Quelles convergences à gauche? edit

5 janvier 2022

 

Dans une récente tribune publiée par le journal Le Monde, Christiane Taubira appelle la gauche à s’unir : « Nos convergences sont suffisantes pour nous permettre de gouverner ensemble cinq ans. » En exposant ici les positions des différentes organisations de gauche ainsi que celles de la Primaire populaire, présentées dans trois volets (politique économique et sociale, institutions, politique extérieure et de défense), nous examinons les convergences et divergences entre les projets.

1. L’économique et le social

Le débat sur la Primaire populaire est étrange : il ne porte que sur les participants (Mélenchon, Jadot ou pas, Hidalgo ou Taubira) et accessoirement sur les modalités (primaire ouverte ou primaire populaire). Mais il ignore les programmes et les contenus, comme s’il n’y avait pas d’enjeu de substance, comme s’il y avait équivalence entre les programmes des candidats, comme s’il y avait valeurs et représentations partagées dans tous les ordres de l’action publique entre tous les candidats.

Facteur aggravant, quand Anne Hidalgo évoque la Primaire populaire elle se garde bien d’évoquer la plateforme programmatique de cette initiative militante, comme si les dix ruptures qui en constituent le socle relevaient de l’évidence ou n’étaient guère engageantes pour les candidats. Toutes les digues auraient-elles disparu entre gauche de gouvernement et revendications radicales ?

Si toutefois on venait à prendre au sérieux cette plateforme du point de vue du projet économique et social, alors trois niveaux sont à distinguer.

Il y a d’abord entre Jadot, Hidalgo et Mélenchon une amorce de programme commun de « Tax & Spend » d’inspiration keynésienne, plutôt classique à gauche, fondé sur une logique de toujours plus en matière de dépense publique, c’est l’héritage keynésien ; en matière sociale, c’est l’expansion de l’État Providence chère aux social-démocraties européennes ; en matière de service public et de droits des salariés, c’est l’apport du socialisme français.

Un deuxième niveau est celui de la différenciation : là, les programmes divergent car il en va de l’identité propre de chaque sensibilité : sortie du nucléaire et partage du travail pour les uns, fiscalité confiscatoire et planification pour les autres, et touche d’originalité sur les enseignants pour les derniers.

Enfin, à l’étage de la Primaire populaire, les digues lâchent et c’est un programme de rupture radicale avec l’ordre économique des sociétés européennes modernes qui est proposé puisque le multilatéralisme, l’Europe et la bonne tenue des finances publiques sont jetés par-dessus bord.

Tax & Spend

Passons rapidement sur le programme commun de Tax & Spend, qui est d’un classicisme absolu : +10 ou 20% de Smic, revalorisation immédiate à due concurrence de la rémunération indiciaire pour les fonctionnaires, hausse des pensions et des minima sociaux, baisse du temps de travail, hausse des budgets de protection sociale, Plan École, Plan Santé, Plan Justice… Le tout sans financements identifiés si ce n’est avec les recettes éprouvées de ce genre de programmes, à savoir rétablissement de l’ISF baptisé climatique, chasse à l’évasion fiscale, accentuation de la progressivité de l’impôt, recours à la dette qui ne coûte rien…

Divergences et concurrence

Les divergences entre sensibilités sociales et écologiques portent essentiellement sur trois questions : les retraites, l’avenir du nucléaire, et les enseignants.

En matière sociale la mesure-phare de Mélenchon est le retour à la retraite à 60 ans après 37,5 ans de cotisation. Cette proposition ressemble davantage à un marqueur politique qu’à un vrai projet, en ouvrant sur la préservation pour l’éternité des avantages acquis. Il s’agit d’une position de principe : aucun aménagement ne doit être accepté même si l’allongement de la durée de la vie est manifeste, même si les déséquilibres entre cotisants et retraités s’aggravent et même si le régime par répartition est menacé à mesures que ces déséquilibres augmentent. Pour Mélenchon, les conquêtes sociales forment un bloc, aucun aménagement n’est envisageable, la logique est l’additivité ! Dans son serment de Perpignan, Hidalgo qui a senti la menace s’est engagée quant à elle à ne pas toucher au régime actuel de retraite à 62 ans.

En matière écologique, la sortie du nucléaire fait partie des crédos de Mélenchon et de Jadot, mais pas d’Hidalgo. Le sujet, dans un contexte de renchérissement du coût de l’énergie, est enveloppé dans des considérations sur la longueur de la période de transition. Même Mélenchon a fini par reconnaître que des adaptations étaient envisageables quant à la date de sortie alors que son discours évolue de plus en plus vers les registres du catastrophisme.

