certains liens entre un mal-être individuel perceptible et les mutations des cadres collectifs de l’intermittence.
Les inégalités hommes/femmes
La répartition hommes/femmes dans les secteurs du cinéma reste révélatrice aussi d’inégalités. Au festival de Cannes, 5 films sur 19 cette année ont été présentés par des réalisatrices dans la sélection officielle, mais en soixante-quinze ans seules trois femmes ont obtenu la Palme d’Or. Par ailleurs entre 1946 et 2018, 172 femmes firent partie du jury sur 747 membres cooptés. Lors de sa création, le jury était exclusivement masculin et la parité ne commença à être vraiment introduite qu’en 2010. Elle fit l’objet de revendications puis d’une charte mise en place en mai 2018 dans les différentes sections parallèles du festival. Depuis la situation s’est améliorée et l’équipe du festival fonctionne globalement à parité.
Il n’en n’est pas de même dans les autres secteurs de l’audiovisuel (production, distribution, exploitation) majoritairement restés des métiers d’hommes. On compte environ 2500 réalisateurs en France, travaillant très irrégulièrement, alors que la société des réalisateurs de films revendique 400 adhérents. Mais seules 33% des films de fiction ont été réalisés par des femmes en 2022 en France (soit 69), et trois seulement ont obtenu des budgets de plus de 10 millions d’euros. Les débats dernièrement initiés par Metoo sont plutôt révélateurs du manque de considération et de bien-être professionnel, dans un secteur professionnel où la division du travail chez les techniciens est restée très sexuée. Tous les clivages recoupent aussi les postes de responsabilité, significatifs d’un secteur professionnel peu féminisé. Par exemple, les métiers du son (ingénieurs du son) et de l’image (chefs opérateur) sont essentiellement masculins comme ceux de la direction de production alors que ceux du montage et du script sont traditionnellement occupés par des femmes.
Ainsi, les débats sous fond de violences sexuelles, instruits essentiellement par des actrices, recoupent assez peu certaines réalités de l’activité des nombreux autres intermittents qui occupent une fonction essentielle dans l’industrie cinématographique. La question de la souffrance au travail se situe pourtant bien d’abord chez ces travailleurs de l’ombre.
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[1] À partir d’une restitution d’enquêtes sociologiques, Kristian Feigelson, « Crises et paradoxes de la création filmique aujourd’hui : la souffrance au travail chez les intermittents du cinéma et de l’audiovisuel », in L’Equipe de film au travail : créations artistiques et cadres industriels, p 255/272, Paris, AFRHC, 2022.Voir aussi La Fabrique Filmique : métiers et professions, Armand Colin, 2011.
[2] On sait que, sur environ 118 000 intermittents indemnisables et ayant ouvert leurs droits ces cinq dernières années, seuls 57% avaient pu cumuler leurs 507 heures.
[3] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2002.
[4] Monique Dagnaud, Les Artisans de l’imaginaire, Paris, Armand Colin, 2006.