L’affaiblissement avéré du clivage gauche/droite edit

22 février 2018

L’hypothèse de l’affaiblissement du clivage gauche/droite a été largement discutée, notamment depuis les dernières élections. Nous estimons qu’une telle hypothèse est solide et que désormais ce clivage n’est plus en capacité d’organiser le fonctionnement de notre système politique. Pour le montrer, nous distinguerons les trois niveaux auxquels ce clivage a joué un rôle central depuis plusieurs décennies : celui de la structure électorale et du système partisan, celui des attitudes politiques des électeurs et celui des politiques gouvernementales menées. Notre conviction est que dans la période actuelle ce clivage n’est plus dominant à aucun de ces trois niveaux.

1. Les transformations de la structure électorale et l’éclatement du système partisan

Le fonctionnement du système partisan s’est structuré depuis les années 1970 autour du clivage gauche/droite. Différents éléments constituants de ce système ont permis l’alternance au pouvoir de la gauche et de la droite : un certain équilibre électoral entre la gauche et la droite, la domination dans les deux camps d’un parti dominant non extrême, le Parti socialiste à gauche et le parti gaulliste à droite, la présence à la tête de ces partis de leaders qui avaient une ambition présidentielle et des chances réelles de gagner l’élection présidentielle et enfin des accords électoraux qui permettaient à chacun des deux camps de se rassembler au second tour des élections. Enfin, depuis la première alternance de 1981, le parti au pouvoir et son groupe parlementaire apportaient leur soutien au président en place et à son gouvernement. Ces deux partis avaient conquis ainsi un statut de partis de gouvernement. Leur adoption de la procédure de la primaire ouverte pour désigner leur candidat à l’élection présidentielle avait conforté ce statut dans la dernière période.

La capacité du clivage gauche/droite à organiser le fonctionnement de ce système s’est cependant affaiblie progressivement depuis la fin du siècle dernier du fait des évolutions de la structure  électorale. Le choc électoral de 2017 l’a détruite.

A partir de l’élection présidentielle de 1988, le surgissement d’un fort électorat d’extrême-droite avait déjà mis fin à la parfaite bipolarisation du système partisan. Les tableaux 1 et 2 concernant les élections présidentielles et législatives de 2007, 2012 et 2017 permettent d’observer les transformations nouvelles, en 2007 et en 2012, de la structure électorale, puis son effondrement en 2017.

En 2007, pour la première fois depuis les années 1970, un fort électorat du centre d’opposition est réapparu dans le paysage électoral à l’occasion de l’élection présidentielle. S’il n’a pu se maintenir en 2012 à son niveau de 2007, cette réapparition n’en constituait pas moins un second coup porté à la domination du clivage gauche/droite.

En outre, en 2012, tandis que l’électorat de l’UMP s’affaiblissait, un électorat de la gauche radicale s’est reformé avec la création du Front de gauche tandis que le FN continuait sa progression. Ces évolutions n’ont cependant pas encore alors menacé la domination du PS à gauche et de l’UMP à droite. En 2017, la structure électorale s’est effondrée. Le PS est sorti marginalisé de ces élections tandis que LR -ex UMP poursuivait sa chute. Les deux grands partis de gouvernement ont alors perdu leur situation de parti dominant dans leur propre camp, réalisant ensemble à peine le quart des suffrages exprimés tandis que France insoumise et le Front national en rassemblaient au total plus de 40% à l’élection présidentielle et 26,9% aux élections législatives. Enfin et surtout, les partis qui ne se reconnaissent pas dans le clivage gauche/droite représentaient autour de 60% des suffrages exprimés tandis que les partis socialiste et gaulliste en totalisaient moins du quart. Du point de vue électoral le clivage gauche/droite a cessé alors d’être dominant.

Tableau 1- Résultats  des principaux candidats au premier tour des élections présidentielles de 2007, 2012 et 2017 (suffrages exprimés. France entière).

Tableau 2 - Résultats au premier tour des élections législatives de 2007, 2012 et 2017 (suffrages exprimés. France entière).