Enfin, en proposant de doubler le salaire des enseignants et en suggérant que les soignants pouvaient y avoir droit aussi, Hidalgo a largué les amarres avec la gauche de gouvernement, à l’étonnement de Mélenchon qui ne s’attendait pas à ce type de concurrence.

On peut observer, dans ce deuxième niveau des propositions, une forme de convergence, mais celle-ci n’ouvre pas sur la possibilité de gouverner ensemble car les options des uns et des autres ne sont à l’évidence guère susceptibles d’être mises en pratique.

L’emportement radical

Mais le pire en matière d’esprit de responsabilité est encore à venir avec la plateforme citoyenne à laquelle chaque candidat doit adhérer s’il veut participer à la Primaire populaire.

Ce programme ne vise rien de moins que la prise en charge de tout un chacun à partir de 18 ans avec un revenu de solidarité, la garantie de la sécurité alimentaire, un volume minimum gratuit pour l’eau, l’électricité le gaz, un emploi et un salaire « justes » pour toutes et tous… Bref une nationalisation du revenu de tous les résidents sur le territoire français.

Dans le détail, la plateforme de la Primaire populaire plaide pour la socialisation des dettes des agriculteurs afin de favoriser la transition vers une agriculture bio, le plafonnement des marges de la grande distribution, la remise en cause des accords de libre échange, la planification écologique avec une relance verte qui serait porteuse de centaines de milliers d’emplois non délocalisables… Bref une étatisation complète de l’économie.

Dans l’entreprise les salariés devraient occuper 50% des sièges au conseil d’administration et bénéficier d’un pouvoir de veto salarié au CES et au CHST d’entreprise. Bref l’autogestion ou la cogestion imposées.

Conscients des différences de sensibilités entre candidats de la Primaire populaire, mais acquis à l’idée d’une réduction de la durée du travail, les auteurs de la plateforme laissent le choix des moyens en matière de réduction du temps de travail : semaine de quatre jours, 32 heures… ou davantage de congés payés et la retraite à 60 ans.

Il va de soi qu’aucune considération de finances publiques n’intervient dans ce programme si ce n’est le recours aux solutions miracles habituelles avec un « vrai » ISF, une « vraie » progressivité de l’impôt et une « vraie » lutte contre l’évasion fiscale.

Où est la gauche de gouvernement?

Peut-on imaginer les partis de gauche à vocation gouvernementale adhérer sans réserve à cet imaginaire radical ? On trouve pourtant une synthèse enchantée de la plateforme citoyenne et des programmes des autres candidats sous la plume de Christiane Taubira qui, sur le ton de l’évidence et dans un langage sirupeux, rassemble toutes ces propositions sous une forme euphémisée au nom de l’attachement de la gauche à la justice sociale, à l’École, à la santé et plus généralement aux services publics. À ce jeu l’unité est facile : qui voudrait limiter les moyens à nos chers écoliers, qui s’opposerait à la résorption des déserts médicaux, qui s’opposerait à l’élimination des passoires thermiques ?

Mais quand on considère les propositions les divergences l’emportent. En matière économique et sociale, les gauches de 2022 sont moins caractérisées par une convergence des projets (au sens de propositions qui seraient applicables) que par une concurrence de propositions à vocation différenciante, pour la plupart peu applicables car elles ignorent délibérément les dures réalités du financement, de la soutenabilité économique, ou des arbitrages sociaux (entre actifs et inactifs, catégories de fonction publique, pouvoir d’achat et transition écologique). Il n’y a rien là qui permette de « gouverner ensemble cinq ans », comme fait mine de la croire Christiane Taubira, mais simplement tous les éléments d’une course à l’échalote électorale, dont l’horizon est moins l’accès au pouvoir que – pardonnez-nous l’expression – la conquête de parts de marché.

C’est particulièrement inquiétant pour le PS, qui s’éloigne d’une culture de gouvernement – au contraire, on le notera avec amusement, d’un PCF faisant preuve de plus de responsabilité.

En rejetant avec une belle unanimité les « deux droites » incarnées par Macron et Pécresse alors que des passerelles étaient envisageables entre les tenants du « quoiqu’il en coûte » et ceux d’une forme atténuée du « Tax & Spend », le PS largue de fait les amarres avec la culture de gouvernement et se livre aux tenants de l’alteréconomie.

