Convergences à gauche? - 2 - Le régime politique edit

6 janvier 2022

Dans une récente tribune publiée par le journal Le Monde, Christiane Taubira appelle la gauche à s’unir: «Nos convergences sont suffisantes pour nous permettre de gouverner ensemble cinq ans». En exposant ici les positions des différentes organisations de gauche ainsi que celles de la Primaire populaire, présentées dans trois volets (politique économique et sociale, institutions, politique extérieure et de défense), nous examinons les convergences et divergences entre les projets. Deuxième épisode : le régime politique.

Les différentes propositions faites par les organisations de gauche et les protagonistes de la Primaire populaire en matière institutionnelle sont importantes dans la mesure où, à côté de la reprise de la critique traditionnelle de la « monarchie républicaine », le mouvement des Gilets jaunes a provoqué chez eux l’apparition de propositions nouvelles qui doivent être examinées avec soin dans la mesure où elles pourraient causer la mort de la démocratie représentative.

Un accord général pour transformer fondamentalement les institutions et leur fonctionnement

LFI, le PCF, le PS, EELV et les instigateurs de la Primaire populaire sont d’accord sur une proposition centrale : modifier fondamentalement le fonctionnement des institutions de la Ve République. Tous, sauf le PS, réclament le remplacement du régime actuel par une VIe République. « La constitution de la Ve République empêche l’exercice réel de la souveraineté », proclame La  France Insoumise ». « La Ve République ne peut plus répondre efficacement aux défis de notre temps. Il est temps d’engager une réforme complète de notre système », déclare Europe Écologie-les Verts ». « La nécessité d’une VIe République devient chaque jour plus évidente », estime le PCF. « Vers une VIe République écologique et la fin de la monarchie présidentielle », titre le plate-forme de la Primaire populaire. Seuls les socialistes ne proposent pas le changement de République.

Tous sont d’accord pour revenir à la lettre de la Constitution qui a établi en 1958 un régime parlementaire. Il s’agit de mettre fin à la « monarchie républicaine » en redonnant au Premier ministre le véritable pouvoir exécutif et en enlevant au président la plupart des siens. Dans ce régime parlementaire les pouvoirs du Parlement doivent être accrus aux dépens de l’Exécutif. Des différences apparaissent cependant entre les différentes propositions. Tandis que LFI, les Verts et le PS entendent maintenir l’élection du président au suffrage universel, certes avec une drastique diminution de ses pouvoirs, le PCF propose de supprimer purement et simplement cette élection. La diminution des pouvoirs de l’Exécutif s’opérerait par la suppression de l’article 49 alinéa 3 et celle du pouvoir de dissolution de l’Assemblée. Certains attribuent ce dernier pouvoir au Premier ministre tandis que d’autres le suppriment purement ou simplement. Il existe donc une indétermination à gauche entre le régime d’Assemblée et le parlementarisme rationnalisé qui, lui, donne des armes au gouvernement face à l’Assemblée. LFI, le PCF et la Primaire populaire penchent pour la première orientation et le PS pour la seconde. EELV se focalise sur la convocation d’une Assemblée constituante.

L’irruption de la démocratie directe

La volonté presque unanime des gauches de remplacer la Ve République par une VIe fondamentalement différente et de rétablir un fonctionnement parlementaire du régime en supprimant la « monarchie présidentielle » ne tranche pas véritablement avec le combat qu’elles mènent depuis la révision constitutionnelle de 1962 contre le régime gaulliste, notamment quand elles sont dans l’opposition. Mais une part essentielle de leurs propositions marque cependant une rupture avec le passé, rupture qui est la conséquence directe du mouvement des Gilets jaunes. Cette rupture consiste chez LFI, EELV et la Primaire populaire, et dans une nettement moindre mesure chez les socialistes et les communistes, en un ensemble de propositions qui, si elles étaient adoptées, entraîneraient inévitablement la destruction de la démocratie représentative et son remplacement par une démocratie directe d’inspiration jacobine. Ces propositions vont cependant à l’encontre d’autres qui, parfois dans les mêmes textes, appellent au rétablissement d’une république parlementaire, leurs auteurs ne semblant pas avoir conscience de cette insoluble contradiction. LFI est clairement à l’avant-garde du mouvement mais EELV et la Primaire populaire semblent s’engager dans la même voie.