Cet effondrement, en une dizaine d’années, du duopole électoral des deux grands partis de gouvernement a ainsi détruit la capacité du clivage gauche/droite à organiser le fonctionnement du système partisan. En effet, l’effondrement des deux grands partis ne leur a pas permis de figurer au second tour de l’élection présidentielle et, dans de nombreuses circonscriptions, au second tour des élections législatives, et donc de profiter de la capacité à rassembler l’ensemble des électorats de leur camp qui constituait auparavant l’un de leurs atouts essentiels. Il les a ainsi privé de leur crédibilité de grands partis de gouvernement, capables de remporter les élections et d’imposer ainsi aux autres partis de leur propre camp des alliances électorales à leurs conditions.

A gauche, la montée d’une gauche radicale, dont le but premier est désormais de détruire le Parti socialiste, empêche la reconstitution d’une « gauche plurielle ». Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France insoumise, n’inscrit nullement en effet l’union de la gauche dans sa stratégie tandis que les Verts (EELV) ont pratiquement disparu du champ politique.

A droite, l’établissement d’une alliance entre le(s) FN et le parti gaulliste demeure impossible politiquement alors qu’elle pourrait désormais se révéler indispensable électoralement. En outre, pour ce qui concerne plus particulièrement la gauche, en admettant même que des alliances soient passées entre les partis qui la composent, le fait qu’elle n’ait rassemblé aux dernières élections que 27% des suffrages exprimés rend improbable son retour au pouvoir dans un avenir prévisible.

Si alternance il y a, elle ne se fera donc pas à la faveur d’un duel gauche/droite à moins que les frontières partisanes entre gauche et droite évoluent profondément. Ensuite, et ceci renforce cela, le surgissement d’un nouveau mouvement au centre de l’échiquier politique qui a obtenu la majorité absolue à l’Assemblée nationale, joint à la montée parallèle des deux grands partis périphériques, soumet les deux anciens partis de gouvernement à des tensions très fortes, pris en étau qu’ils sont entre le mouvement macroniste et les deux partis extrêmes. Cette situation a déjà provoqué des scissions internes dans l’un et dans l’autre parti et leur décomposition n’est pas encore achevée dans la mesure où des choix stratégiques clairs de leur part pourraient accélérer leur éclatement. Enfin, ces partis ne disposent pas actuellement de leaders incontestés capables affronter avec de réelles chances de succès l’actuel président de la République. Or, la question du leadership est devenue aujourd’hui encore plus centrale qu’hier dans le fonctionnement de notre système politique dans la mesure où la crise des partis traditionnels s’est approfondie et que sont apparus des mouvements qui se constituent autour d’un leader. C’est désormais – nous avions connu cette situation en 1958 – le leader qui fonde son mouvement et non plus le parti qui choisit son leader.

Dans la mesure où, par ailleurs, une alliance entre les deux partis extrêmes – FI et FN – paraît impossible politiquement dans la période à venir malgré l’existence de certaines positions communes qui pourraient les rapprocher, le nouveau système partisan paraît durablement éclaté et ne peut donc plus s’organiser autour du clivage gauche/droite.

L’affaiblissement de ce clivage gauche/droite, avéré au niveau du fonctionnement du système politique, se produit également à celui de la structuration des attitudes politiques des électeurs. Le second volet de notre étude le montrera.

2. Les systèmes d’attitudes politiques des électeurs

Le clivage gauche/droite est-il toujours très structurant du point de vue des attitudes et préférences politiques ? Pour répondre à cette question positivement il faudrait montrer que la plupart des principales dimensions d’attitudes se projettent sur l’axe gauche/droite, les sympathisants ou électeurs des partis de gauche d’un côté ceux des partis de droite de l’autre, ceux de la République en marche se situant d’un des deux côtés de cet axe. Nous avons retenu cinq étiquettes politiques : France insoumise, Parti socialiste, la République en marche, les Républicains et Front national, les deux premiers représentant la gauche, les deux derniers la droite (Tableau 1).

La seule dimension d’opinion testée qui est clairement structurée par le clivage gauche/droite est le thème de l’immigration. Sur cette dimension les électeurs de LREM se situent de manière très proche de ceux de FI et du Parti socialiste, et ils sont très éloignés de ceux de LR et du FN. C’est particulièrement net s’agissant des attitudes à l’égard de l’affirmation : « il y a trop d’immigrés en France ». Le même clivage apparaît à propos des attitudes à l’égard de la peine de mort. Cependant, la formation de l’électorat LREM restreint nettement la portée politique du clivage gauche/droite dans la mesure où sur une autre dimension qui traditionnellement opposait la gauche et la droite sur le plan idéologique, celle du libéralisme économique, cet électorat se situe cette fois sur la même position que l’électorat de LR, et plus près de celui du FN que de ceux du PS et, surtout, de FI.