2. Le régime politique

Les différentes propositions faites par les organisations de gauche et les protagonistes de la Primaire populaire en matière institutionnelle sont importantes dans la mesure où, à côté de la reprise de la critique traditionnelle de la « monarchie républicaine », le mouvement des Gilets jaunes a provoqué chez eux l’apparition de propositions nouvelles qui doivent être examinées avec soin dans la mesure où elles pourraient causer la mort de la démocratie représentative.

Un accord général pour transformer fondamentalement les institutions et leur fonctionnement

LFI, le PCF, le PS, EELV et les instigateurs de la Primaire populaire sont d’accord sur une proposition centrale : modifier fondamentalement le fonctionnement des institutions de la Ve République. Tous, sauf le PS, réclament le remplacement du régime actuel par une VIe République. « La constitution de la Ve République empêche l’exercice réel de la souveraineté », proclame La  France Insoumise ». « La Ve République ne peut plus répondre efficacement aux défis de notre temps. Il est temps d’engager une réforme complète de notre système », déclare Europe Écologie-les Verts ». « La nécessité d’une VIe République devient chaque jour plus évidente », estime le PCF. « Vers une VIe République écologique et la fin de la monarchie présidentielle », titre le plate-forme de la Primaire populaire. Seuls les socialistes ne proposent pas le changement de République.

Tous sont d’accord pour revenir à la lettre de la Constitution qui a établi en 1958 un régime parlementaire. Il s’agit de mettre fin à la « monarchie républicaine » en redonnant au Premier ministre le véritable pouvoir exécutif et en enlevant au président la plupart des siens. Dans ce régime parlementaire les pouvoirs du Parlement doivent être accrus aux dépens de l’Exécutif. Des différences apparaissent cependant entre les différentes propositions. Tandis que LFI, les Verts et le PS entendent maintenir l’élection du président au suffrage universel, certes avec une drastique diminution de ses pouvoirs, le PCF propose de supprimer purement et simplement cette élection. La diminution des pouvoirs de l’Exécutif s’opérerait par la suppression de l’article 49 alinéa 3 et celle du pouvoir de dissolution de l’Assemblée. Certains attribuent ce dernier pouvoir au Premier ministre tandis que d’autres le suppriment purement ou simplement. Il existe donc une indétermination à gauche entre le régime d’Assemblée et le parlementarisme rationnalisé qui, lui, donne des armes au gouvernement face à l’Assemblée. LFI, le PCF et la Primaire populaire penchent pour la première orientation et le PS pour la seconde. EELV se focalise sur la convocation d’une Assemblée constituante.

L’irruption de la démocratie directe

La volonté presque unanime des gauches de remplacer la Ve République par une VIe fondamentalement différente et de rétablir un fonctionnement parlementaire du régime en supprimant la « monarchie présidentielle » ne tranche pas véritablement avec le combat qu’elles mènent depuis la révision constitutionnelle de 1962 contre le régime gaulliste, notamment quand elles sont dans l’opposition. Mais une part essentielle de leurs propositions marque cependant une rupture avec le passé, rupture qui est la conséquence directe du mouvement des Gilets jaunes. Cette rupture consiste chez LFI, EELV et la Primaire populaire, et dans une nettement moindre mesure chez les socialistes et les communistes, en un ensemble de propositions qui, si elles étaient adoptées, entraîneraient inévitablement la destruction de la démocratie représentative et son remplacement par une démocratie directe d’inspiration jacobine. Ces propositions vont cependant à l’encontre d’autres qui, parfois dans les mêmes textes, appellent au rétablissement d’une république parlementaire, leurs auteurs ne semblant pas avoir conscience de cette insoluble contradiction. LFI est clairement à l’avant-garde du mouvement mais EELV et la Primaire populaire semblent s’engager dans la même voie.

LFI, les Gilets jaunes et la «démocratie continue»

Il suffit de citer un long extrait des propositions constitutionnelles de LFI pour mesurer le changement révolutionnaire proposé, d’inspiration clairement jacobine (nous avons retranscrit en français ce texte, écrit, comme celui de EELV, en langue inclusive).