LFI, les Gilets jaunes et la «démocratie continue»

Il suffit de citer un long extrait des propositions constitutionnelles de LFI pour mesurer le changement révolutionnaire proposé, d’inspiration clairement jacobine (nous avons retranscrit en français ce texte, écrit, comme celui de EELV, en langue inclusive).

Le texte appuie les revendications des Gilets jaunes, qui « ne se contentent plus du refus des élections, réclamant non seulement une politique de justice sociale et fiscale, mais aussi, très largement, des moyens démocratiques de prendre des décisions, ou de contrôler les décisions prises par les représentants au nom du peuple ». Cette référence centrale au mouvement des Gilets jaunes ne peut étonner. On se souvient de l’ode de Jean-Luc Mélenchon à Eric Drouet, l’un de ses leaders, qui avait écrit le 21 janvier 2019 une lettre ouverte au président de la République : « Si vous continuez à rester sur votre position le peuple reprendra son pouvoir, le sien ». Mélenchon déclarait : « Monsieur Drouet, on vous retrouve avec plaisir. Puisse cette année être la vôtre, et celle du peuple redevenu souverain. Sur le seuil de ce début d’année prometteur, pour saluer tous les Gilets jaunes et l’histoire dont ils sont les dignes héritiers je vous dis merci, monsieur Drouet. » C’est assurément l’image héroïque des sans-culottes qui défilait alors devant les yeux du leader de LFI. On comprend que le texte de cette  organisation s’inspire de la Constitution de 1793, votée sous la dictature jacobine mais jamais mise en œuvre.

« Face à un conflit de légitimités, proclame le texte, il n’existe pas de moyen de recourir à l’expression directe de la volonté générale En effet, les modalités d’exercice de la souveraineté populaire reposent presque exclusivement sur l’élection de représentants. Or il arrive qu’un conflit de légitimités entre les représentants du peuple et le peuple lui-même éclate. Dans ce conflit, les représentants tirent argument de la légalité de leur élection, et par conséquent de leur légitimité à prendre les décisions conformes au programme sur lequel ils ont été élus. Une solution pour que le peuple puisse exercer sa souveraineté serait l’initiative citoyenne de propositions, puis l’organisation d’un vote par référendum. 

Mais le peuple n’a aucun pouvoir de révocation ou d’action sur les décisions des élus de quelque ordre que ce soit. Une telle passivité du peuple n’est pas une condition démocratique de l’exercice de la souveraineté populaire. La Constitution n’a pas été écrite par le peuple et pour le peuple.

La présente proposition de révision constitutionnelle a donc pour but d’introduire dans la Constitution actuelle les mécanismes d’initiative citoyenne qui y manquent cruellement : par l’introduction de la possibilité de faire des référendums d’initiative citoyenne législatifs, abrogatoires, révocatoires des élus et de convocation d’une assemblée Constituante. Le Référendum d’initiative citoyenne législatif a pour but de permettre au peuple de proposer lui-même une proposition de loi et de la soumettre directement au référendum. Les propositions de loi peuvent être ordinaires, organiques, ou constitutionnelles afin de réviser la Constitution sur un point. 

Le Référendum d’initiative citoyenne abrogatoire est de même nature que le précédent. Mais il s’agit cette fois-ci non pas de proposer un ajout à la législation, mais d’abroger une loi qui aurait été votée par le Parlement contre l’avis du peuple. L’article unique propose en effet que tous les échelons électifs, maires, conseillers municipaux, présidents ou conseillers départementaux ou régionaux, conseillers territoriaux, mais aussi parlementaires et présidente de la République puissent être soumis à un référendum révocatoire, à partir de la moitié de leur mandat, si une pétition référendaire réunit 5% du corps électoral d’origine. »

Sous le faux nez de la démocratie participative, on voit pointer ici la démocratie directe, appelée par LFI à remplacer la démocratie représentative. Notre histoire nous a pourtant appris que l’intention d’établir un tel régime, heureusement jamais traduite dans les faits, a conduit à la guerre civile et à la dictature. C’est pour conjurer ce danger qu’après la chute de  Robespierre, l’un des grands hommes de Mélenchon, nos constituants républicains ont fait le choix du gouvernement représentatif. Nous renvoyer aux temps malheureux de 1793-1794 représente à cet égard, il faut le dire avec force, une régression terrifiante de la pensée politique.

