Apprendre à vivre en paix dans des sociétés individualistes et hétérogènes edit

Sept. 20, 2017

À la mutation liée à la globalisation économique - en rupture avec les Trente Glorieuses - et à la mutation territoriale qu’elle a entraînée, il faut rajouter celle, méconnue, de la socialisation. De nombreuses analyses étudient l’impact du bouleversement de l’économie sur les populations comme s’il déterminait la totalité de leur nouvelle condition. Or la socialisation concerne tous les aspects de la vie : sociale, professionnelle, culturelle ; elle possède un développement propre, qui ne doit rien à celui de l’économie auquel elle doit s’adapter. La nouvelle socialisation démontre une force particulière mais aussi une faiblesse par rapport à l’ancien système. Système qui met l’ensemble des dynamiques en synergie pour leur efficacité globale.

De la déparentalisation à la société grégaire et homogène

Revenons à la socialisation de la société occidentale, en évolution constante depuis son origine. La genèse de la société occidentale, décrite par le médiéviste Joseph Morsel dans son livre L’Histoire (du Moyen-Âge) est un sport de combat, s’est faite par la « déparentalisation » ou prétention de l’Église latine à remplacer la filiation charnelle par une filiation spirituelle. Dès lors les rapports de parenté n’ont plus été primo-structurants : cette déparentalisation a produit une socialisation spatiale et non plus familiale. Habiter devint le rapport social de base, alors qu'auparavant on appartenait à une famille ou à un maître. Fondamentalement, habiter signifiait être de quelque part, avoir des voisins, produire quelque part. C'est parce que les habitants avaient désormais le sentiment d'avoir en commun un certain espace qu'une nouvelle cohésion sociale a pu émerger, à mesure que s'affaiblissait celle fondée sur les rapports de parenté.

Si la déparentalisation signe une spécificité occidentale, la spatialisation est ce qui a radicalement distingué le principe communautaire occidental des autres formes que l'on rencontrait ailleurs ou auparavant. Fernand Braudel estimait qu’un tiers de la population était encore esclave sous les Carolingiens. L’évolution décrite par Morsel constitue donc le passage du système servile antique à un autre système social, le système paysan.

Le paysan était l’habitant du pays alors que les esclaves et serfs appartenaient à leurs maîtres. Leurs descendants devinrent des héritiers, le pouvoir s’enracina. L’Église prit le contrôle de l’alliance matrimoniale, imposa le nom de baptême. Le culte des ancêtres, remplacé par le culte des saints, marqua un recul de la pertinence sociale de la filiation. La société médiévale devint une société sans ancêtres. C'est le mariage chrétien qui a structuré la société médiévale sur une base non parentale : l’Église inventait la famille nucléaire. L'appartenance parentale n'était plus le fondement de l'appartenance sociale. Le XIe siècle constitue un tournant parce que l'Église fut alors en mesure d'imposer une interprétation hégémonique des textes sacrés, et donc de contrôler le social. L'Église était dirigée par une aristocratie ecclésiastique qui se recrutait de manière déparentalisée, devenant ainsi l’emblème de la supériorité sociale.

L'organisation productive agricole ou artisanale, en ville ou au village, se répartissait quant à elle sur deux niveaux. En premier la famille, « le feu », autrement dit la maison dans laquelle le chef du feu organisait l'usage de la force de travail (épouse, enfants, domestiques) et en assurait la répartition du fruit.  En deuxième la « communauté d’habitants » qui avait en charge la dispersion des parcelles, la vaine pâture… Par ailleurs, les enfants étaient soumis aux exigences de reproduction de l'unité d'exploitation qui engendraient célibat, mariage tardif, et émigration des cadets. Ce système se généralisant, les cadets disposèrent de façon autonome de leur force de travail, et chacun des membres du foyer put avoir un patron particulier. Ce fut l'avènement du salariat. Dominant à partir du XVIIIe siècle, il présuppose la propriété de soi, à savoir la liberté de sa force de travail. Le salariat ne peut se développer que dans une population dont les membres sont libres de disposer de leur force de travail, ce qui exclut les systèmes serviles ainsi que les systèmes de parenté.

Par le salariat, le système paysan « fournissait » continûment des individus à la société occidentale en devenir, qui s’émancipaient ainsi de leur appartenance grégaire familiale pour constituer la nouvelle société en tant qu’individus libres et légitimes, sans appartenance. Le salariat devint dominant au XVIIIe siècle, juste avant la révolution industrielle (et si nous avions le sentiment que le salariat était une création du système économique, c’est en réalité l’inverse).

