Le match Macron-Mélenchon chez la jeunesse éduquée edit

13 mai 2022

C’est dur d’être de gauche, surtout si l’on n’est pas de droite, disait Guy Bedos. Une partie de la jeunesse d’aujourd’hui, quand elle est éduquée, incline à l’extrême-gauche, le résultat du premier tour des présidentielles l’atteste (voir sur Telos, « La jeunesse et Mélenchon, dernier vote avant la fin du monde », 5 mai 2022)[1]. Près de la moitié des nouvelles générations obtient un diplôme de l’enseignement supérieur : qui, dans ce vaste agglomérat, se prend d’engouement pour la figure subversive de Jean-Luc Mélenchon ? Ce ne sont pas les moins bien diplômés, contrairement à ce qu’une approche un peu rapide laisserait supposer, mais les bac + 5 et plus (20% des nouvelles générations) [2]. Dit autrement, la radicalité se concentre plutôt chez les nouvelles élites, qui de fait distribuent leurs suffrages entre Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Comment l’expliquer ? Nous proposons trois axes de décryptage : social, idéologique, informationnel.

Le match Macron-Mélenchon chez les diplômés

Qui l’aurait anticipé ? Emmanuel Macron attire les diplômés du supérieur quel que soit leur niveau, alors que les suffrages de Mélenchon, chez les diplômés, se concentrent vers les hauts niveaux de diplôme[3]. Globalement les titulaires d’un diplôme de formation courte (BTS ou licence) ont voté en premier pour Emmanuel Macron (31%), puis pour Marine Le Pen (23%), et plus modestement pour Jean-Luc Mélenchon (17%). Pour les bac+ 3 et plus, le match se resserre entre le candidat des Marcheurs et celui des Insoumis : 33% des bac + 3 et plus (tous âges confondus) ont choisi Emmanuel Macron le centriste, et 26% Jean-Luc Mélenchon – mais si l’on ajoute à ses voix celles de Poutou, Roussel et Jadot, ce sont 36% des bac + 3 et plus qui ont opté pour une gauche forte. Remarquons, juste en passant, que chez les votants de niveau bac ou inférieur au bac les scores sont meilleurs pour Emmanuel Macron que pour Jean-Luc Mélenchon (voir tableau).

Tableau. Vote en % selon le niveau de diplôme au 1er tour de la Présidentielle

Source : Election présidentielle sociologie des électorats IPSOS. Il faut lire : 31% des individus ayant un niveau de diplôme de catégorie bac + 2 ont voté pour Emmanuel Macron (suffrages exprimés).

En s’appuyant sur nos propres travaux sur les surdiplômés (les bac + 5 et plus), que peut-on dire de leur orientation politique? Seule cette catégorie, et tout particulièrement pour ses meilleures filières, donne accès au recrutement des « talents », ces profils recherchés par l’économie globalisée de l’innovation qui a pris son essor dans les années 90 et qui trente ans après apparaît comme le nerf de la guerre de la compétition économique. Ici, les tensions internes sont intenses, en particulier sur les salaires et sur les possibilités de conduire une carrière ascensionnelle dans les entreprises et les administrations. Ainsi se dégage un clivage entre les désenchantés du diplôme – il a suscité des promesses qui n’ont pas été tenues – et les affranchis par le diplôme – il a ouvert des portes et accordé une grande liberté dans les choix de professions, de lieux de travail et de style de vie.

Selon notre enquête, les premiers se déportent plutôt vers un vote radical à gauche, et les seconds vers un vote centriste – ce que semblent confirmer les sondages sur le premier tour de la Présidentielle : en effet l’électorat Mélenchon comprend une forte proportion de chômeurs, et on y observe une légère surreprésentation de salariés du public, alors que l’électorat d’Emmanuel Macron n’inclut presque pas de chômeurs, et on note une légère surreprésentation de salariés du privé.

En dehors de ce clivage enchantement/désenchantement, peut-on classer les orientations politiques des hauts diplômés (les 20%) en fonction des places qu’ils détiennent dans l’univers du travail ? Ils occupent des postes d’encadrement et d’expertise : soit les métiers de la bourgeoisie traditionnelle (professions libérales, managers et cadres des grands groupes), soit les professions du changement technologique et économique (écosystème des startups et des consultants en innovation et développement durable). Dans l’enquête menée en 2019-2020 avec Jean-Laurent Cassely sur les surdiplômés de 25-39 ans, la droite avait presque disparu des préférences partisanes de cette fraction de la jeunesse et les proximités politiques se détachaient ainsi : 25% en faveur d’Emmanuel Macron le centriste, 21% en faveur de la gauche toute confondue (PS, LFI, LO, NPA), 14% en faveur des Verts pour l’ensemble des sondés de niveaux de master 2 ou plus. Autre résultat : les individus passés par une classe préparatoire affichaient encore plus que les autres une préférence pour la gauche ou pour les écologistes.