L’électorat LREM brouille d’une autre manière le clivage gauche/droite en se situant sur d’autres dimensions au centre du spectre électoral, entre les électorats de FI et du PS d’une part et entre ceux de LR et du FN d’autre part. Il s’agit notamment des attitudes à l’égard des chômeurs et à l’égard du pouvoir politique. De même sur deux autres dimensions, celles du nombre des fonctionnaires et de la redistribution. En outre, certaines dimensions d’attitudes se projettent beaucoup moins aujourd’hui qu’hier sur l’axe gauche/droite, tels le libéralisme culturel et les variables religieuses. Certes, des différences fortes existent encore, par exemple sur la question de la gestation pour autrui, mais, de manière générale, les valeurs du libéralisme culturel sont aujourd’hui largement répandues dans l’ensemble de la population française. C’est le cas en particulier de l’attitude envers l’homosexualité. Quant à la religion, l’enquête électorale montre que le vote en faveur d’Emmanuel Macron n’est pratiquement pas corrélé avec les croyances et les pratiques des religieuses des électeurs.

La formation de l’électorat LREM n’est pas seul en cause dans l’affaiblissement du clivage gauche/droite. On constate en effet que sur de nombreuses dimensions de fortes différences existent aussi bien entre les électorats FI et PS qu’entre les électorats LR et FN et que souvent les électorats PS et FN se positionnent de manière intermédiaire entre ceux de LREM et ceux de FI ou du FN. C’est le cas de l’électorat socialiste sur le libéralisme économique et sur la question de la redistribution et de l’électorat de LR sur la redistribution, la peine de mort, la diminution du nombre des fonctionnaires et le libéralisme économique.

L’affaiblissement du clivage gauche/droite favorise-t-il la formation d’un clivage dominant alternatif ? L’hypothèse a été avancée de la formation d’un nouveau clivage qui opposerait les partisans de la société ouverte et ceux de la société fermée. Les données disponibles attestent la réalité de ce clivage. Elle est particulièrement nette pour ce qui concerne l’Europe et la construction européenne, opposant nettement les électorats de LREM, du PS et de LR à ceux de FI et surtout du FN. C’est sur cette dimension que l’unité de la gauche et de la droite se fracture le plus nettement.

Les différences entre les deux électorats du second tour de l’élection présidentielle de 2017 permettent de mesurer la réalité de ce nouveau clivage (Tableau 2). Ce sont bien, à cette occasion, les partisans de la société ouverte et ceux de la société fermée qui se sont affrontés.

Tableau 1 - Opinions selon l’intention de vote aux élections législatives de 2017 (%)
Source : Enquête électorale française, 2017 ; CEVIPOF/IPSOS, 1er juin 2017

Tableau 2 - Le clivage ouvert/fermé au second tour de l’élection présidentielle
Source : Enquête électorale française, 2017 ; CEVIPOF/IPSOS, 3 mai 2017

Au premier tour de cette élection, la position intermédiaire des électorats du PS et de LR montre clairement que sur les dimensions étudiées, le clivage gauche/droite est percuté par le nouveau clivage (Tableau 3).

Tableau 3 - Le clivage ouvert/fermé selon le vote au premier tour de l’élection présidentielle

Le tableau 4 montre la contribution essentielle de la formation de l’électorat macroniste à l’affaiblissement du clivage gauche/ droite. Il mesure le jugement porté sur le président de la République en décembre 2017 selon la sympathie partisane. Les sympathisants du PS et de LR se situent à égale distance de ceux de LREM et de ceux, respectivement, de FI et du FN. Dans ces conditions, la reconstitution d’une opposition gauche/droite qui restructurerait le champ des idéologies et des préférences politiques s’annonce peu vraisemblable au moins dans les configurations idéologiques passées de la droite et de la gauche.

Tableau 4 - Le jugement sur le président de la République selon la sympathie partisane Baromètre IPSOS/Le Point ; 11 décembre 2017

Jérôme Jaffré, dans une interview au Figaro (19 décembre), note que si le clivage gauche/droite est moins fort il n’a pas disparu. Il en donne notamment pour preuve que « les notions de gauche et de droite restent des références majeures, profondément ancrées dans l’inconscient collectif. Macron a à cœur de dire qu’il est ‘et de gauche et de droite’. Quelle reconnaissance de ces notions ! Les Français (y compris les sympathisants de LREM) jugent ses réformes en fonction de cette clef. Ils considèrent qu’elles sont soit de gauche (rarement), soit de droite (souvent), explique-t-il ».