Le texte appuie les revendications des Gilets jaunes, qui « ne se contentent plus du refus des élections, réclamant non seulement une politique de justice sociale et fiscale, mais aussi, très largement, des moyens démocratiques de prendre des décisions, ou de contrôler les décisions prises par les représentants au nom du peuple ». Cette référence centrale au mouvement des Gilets jaunes ne peut étonner. On se souvient de l’ode de Jean-Luc Mélenchon à Eric Drouet, l’un de ses leaders, qui avait écrit le 21 janvier 2019 une lettre ouverte au président de la République : « Si vous continuez à rester sur votre position le peuple reprendra son pouvoir, le sien ». Mélenchon déclarait : « Monsieur Drouet, on vous retrouve avec plaisir. Puisse cette année être la vôtre, et celle du peuple redevenu souverain. Sur le seuil de ce début d’année prometteur, pour saluer tous les Gilets jaunes et l’histoire dont ils sont les dignes héritiers je vous dis merci, monsieur Drouet. » C’est assurément l’image héroïque des sans-culottes qui défilait alors devant les yeux du leader de LFI. On comprend que le texte de cette  organisation s’inspire de la Constitution de 1793, votée sous la dictature jacobine mais jamais mise en œuvre.

« Face à un conflit de légitimités, proclame le texte, il n’existe pas de moyen de recourir à l’expression directe de la volonté générale En effet, les modalités d’exercice de la souveraineté populaire reposent presque exclusivement sur l’élection de représentants. Or il arrive qu’un conflit de légitimités entre les représentants du peuple et le peuple lui-même éclate. Dans ce conflit, les représentants tirent argument de la légalité de leur élection, et par conséquent de leur légitimité à prendre les décisions conformes au programme sur lequel ils ont été élus. Une solution pour que le peuple puisse exercer sa souveraineté serait l’initiative citoyenne de propositions, puis l’organisation d’un vote par référendum. 

Mais le peuple n’a aucun pouvoir de révocation ou d’action sur les décisions des élus de quelque ordre que ce soit. Une telle passivité du peuple n’est pas une condition démocratique de l’exercice de la souveraineté populaire. La Constitution n’a pas été écrite par le peuple et pour le peuple.

La présente proposition de révision constitutionnelle a donc pour but d’introduire dans la Constitution actuelle les mécanismes d’initiative citoyenne qui y manquent cruellement : par l’introduction de la possibilité de faire des référendums d’initiative citoyenne législatifs, abrogatoires, révocatoires des élus et de convocation d’une assemblée Constituante. Le Référendum d’initiative citoyenne législatif a pour but de permettre au peuple de proposer lui-même une proposition de loi et de la soumettre directement au référendum. Les propositions de loi peuvent être ordinaires, organiques, ou constitutionnelles afin de réviser la Constitution sur un point. 

Le Référendum d’initiative citoyenne abrogatoire est de même nature que le précédent. Mais il s’agit cette fois-ci non pas de proposer un ajout à la législation, mais d’abroger une loi qui aurait été votée par le Parlement contre l’avis du peuple. L’article unique propose en effet que tous les échelons électifs, maires, conseillers municipaux, présidents ou conseillers départementaux ou régionaux, conseillers territoriaux, mais aussi parlementaires et présidente de la République puissent être soumis à un référendum révocatoire, à partir de la moitié de leur mandat, si une pétition référendaire réunit 5% du corps électoral d’origine. »

Sous le faux nez de la démocratie participative, on voit pointer ici la démocratie directe, appelée par LFI à remplacer la démocratie représentative. Notre histoire nous a pourtant appris que l’intention d’établir un tel régime, heureusement jamais traduite dans les faits, a conduit à la guerre civile et à la dictature. C’est pour conjurer ce danger qu’après la chute de  Robespierre, l’un des grands hommes de Mélenchon, nos constituants républicains ont fait le choix du gouvernement représentatif. Nous renvoyer aux temps malheureux de 1793-1794 représente à cet égard, il faut le dire avec force, une régression terrifiante de la pensée politique.