Ainsi, entre les divers métiers occupés par les hauts diplômés, le match Macron-Mélenchon est sans doute plus incertain qu’on le croit car si les experts du numérique et de l’innovation sont a priori plus destinés à s’affilier aux rêves de la startup nation, on repère aussi chez eux une aspiration au changement radical notamment autour de l’écologie, un zeste d’esprit subversif qui innerve dès son origine le modèle californien[4]. Par ailleurs, si dans cette coalition de premiers de la classe, ce sont les recrues du monde numérique qui orchestrent la danse en termes de valeurs et de modes de vie, une certaine homogénéité culturelle unit les surdiplômés. Ils ont étudié dans les mêmes institutions universitaires, se connaissent, se fréquentent, et se mettent en couple entre eux.

Ils sont aussi unis par une aspiration au changement, l’idée de faire bouger les choses passant plutôt par l’entreprise que par des structures étatiques. En la matière, on peut distinguer ceux qui s’activent dans des postes d’encadrement classique de ceux qui, par le biais de nouvelles structures (startups, associations, entreprises du secteur solidaire et social) tentent d’inventer et d’expérimenter dans une multitude de directions technologiques, sociales, et de mode de vie et de travail. Cette dernière catégorie que nous avons nommée « alter élite » se sépare du reste des dirigeants et cadres, mais il existe une porosité et des allées et venues entre ces deux mondes. Aussi sans pouvoir s’appuyer sur des statistiques établies, on fera le pari que le match Macron-Mélenchon est assez serré chez l’alter élite, même si Mélenchon détient un avantage.

L’écologie comme horizon idéologique

C’est ce « désir de gauche-écolo », que Jean-Luc Mélenchon a capté. Le souci du dérèglement climatique, perçu comme une menace par l’ensemble de la société mais particulièrement prégnant chez les jeunes surdiplômés, aboutit à repenser le lien à l’environnement qu’il soit naturel ou social. Il construit alors une philosophie du monde, un ethos, une sorte d’étoile du berger pour la vie, plutôt qu’un choix dans la nébuleuse des partis. Pour autant, en promouvant la déclinaison la plus alarmiste de l’écologie, en l’articulant solidement avec la critique du capitalisme (dénonciation des traités de libre-échange, planification écologiste[5], sortie du nucléaire avec 100% d’énergies renouvelables, décroissance ciblée sur certains produits, comme le glyphosate et les objets jetables), le leader des Insoumis a répondu à une urgence et a séduit la jeunesse éduquée. Celle-ci est réceptive plus que d’autres à la puissance du récit écologiste pour deux raisons : il fonde un débat intellectuel et scientifique, il dessine un universalisme, un imaginaire en phase avec l’aspiration au changement des cohortes qui entrent en activité, en phase avec leur désir d’inventer une partition qui marque leur génération.

Le mouvement écologique se nourrit de réflexions et de polémiques scientifiques sur l’anthropocène, les sources d’énergie, les biens que nous consommons, sur les façons de produire et de se déplacer, et plus généralement sur tout ce qui, aujourd’hui, peut altérer la santé ou détruire l’équilibre des sociétés humaines avec la nature. Ainsi, il a de nombreuses ramifications dans l’univers de la connaissance, en particulier dans celui des sciences dures comme la physique, la chimie, la géologie et la biologie. Il n’est donc guère étonnant que les ingénieurs et nombre d’experts scientifiques se sentent concernés et à l’aise pour intervenir dans cette sphère du débat public, et tentent d’influer sur les décisions politiques. Un exemple éloquent (parmi d’autres) : lors de la remise des diplômes d’ingénieurs agronomes en avril 2022, des frais diplômés ont violemment dénoncé l’agro-business et appelé leurs camarades de promotion à déserter les voies toutes tracées par l’Agro : « Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir être fiers d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. »

Ainsi, la réorganisation du rapport de l’humain à la Terre fournit un gisement inépuisable à la pensée, et livre un nouvel universalisme. Un universalisme qui a le mérite de tenir à distance, sans l’exclure évidemment, le sujet de la lutte des classes, toujours délicat à affronter pour les surdiplômés. Que ceux-là trouvent dans la conscience verte un espace pour l’engagement n’est guère étonnant : elle inspire un art de vivre en phase avec les aspirations des jeunes couches cultivées, et ces dernières sont en pointe dans l’idée qu’il faut faire évoluer nos modes de vie vers davantage de sobriété.