Les données de l’enquête électorale du CEVIPOF/IPSOS montrent en effet que les électeurs se repèrent aisément dans l’espace gauche/droite et classent facilement sur l’axe gauche/droite les différentes politiques publiques menées par les gouvernements (Tableau 5). Ils classent ainsi à gauche l’autorisation éventuelle de la PMA et l’accueil de réfugiés, et à droite la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière, la diminution du nombre des fonctionnaires, la suppression des régimes spéciaux de retraite et la baisse de l’allocation logement. Il est vrai également que les sympathisants de LR et du FN estiment plus justes les politiques classées à droite tandis que les sympathisants de FI et du PS estiment plus justes les politiques classées à gauche. Mais ces données font également ressortir des éléments qui affaiblissent la portée des remarques précédents.

D’abord, les sympathisants de FI et du PS ne trouvent pas nécessairement justes les politiques qu’ils considèrent comme de gauche. Ils sont en effet une majorité à considérer comme justes la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière et la fin des régimes spéciaux de retraite et ils ne sont qu’une moitié à considérer comme juste l’accueil de nouveaux réfugiés. En revanche, les sympathisants de LR et du FN ne considèrent pas majoritairement justes la limitation des indemnités de licenciement et la baisse de l’allocation logement. En revanche, ils sont près d’une moitié à considérer comme juste la PMA. Ensuite, les sympathisants de LREM, selon les cas, sont proches tantôt des sympathisants de FI et du PS, tantôt de ceux de LR et du FN. Jérôme Jaffré estime que « le président a réussi à associer libéraux de droite et raisonnables de gauche. Il a réalisé, hors partis mais dans les urnes, ce qu’on appelait, dans l’entre-deux-guerres, la conjonction des centres », ce qui, selon lui, ne remet donc pas en cause la réalité de la gauche et de la droite.

Mais s’agit-il bien avec LREM d’une simple juxtaposition dans cet électorat d’une partie de la droite et d’une partie de la gauche ? Le tableau 1 nous montre le contraire puisque la très grande majorité des électeurs ayant l’intention de voter pour ce mouvement aux élections législatives étaient à la fois libéraux économiquement et culturellement. Il s’agit donc non pas d’une simple juxtaposition de deux sous-électorats mais d’un électorat de type nouveau qui précisément fusionne deux dimensions idéologiques qui jusque-là s’opposaient dans la structuration gauche/droite et qui ce faisant affaiblit nettement la portée de ce clivage.

Tableau 5 – Classement des politiques publiques en fonction des préférences politiques
Enquête électorale CEVIPOF/IPSOS décembre 2017

Ajoutons que cet affaiblissement du clivage gauche/droite au niveau idéologique trouve également sa traduction pour ce qui concerne les préférences en matière d’alliances partisanes. Ainsi, selon un sondage Kantar/Sofres du premier décembre sur l’image de la droite chez les sympathisants de LR/UDI, tandis que 45% d’entre eux contre 42% sont favorables à la constitution de listes communes avec LREM aux élections municipales, ils ne sont que 27% contre 65% à être favorables à des listes communes avec le FN.

Cet affaiblissement du clivage/gauche droite est enfin manifeste au niveau des politiques menées par les gouvernements comme nous le verrons dans le troisième volet de cette étude.

3. Le réalignement des politiques gouvernementales

Si l’on cherche à apprécier la pertinence du clivage gauche/droite en matière d’action gouvernementale, on bute sur une double difficulté : les gouvernants se font élire sur un programme et gouvernent parfois selon d’autres logiques, d’une part, et d’autre part les orientations mises en œuvre peuvent largement varier en cours de mandat, le contexte pouvant varier fortement (crise de 2008 par exemple).