EELV et la culture participative

Moins marqué par l'héritage révolutionnaire, EELV a adopté des propositions qui s’inscrivent néanmoins dans cette ligne de pensée, exigeant la convocation d’une « constituante participative pour une nouvelle République ». L’imaginaire convoqué est plus clairement ici celui de la participation, parée de toutes les vertus. Un groupe de travail a décidé de « porter en priorité une démarche de Constituante participative par un engagement à lancer la réforme dès le début du mandat du Président de la République. Dans les semaines suivant son élection, le Président de la République présentera au Parlement un projet de référendum (sur la base de l’article 11 de la Constitution) afin de demander aux Français leur accord pour engager une procédure de Constituante participative sur une durée d’un an. » « Une Assemblée Constituante composée de 150 citoyennes et citoyens tirés au sort ainsi que de 50 parlementaires désignés par leurs groupes, proportionnellement à leur représentation au Parlement, a ensuite quatre mois pour établir un projet de nouvelle Constitution en se basant sur les résultats de la consultation. » « Nous sommes convaincus qu’en donnant les moyens d’une réelle démocratie partagée, les habitants savent s’emparer des enjeux et les résoudre collectivement. »

Quant à la Primaire populaire, elle propose de mettre en place une démocratie continue. « Cela nécessite un changement de rôle et de posture de l’élu, qui doit passer d’un décideur solitaire à un facilitateur/animateur d’un processus de décision. Pour y parvenir, nous proposons de mettre en place un programme d’accompagnement/formation dès 2022 pour l’ensemble de nos élus à ce changement de pratiques et proposer également aux citoyens de se former davantage et leur permettre un droit d’initiative. »

On voit clairement ici que les visions constitutionnelles des gauches les plus radicales, sous l’apparence d’une pensée des institutions, sont en quelque sorte les projections des cultures et des pratiques militantes, avec des élus « animateurs », des groupes de parole, de la formation… Plus généralement la promotion de la participation est typique de cette façon de penser, et il est permis de considérer que derrière la volonté de renouveler les institutions se cache une méconnaissance abyssale de la façon dont elles fonctionnent, dès lors qu’on passe de l’échelle d’un groupement à celle d’une nation.

Qu’en est-il, dans ces conditions, des partis qui ont fait l’expérience du gouvernement ? Sans surprise, le PCF et le PS se tiennent ici en retrait.

PCF et PS en retrait

Pour le premier, il s’agit d’une « mise en débat avec le peuple, par le peuple et pour le peuple d’une nouvelle Constitution et de l’inscription d’une loi au débat parlementaire sur demande de 500 000 pétitionnaires répartis sur l’ensemble du territoire. »

Le second propose de faire de la participation citoyenne une modalité « normale » d’expression démocratique : « Nous proposons de mettre en place la possibilité d’amendements citoyens, de faciliter le référendum d’initiative citoyenne et de revivifier le droit de pétition en révisant les seuils de recevabilité et en amenant le législateur à se saisir plus facilement de ce type de requête. » « Nous proposons de faire en sorte que les parrainages pour l’élection présidentielle relèvent non plus uniquement des élus, mais aussi des citoyens (250 parrainages d’élus et 150 000 parrainages citoyens). Donner naissance à un « pacte pour une démocratie continue, ouverte et partagée. »

Au vu de ces différentes propositions, qui entre une touche de participation et un passage à la démocratie directe ouvrent sur des régimes politiques en réalité très différents, il serait très utile de savoir avec lesquelles des propositions de Mélenchon les autres leaders de la gauche sont d’accord ou pas. Pour sa part, dans sa libre opinion dans Le Monde, Christiane Taubira s’est contentée d’écrire : « Nous disposons d’instruments démocratiques et je pose que la délibération collective, sous procédure législative ou sous forme citoyenne, doit être réhabilitée. » C’est à ce point que les difficultés commencent.

3. L’Europe et le monde 

Sur la politique extérieure et de Défense ainsi que sur la construction européenne, les gauches se divisent plus profondément encore que sur les autres sujets, rendant totalement inenvisageable qu’elles puissent gouverner ensemble. Partons de l’Europe, sujet clivant s’il en est.

L’Europe

L’UE incarne tout ce que Melenchon déteste, c’est une libre alliance de démocraties libérales sociales, c’est un cercle de la raison économique notamment grâce à l’euro et  aux disciplines budgétaires  librement consenties, c’est un partenaire et un allié des États-Unis, c’est enfin une puissance régulatrice et multilatérale.

Pour un candidat adepte du bruit et de la fureur, ami des régimes autoritaires de gauche, naguère fédéraliste et aujourd’hui souverainiste, l’Europe pacifique qui cherche à s’inventer un rôle entre les puissances d’hier (États-Unis et Russie) et d’aujourd’hui (Chine) est devenue l’ennemie.

Jadot à l’inverse incarne un courant de pensée qui voit dans l’UE une force motrice en matière écologique, un adversaire du nucléaire, une entité qui apprend la solidarité avec la crise du covid, bref un allié contre le productivisme nucléaire national, l’inventeur d’un modèle humaniste, féministe, écologique et inclusif.