EELV et la culture participative

Moins marqué par l'héritage révolutionnaire, EELV a adopté des propositions qui s’inscrivent néanmoins dans cette ligne de pensée, exigeant la convocation d’une « constituante participative pour une nouvelle République ». L’imaginaire convoqué est plus clairement ici celui de la participation, parée de toutes les vertus. Un groupe de travail a décidé de « porter en priorité une démarche de Constituante participative par un engagement à lancer la réforme dès le début du mandat du Président de la République. Dans les semaines suivant son élection, le Président de la République présentera au Parlement un projet de référendum (sur la base de l’article 11 de la Constitution) afin de demander aux Français leur accord pour engager une procédure de Constituante participative sur une durée d’un an. » « Une Assemblée Constituante composée de 150 citoyennes et citoyens tirés au sort ainsi que de 50 parlementaires désignés par leurs groupes, proportionnellement à leur représentation au Parlement, a ensuite quatre mois pour établir un projet de nouvelle Constitution en se basant sur les résultats de la consultation. » « Nous sommes convaincus qu’en donnant les moyens d’une réelle démocratie partagée, les habitants savent s’emparer des enjeux et les résoudre collectivement. »

Quant à la Primaire populaire, elle propose de mettre en place une démocratie continue. « Cela nécessite un changement de rôle et de posture de l’élu, qui doit passer d’un décideur solitaire à un facilitateur/animateur d’un processus de décision. Pour y parvenir, nous proposons de mettre en place un programme d’accompagnement/formation dès 2022 pour l’ensemble de nos élus à ce changement de pratiques et proposer également aux citoyens de se former davantage et leur permettre un droit d’initiative. »

On voit clairement ici que les visions constitutionnelles des gauches les plus radicales, sous l’apparence d’une pensée des institutions, sont en quelque sorte les projections des cultures et des pratiques militantes, avec des élus « animateurs », des groupes de parole, de la formation… Plus généralement la promotion de la participation est typique de cette façon de penser, et il est permis de considérer que derrière la volonté de renouveler les institutions se cache une méconnaissance abyssale de la façon dont elles fonctionnent, dès lors qu’on passe de l’échelle d’un groupement à celle d’une nation.

Qu’en est-il, dans ces conditions, des partis qui ont fait l’expérience du gouvernement ? Sans surprise, le PCF et le PS se tiennent ici en retrait.

PCF et PS en retrait

Pour le premier, il s’agit d’une « mise en débat avec le peuple, par le peuple et pour le peuple d’une nouvelle Constitution et de l’inscription d’une loi au débat parlementaire sur demande de 500 000 pétitionnaires répartis sur l’ensemble du territoire. »

Le second propose de faire de la participation citoyenne une modalité « normale » d’expression démocratique : « Nous proposons de mettre en place la possibilité d’amendements citoyens, de faciliter le référendum d’initiative citoyenne et de revivifier le droit de pétition en révisant les seuils de recevabilité et en amenant le législateur à se saisir plus facilement de ce type de requête. » « Nous proposons de faire en sorte que les parrainages pour l’élection présidentielle relèvent non plus uniquement des élus, mais aussi des citoyens (250 parrainages d’élus et 150 000 parrainages citoyens). Donner naissance à un « pacte pour une démocratie continue, ouverte et partagée. »

Au vu de ces différentes propositions, qui entre une touche de participation et un passage à la démocratie directe ouvrent sur des régimes politiques en réalité très différents, il serait très utile de savoir avec lesquelles des propositions de Mélenchon les autres leaders de la gauche sont d’accord ou pas. Pour sa part, dans sa libre opinion dans Le Monde, Christiane Taubira s’est contentée d’écrire : « Nous disposons d’instruments démocratiques et je pose que la délibération collective, sous procédure législative ou sous forme citoyenne, doit être réhabilitée. » C’est à ce point que les difficultés commencent.

(Prochain épisode : L’Europe et l’international)