Il faut remonter à 1981 pour constater un alignement presque parfait de l’idéologie exprimée par le programme, des politiques menées en 81/83 et de la sociologie des électorats. Le clivage gauche/droite s’incarnait d’abord dans les programmes et celui de l’Union de la gauche était bâti sur le triptyque nationalisation / planification / autogestion. La gauche au gouvernement nationalisera largement les hauteurs du capitalisme, elle multipliera les contrats de plan avec les entreprises, les régions, elle étendra l’Etat social et élargira le champ de la démocratie sociale avec les Lois Auroux, elle procédera surtout à une très large redistribution (hausse du SMIG, des allocations familiales etc….). François Mitterrand qui a nommé un gouvernement d’union de la gauche et qui a bénéficié d’un très large soutien électoral des ouvriers (68% en 1974 et 66% en 81), des salariés du secteur public est fidèle à ses engagements. Au moment où il s’engage dans cette stratégie de rupture, on assiste ailleurs dans le monde à une révolution conservatrice dont les figures marquantes sont Thatcher et Reagan. Leur programme est aux antipodes de la politique française, il est fondé sur la lutte contre l’inflation, le retour à l’orthodoxie financière, la libéralisation la privatisation et la déréglementation L’opposition résolue de la droite au programme mis en œuvre en France et la divergence marquée par rapport aux pays anglo-saxons redouble la puissance du clivage droite/gauche. 81/83 constitue donc une forme d’âge d’or du clivage gauche/droite consacré par les préférences des électeurs, le système des partis et le jeu des institutions.

Le tournant de 1983 se fait déjà sur l’Europe et provoque un début de désalignement. La « pause » dans l’annonce des réformes, la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, les premières mesures d’austérité et surtout le refus du décrochage franco-allemand et l’acceptation des contraintes du SME vont commencer à fracturer politiquement l’union de la gauche et sociologiquement la base ouvrière du gouvernement. A l’inverse, le choix européen de François Mitterrand est salué par le centre droit. Jacques Delors d’abord puis Laurent Fabius vont alors opérer le grand tournant dont les maîtres mots seront modernisation, rassemblement, compétitivité, innovation, modération fiscale, lutte contre l’inflation. On  passe ainsi de la stratégie de rupture avec le capitalisme à une stratégie d’adaptation à un monde qui change et où la France, compte tenu de l’état de son système productif, est guettée par le déclin. Ce faisant la France renoue avec le reste du monde développé qui, confronté aux crises énergétiques et financières et à l’épuisement des relances keynésiennes (de relance en relance, plus d’inflation et de chômage), y répond par des politiques de retour aux grands équilibres, la réforme des Etats-Providence et des réformes structurelles de libéralisation.

La question européenne va dès lors peser fortement sur les clivages au sein de la gauche et de la droite. Elle va peser à un triple niveau en opposant ceux qui pour des raisons géo-politiques, pour des raisons de maîtrise économique et de philosophie de l’action publique veulent rester fidèles à l’Europe à ceux qui veulent d’abord défendre les orientations nationales, les compromis sociaux-nationaux et la place de l’Etat.

Pendant les trente ans qui suivent, le clivage gauche/droite ne va cesser de se réinventer dans les programmes et de s’affaiblir dans les politiques menées, les institutions de la Ve République contraignant aux alliances à gauche et à droite même si les bases sociologiques de ces alliances s’érodent avec notamment l’éloignement de l’électorat ouvrier du PS et son refuge dans l’abstention ou le vote FN. Trois dates rythment cette évolution : 1995, avec la réforme de la protection sociale par la droite avec le soutien d’une partie de la gauche, 2005, avec le référendum sur la Constitution européenne qui voit l’électorat ouvrier se détacher du PS et 2012 qui voit Hollande larguer les amarres de la vielle gauche.

1995 n’est pas seulement le moment où un gouvernement de droite s’engage dans une réforme majeure de la protection sociale et remet en cause les avantages acquis de l’aristocratie ouvrière notamment en matière de retraites avec les régimes spéciaux, c’est le moment où la gauche se fracture entre une aile modernisatrice qui entend remettre en cause certains avantages acquis pour rendre soutenable le régime des retraites et une gauche qui crie à la trahison car l’acquis de haute lutte est présenté comme un privilège. Le gouvernement Jospin incarne ce grand écart entre une contestation virulente des orientations libre-échangistes, néo-libérales et austéritaires de l’UE et une demande de renégociation du Pacte de Stabilité avant l’accès au pouvoir et une stratégie classique d’influence déployée au sein des institutions européennes après 1997. Le gouvernement Jospin, après avoir obtenu de haute lutte l’ajout du « C » (croissance) du Pacte de Stabilité, va tout mettre en œuvre pour réussir le passage à l’Euro.