Hidalgo vient d’un parti et est portée par un électorat qui a fait le choix de l’Europe comme vecteur du dépassement des égoïsmes nationaux qui croit aux vertus de l’intégration et des disciplines communes. Mais la logique de l’opposition porte le PS et sa candidate à dénoncer mécaniquement l’Europe austéritaire tout en adoptant sur le fond une ligne proche de celle d’Emmanuel Macron avec plus de social de revenu universel pour les jeunes etc.

Comment imaginer un programme commun et un candidat commun pour porter des politiques aussi dissemblables ?

Si l’on considère plus en détail les programmes européens des candidats, une opposition nette apparaît entre celui qui choisit d’emblée de sortir des traités et ceux qui aspirent à approfondir l’union.

Pour une partie de la gauche, en particulier à LFI, les traités européens sont frappés d’une double illégitimité, démocratique car ils ont été rejetés par les citoyens, politiques car ils brident les actions dès gouvernants face à l’urgence climatique et sociale. Pour Mélenchon la solution est simple : soit on sort des traités actuels et on renégocie sur la base de ses propositions (plan A), soit on sort des traités pour reprendre sa liberté et mener une politique de relance de la dépense publique face à l’urgence climatique et sociale (plan B). Mais Mélenchon est trop avisé de la logique des rapports de force pour imaginer un ralliement paisible à ses thèses, d’où un discours de confrontation avec l’Allemagne qu’il ne cesse de développer notamment dans son pamphlet de 2015 (Le Hareng de Bismarck, chez Plon), dans lequel il définit la frontière franco-allemande comme une division qui court depuis 2000 ans entre deux mondes, celui de la Cité et du citoyen de l’un, de la tribu et de l’ethnie de l’autre. Mélenchon se sent de plus conforté dans ses choix par les résultats du référendum de 2005 qui a ses yeux a clos l’aventure de l’intégration.

Mais Mélenchon sait aussi être tacticien, il a pris conscience de la radicalité de son alternative notamment s’il veut séduire les troupes de Jadot et Hidalgo, d’où sa dernière trouvaille. Le Plan A est reformulé en ces termes : Mélenchon au pouvoir appliquerait son programme même s’il contrevient aux normes européennes. Dans cette situation, il chercherait à négocier une clause d’opt out et en cas d’échec il passerait au Plan B. En fait c’est une demi-habileté dont il n’est pas dupe, car il sait que les clauses d’opt out se négocient au moment de l’élaboration d’un nouveau traité ou de l’élargissement des compétences de l’Union. Imposer une nouvelle règle du jeu aux 27 n’est pas à la portée d’un nouveau gouvernement même français.

À l’inverse si l’on suit le détail des propositions du PS sur l’Europe on est frappés de constater le parallélisme presque parfait avec l’action que développe Emmanuel Macron : reconquête de la souveraineté européenne, politique industrielle audacieuse avec multiplication des plans Airbus dans les énergies renouvelables et ailleurs, harmonisation sociale, régulation des Gafam…. Seule déviation si l’on ose dire, la revendication d’un revenu universel étendu à l’ensemble de l’UE.

Yannick Jadot va encore plus loin : il ne propose rien de moins qu’une fédération disposant d’un budget propre quatre fois supérieur à l’actuel et d’une gouvernance assainie, et pour cela il ne craint pas de multiplier les impôts pour doter l’Europe d’une capacité financière propre. Cette Europe, il la veut également inclusive avec un socle de protection sociale européen, une politique commune de RSE. Cette Europe enfin doit être exemplaire en matière écologique d’où l’accélération proposée du « Green Deal » (600 milliards d’euros d’investissements sur deux ans), un plan européen de relocalisation industrielle (oubliant au passage que l’UE est déjà une puissance industrielle, exportatrice nette de biens) et des investissements massifs pour la transition énergétique, l’innovation et l’emploi.

Bref si Macron devait négocier avec Jadot ou Hidalgo sur la base de leur programme européen il n’aurait aucun mal à trouver un accord… ce qui est loin d’être acquis avec les 26 partenaires de la France !

À l’inverse les positions sont clairement irréductibles entre Jadot-Hidalgo et Mélenchon car à travers la question européenne ce sont tant des projets économiques que des stratégies géopolitiques qui divergent fondamentalement.

On retrouve la même ligne de fracture en matière de politique extérieure et de défense, et la nature de la fracture se précise.