Avec le salariat, c’est une socialisation individualiste qui se développa, donnant naissance à une « société d’individus et de semblables » comme l’a formulé Robert Castel. Cette socialisation individualiste ne cessa de se développer aux dépens de la socialisation grégaire. Des structures sociales grégaires, comme les « mondes » paysan et ouvrier, persistèrent, apportant une appartenance grâce à laquelle leurs membres pouvaient s’insérer dans la société globale de plus en plus individualiste. Cette appartenance grégaire constituait un socle sur lequel reposait le sentiment de leur identité.

Les structures étatiques apportent des ressources, mais elles ne socialisent pas

À la fin des Trente Glorieuses, la société paysanne avait disparu et la classe ouvrière, que la civilisation de l’usine avait créée, allait péricliter avec l’avènement de l’économie globalisée. On a souvent analysé l’impact de la nouvelle précarisation de l’emploi et du chômage, mais on n’a pas perçu celui de la disparition du « milieu » ouvrier.

Les ouvriers n’ont pas seulement perdu la sécurité de leur emploi, ils ont perdu leur « appartenance grégaire » par laquelle ils se socialisaient. Non seulement ils sont précaires ou chômeurs, mais leur individualisation de surcroît les isole : ils n’ont plus la base sociale-culturelle pour affronter leur nouvelle condition salariale. De même le fonds paysan, qui représentait la permanence ancestrale du pays, a disparu. Non seulement nous devons affronter la mondialisation qui nous précarise, mais nous devons le faire en étant privé du fonds sur lequel nos vivions de toute mémoire. Désormais, nous devons vivre, nous socialiser, nous intégrer - seuls - sans le support de notre milieu. La raison du sentiment d’insécurité est là, dans cette perte du fonds grégaire social-culturel, bien plus que dans la précarité qui s’accroît sans cesse depuis la fin des Trente Glorieuses.

Désormais, les familles socialisent leurs enfants sans le support grégaire d’appartenance dont elles bénéficiaient avant. Les structures étatiques apportent des ressources, mais elles ne socialisent pas. Jusqu’ici, la société vivait sur ce fonds grégaire, et l’État sous toutes ses formes (central, collectivités territoriales, administration, police, justice, Éducation nationale…) pouvait agir parce que la socialisation fondamentale était déjà assurée. Mais aujourd’hui qu’elle a disparu, il s’avère qu’il ne peut pas l’assumer à la place de la société. Plus la socialisation grégaire disparaît, plus on fait appel à l’État - qui est de plus en plus impuissant.

Le grégarisme paysan et ouvrier donnait à la société une homogénéité qui rassurait. Le conformisme activait la cohésion en produisant l’homogénéité sociale. Avec l’avènement de la mondialisation et la disparition des derniers vestiges grégaires, l’homogénéité sociale et culturelle s’est perdue. La mondialisation a accéléré les migrations qui apportent leurs diversités culturelles qui s’installent, deviennent visibles et créent un paysage hétérogène. En plus d’avoir perdu le socle grégaire ancestral homogène qui nous sécurisait, nous sommes confrontés à une diversité hétérogène qui heurte nos habitudes. Nous ne savons pas vivre dans une société hétérogène, notre conformisme devient contreproductif car désormais, il divise et détruit la cohésion sociale.

Apprendre à vivre en paix dans des sociétés hétérogènes

La xénophobie et la montée des extrémismes viennent davantage du sentiment d’insécurité créé par la perte de repères sociaux homogènes que de l’hostilité aux étrangers et à leur diversité. Mais leur diversité, exprimant une hétérogénéité culturelle, rend visible la perte de l’homogénéité. De là à rendre les immigrés et étrangers responsables de cette perte il n’y a qu’un pas aisément franchi. Or la perte de l’homogénéité sociale-culturelle est due à un processus interne à la société, les étrangers n’y sont pour rien. Le fond de notre difficulté est là, dans cette perte de l’homogénéité sociale et culturelle. Même si on arrive à le restaurer, le plein emploi ne résoudra pas cette difficulté, il la masquera tout au plus.

Le processus d’individualisation est arrivé à la fin de son cycle. Nous sommes, en Occident, à la fin de la socialisation grégaire ; nous devons désormais vivre dans une socialisation uniquement individualiste. Ce phénomène est totalement inédit. Porté par la mondialisation, il impacte l’ensemble des sociétés de la planète, en interne et dans leurs relations entre elles. Il nous faut apprendre à vivre en paix dans des sociétés hétérogènes. On aura remarqué que lors des élections récentes, aucun candidat, d’aucun parti, n’a proposé ni même envisagé la moindre réforme en ce sens.

Notre système institutionnel est inadapté à la nouvelle situation. Il faut le reconfigurer pour qu’il y devienne opérationnel. Ce qui nous demandera de l’imagination et une capacité de conception hors de nos habitudes de pensée…

 

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