Le numérique bouscule l’organisation du débat public

On peut s’étonner que des pans importants du programme de LFI n’aient pas fait sourciller les électeurs hauts diplômés de Mélenchon, comme l’annulation unilatérale de la dette[6], la dimension antieuropéenne, la volonté de ne pas fournir d’armes à l’Ukraine, une neutralité et un pacifisme aux couleurs des années 1970. En réalité, quelques aspects de ce projet s’accordent à la sensibilité des jeunes d’aujourd’hui : moindre foi dans l’Europe, anti-américanisme persistant, un certain détachement de la question ukrainienne[7], une sensibilité aux enjeux identitaires. Néanmoins, on leur fera crédit du fait que, sans doute, ils n’ont pas lu son programme, ou qu’ils ne l’ont perçu qu’à travers un écrémage des réseaux sociaux.

Dans les réseaux sociaux, on n’accède à l’information que sous forme de textes courts, de fragments de textes, de synthèses graphiques ou d’images, et celle-ci est filtrée par des bulles d’opinion – le débat dense, approfondi et argumentatif en est évacué. D’autre part, l’information se révèle et circule à travers « les engagements » des internautes : ces bribes discursives modelées sur les émotions, les pulsions, les indignations, les dénonciations et les lapidations symboliques cognent au plus fort car leur but ultime est de rameuter et de devenir virales (ce qui arrive rarement tout de même). On se trouve ainsi au plus loin de l’innocente conversation entre amis animés par des convictions, et au plus près de l’arène des gladiateurs, où se déploie une animosité mutuelle.

Dans un article éclairant sur la polarisation de la sphère publique à travers les logiques du digital (« Why the past 10 years of American life have been uniquelly stupid », The Atlantic, 11 avril 2022) le psychologue social à l’Université de New York, Jonathan Haidt, dépeint comment chaque élection américaine s’est transformée en un combat à mort pour sauver une partie du pays contre l’autre. Cette dynamique d’interactions virulentes a affaibli des piliers de la démocratie que sont la confiance entre les gens, la confiance dans les institutions, et les récits partagés. Ajoutons que dans le flot de vérités alternatives relayées par les réseaux sociaux s’insinue l'idée que, désormais, la vérité n'est plus qu'une question d'interprétation et donc une affaire privée et subjective. Ceci injecte une forte dose de relativisme vis-à-vis de toutes sortes d’enjeux : sanitaires, géopolitiques, économiques.

La percée de Jean-Luc Mélenchon chez la jeunesse peut faire l’objet de plusieurs lectures : l’aspiration au changement, l’émergence d’une élite qui entend poser son empreinte à travers le récit écologique, la conflictualité exacerbée comme modalité d’exercice en politique, une orientation née des réseaux sociaux. Autant de facteurs de perturbations qui rendent héroïques, et peut être fatigués, ceux qui tentent de construire une démocratie apaisée.

[1] La droite a perdu toute force d’attraction envers la jeunesse diplômée, même pour une minuscule fraction ultra conservatrice qui aurait pu se prendre d’engouement pour Eric Zemmour.

[2] Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée. Les 20% qui transforment la France, Odile Jacob, 2021.

[3] Enquête Election présidentielle, sociologie des électorats, IPSOS (terrain du 6-9 avril).

[4] Monique Dagnaud, Le Modèle californien, Odile Jacob, 2016.

[5] Le terme a été repris par Emmanuel Macron : chez lui, comme chez Jean-Luc Mélenchon, les mesures associées sont peu précisées.

[6]Il entend « exiger de l’Union européenne que la Banque centrale européenne rachète les dettes publiques et les transforme en dettes perpétuelles à taux nul ».

[7] Selon un sondage BVA-Orange-RTL, 21-22 mars, les 18-24 ans sont moins favorables pour que l’on arrête d’acheter du gaz russe (25%) que les générations âgées presque toutes favorables.