Deux visions du monde

Dans leur vision des relations internationales et des alliances souhaitables, les gauches sont fracturées selon une ligne de partage très ancienne, héritée directement de la guerre  froide. LFI et le PCF s’opposent ici radicalement au PS, tandis qu’EELV et la Primaire populaire, ici encore prisonniers d’une culture de mouvement plus que de gouvernement, n’abordent même pas ces questions.

Comme souvent, c’est LFI qui défend les positions les plus claires, notamment sur la question des alliances. Mélenchon s’affiche souverainiste mais, en réalité, c’est avec la Russie qu’il entend nouer un partenariat. À la veille des élections européennes de 2019, il déclarait que la France avait « intérêt à avoir des députés qui ne participeront pas à l’hystérie antirusse et pro-OTAN qui sévit au Parlement européen ». « La peur des Russes est absurde, ajoutait-il. Ce sont des partenaires naturels », dénonçant  la « paranoïa russophobe » d'Emmanuel Macron. Développant son programme pour la Défense nationale, il déclarait : « Les Russes sont des partenaires fiables alors que les États-Unis ne le sont pas. Cessons de nous rabâcher que nous avons des valeurs en commun avec les Nord-Américains ! Ce n’est pas vrai que nous défendons les mêmes principes. » Concernant l'OTAN, il estime que « nous n'avons rien à y faire », jugeant qu’il s'agit d'« une alliance incertaine ». Il faut donc  selon lui « sortir de l'OTAN et refuser la participation de la France à toute alliance militaire permanente à l'exception des opérations de maintien de la paix sous égide de l'ONU ». Il estime également que l’éventuelle adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN serait une « provocation grossière et stupide » à l’égard de Moscou, se plaçant ainsi sur les positions de Vladimir Poutine.

Mélenchon ne soutient pas seulement la Russie poutinienne, il a plus généralement un penchant pour les régimes autoritaires. En particulier, son admiration pour le régime chaviste du Vénézuela ne s’est jamais démentie, et il défend aujourd’hui la légitimité de Maduro. Reconnaissant en Chavez son mentor il déclarait en 2013, quelques jours après la disparition de ce dernier : « Ce qu’est Chavez ne meurt jamais. C’est l’idéal inépuisable de l’espérance humaniste, de la Révolution ». C’est ce type de régime qu’il entendait substituer chez nous à « l’infecte social-démocratie ». « Chavez, déclarait-il encore, a été la pointe avancée d’un processus large dans l’Amérique latine, qui a ouvert un nouveau cycle pour notre siècle, celui de la victoire des révolutions citoyennes ». « Il n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie. C’est sans doute ajoutait-il, sa contribution majeure à la lutte socialiste de notre siècle. » Il pointait notamment parmi les contributions essentielles du chavisme la création « des référendums révocatoires ». « Ayrault [alors Premier ministre socialiste] ne proposera jamais un tel pouvoir au citoyen. Mais Chavez l’a fait », remarquait-il alors. Mélenchon estime enfin que l’ONU est fondée sur une conception fausse qui fait prévaloir les Droits de l’Homme sur le réalisme.

Un ton au-dessous, le PCF exige également la sortie de la France de l’OTAN, le renforcement du rôle de l’ONU et la levée des sanctions contre la Russie : trente ans après la fin de l’URSS l’alliance avec Moscou contre Washington reste au cœur de la vision des communistes français.

Sur le bord opposé, les socialistes sont partisans de l’appartenance à l’OTAN, mais d’une manière flottante qui dépend en réalité d’un critère principal : qu’ils soient dans l’opposition ou au gouvernement. En 2008, le premier secrétaire du PS, François Hollande, avait fait déposer une motion de censure par le PS contre la décision du président Sarkozy de réintroduire la France dans le commandement intégré de cette organisation, condamnation qu’il n’a pas renouvelée après son élection à la présidence de la République.