2005 va cliver la gauche dans l’opposition et creuser le fossé entre les politiques résolument européennes menées par le PS au gouvernement et les engagements programmatiques.  Le débat sur la Constitution européenne va faire resurgir toutes les oppositions enfouies sur la concurrence libre et non faussée, sur la fédéralisation progressive, sur la gouvernance supranationale, sur l’intégration continue. Le sentiment d’une perte de prérogatives de l’échelon national et donc de la protection qu’il offrait conduit une fraction grandissante de l’électorat ouvrier de la gauche à prendre ses distances, de même qu’une partie de l’électorat de droite ne se reconnaît pas dans la concurrence tous azimuts et la mise en cause des professions protégées. 76% des ouvriers votent non sur le projet de Constitution européenne. Les électeurs socialistes votent en majorité contre le projet de Traité.

Les gouvernements successifs nommés par le président Hollande vont opérer à partir de 2012 une triple transgression politique qui rompt les amarres avec les politiques attendues de la gauche française. En ne renégociant pas le Traité négocié par Merkel et Sarkozy il entérine le primat de la stabilité budgétaire sur les politiques de gestion de la demande globale. En lançant le CICE puis le pacte de responsabilité il assume le discours de la compétitivité et adopte une logique de l’offre. Il décide même de ne pas demander de contreparties aux entreprises. Enfin en menant à bien la Loi El Khomri malgré une forte opposition d’une fraction de la gauche et une protestation vigoureuse de la rue, le gouvernement adopte de fait le discours et la pratique des gouvernements de centre gauche et de centre droit qui suivent les recommandations de l’OCDE, du FMI et de la BCE. C’est parce que les sociaux-démocrates suédois, allemands et les travaillistes britanniques avaient fini par reconnaître la globalisation avec la montée des pays émergents, la révolution technologique et ses effets sur l’emploi ouvrier, le vieillissement et son impact sur les comptes sociaux et donc les équilibres budgétaires qu’ils avaient fini par se rallier à des politiques de modernisation et de maitrise des finances publiques. Politiques de compétitivité et d’innovation d’un côté, réformes structurelles de l’autre, tel est le programme commun qui s’est de fait imposé et auquel la gauche française a longtemps résisté avant que François Hollande ne s’y rallie d’abord en paroles (Discours de Leipzig) puis en pratique. François Hollande comme Lionel Jospin avant lui avait cru trouver dans les politiques sociétales ou l’alliance avec les écologistes des politiques et une base de substitution, mais même cette approche sera ruinée dans le cas de Hollande avec le projet de déchéance de nationalité pour les terroristes.

La gauche au pouvoir a ainsi fait un long chemin depuis Mitterrand. La cohérence programme / coalition politique au pouvoir / politiques publiques / base électorale va progressivement se défaire.

En 1984-1986 Laurent Fabius prend le tournant de la modernisation et de l’intégration européenne et s’éloigne du PC.

En 1988-1991 Michel Rocard infléchit l’orientation gouvernementale en prônant le contrat, en prenant ses distances avec les nationalisations mais il éprouve le besoin de donner des gages à la gauche sociale avec la CSG et le RMI. Il cherchera à élargir sa base politique au centre mais les institutions ne le lui permettront pas.

En 1997-2002 Lionel Jospin accepte le calendrier de l’Euro et ses conséquences sur la conduite de la politique économique mais il reste fidèle aux vaches sacrées de la gauche en faisant adopter les 35 heures après une mise en scène de la confrontation avec le patronat et il élargit l’Etat-Providence avec la Couverture maladie universelle (CMU).

En 2012-2017 François Hollande adopte le logiciel européen, gère la crise, opère le tournant de l’offre, n’inscrit aucune conquête sociale à son bilan et s’attaque même aux dispositions protectrices du code du travail. La désaffection pour la gauche parmi les ouvriers se manifeste d’ailleurs par la montée de l’abstention (59% à la présidentielle de 2012, 65% aux européennes de 2014 et 61% aux régionales de 2015). Le réalignement politique au nom des impératifs de l’intégration européenne et de la modernisation du système productif est interdit par les structures partisanes et le mode de scrutin. Son action peut se résumer ainsi : une politique en quête de majorité. Ce qui ailleurs passe par des grandes coalitions centristes est interdit en France. Il reviendra à Emmanuel Macron de lever ce blocage en donnant une majorité à des politiques libérales, sociales, européennes.