Au cours de son quinquennat, il a critiqué – et critique encore aujourd’hui – le refus des nos alliés britanniques et américains d’intervenir en 2013 contre le régime syrien, refus « qui a ouvert la voie au sentiment d’impunité de la Russie qui l’a conduite à annexer la Crimée ». Il déclarait en mars 2018 : «Nous pouvons faire pression, le faire sur les sanctions, les règles commerciales, la question du pétrole et du gaz. Il faut que l’Occident se rende compte de ce qu’est le danger. On doit parler à Vladimir Poutine, on peut évoquer les relations historiques entre la France et la Russie. Mais ce n’est pas une raison pour la laisser avancer ses pions sans réagir. »

Aujourd’hui, les socialistes appellent les Européens à s’organiser pour assurer leur propre sécurité, estimant compatibles l’adhésion à l’OTAN et le développement d’une Europe de la défense. En 2019, Olivier Faure, premier secrétaire du PS, déclarait ainsi : « L'Otan est un parapluie qui ne protège plus suffisamment. Mais je préférerais, plutôt que d'accélérer la mort cérébrale, qu'on fasse une défense européenne ». Des positions plus proches de Macron que de Mélenchon, en somme.

Les écologistes n’ont pas développé leurs propositions dans ces domaines mais se montrent très inquiets des attaques du régime russe contre les libertés. Ce fut notamment le cas à propos de l’affaire Navalny où, avec les socialistes, ils ont condamné le traitement infligé à cette figure de l’opposition à Poutine. Le premier secrétaire du Parti socialiste, l’eurodéputé Raphaël Glucksman (Place publique), et l’eurodéputé EELV, Yannick Jadot ont adopté à l’époque une position commune. Ils estimaient qu’une Europe unifiée est nécessaire de toute urgence pour renforcer l’équilibre des pouvoirs avec le Kremlin. Tandis que ces deux partis condamnaient les atteintes aux Droits de l’Homme en Russie, LFI et le PCF demeuraient, eux, silencieux. Le demeureront-ils à propos de la récente liquidation de l’ONG Memorial, jadis présidée par Andreï Sakharov ?

Conclusion générale

Au terme de ce parcours en trois étapes, force est de constater que de fortes divergences se manifestent entre les gauches, en particulier sur la question des institutions et sur celle des relations internationales. Sur ce dernier point l’héritage de la guerre froide pèse encore très lourd, et il s’enchevêtre aux rapports contrastés à la construction européenne, investie différemment par les gauches radicales, les écologistes et les socialistes. Les gauches radicales procèdent par adversité et se cherchent des ennemis (Bruxelles ou l’oncle Sam), nouent des alliances de revers (Poutine) ou cultivent des affinités (Maduro) sur des bases idéologiques. Écologistes et socialistes raisonnent différemment, avec une prédilection pour la coopération et le libéralisme politique associés aux pays occidentaux. Les uns et les autres ont une étonnante tendance à ignorer le défi chinois.

En ce qui concerne les institutions, sous les apparences d’une commune appétence à renouveler celles de la Ve République au profit notamment du Parlement, et sous un vocabulaire commun de la participation citoyenne parée de toutes les vertus, on distingue trois postures : l’horizon de la démocratie directe façon « section des Piques », le culte de la participation projetée de bonne pratique mouvementiste à idéal démocratique (sans grand souci des différences de nature et d’échelle), un réformisme de façade chez les partis de gouvernement (PCF et PS) qui ont pratiqué le pouvoir et graduellement accepté les règles de la Ve, bien pratiques quand on exerce la fonction exécutive. Ici encore, les divergences sont profondes.

En ce qui concerne le social et l’économique, enfin, sous les logiques de « différenciation » relevant des cultures politiques mais aussi d’une forme de marketing électoral, on distingue deux formes de convergence en trompe l’œil. La première est celle du Tax & Spend, classique à gauche mais dont les réglages peuvent être fort différents : un gouvernement commun butterait ici inévitablement sur un « moment 1983 », quand à la fièvre dépensière succéderait la douche froide de la rigueur. L’autre convergence en trompe l’œil est celle de l’inflation des promesses, LFI se voyant ici concurrencé par l’audacieuse Anne Hidalgo, cherchant sans succès dans le doublement du salaire des enseignants un marqueur susceptible de faire décoller sa candidature. C’est peut-être le plus désolant de cette affaire : une telle promesse traduit au fond l’abandon, provisoire ou durable, de l’ambition de gouverner.

Que sur des sujets majeurs les divergences l’emportent, c’est un fait. Mais in fine la vérité est une convergence, bien éloignée de celle affirmée par Christiane Taubira : entre l’immaturité politique des gauches radicales qui se révèle dans la promotion tous azimuts de la participation (projetant inconsidérément l’imaginaire des groupes militants sur les institutions) et le renoncement aux « leçons du pouvoir » chez les socialistes, les gauches semblent converger dans un abandon commun de toute ambition sérieuse de gouverner.