Ukraine: où va Poutine? edit

17 février 2015

Depuis janvier 2015, la crise ukrainienne a pris une nouvelle dimension. Les insurgés séparatistes du Donbass se sont emparés de l’aéroport de Donetsk après des combats acharnés ; ils progressaient  fin janvier vers le sud, et notamment la ville de Mariopol, dont la prise les rapprocherait de la Crimée.

Cette montée de la tension n’est peut-être pas entièrement imputable à Poutine, mais il l’assume pleinement et tout son comportement tend à l’exacerber. Pourquoi le président russe a-t-il laissé passer la chance d’une sortie avantageuse en septembre 2014, pour adopter une stratégie de la tension lourde de risques pour l’Ukraine, comme pour la Russie et ses relations avec l’Occident ?

Eliminons d’emblée l’hypothèse de l’irrationalité. Poutine a, sur l’histoire de la Russie et la façon qu’aurait eue l’Ouest de toujours s’acharner à sa perte, un discours vindicatif, sans grand rapport avec les faits. Mais il sait que ces thèmes résonnent émotionnellement chez beaucoup de Russes ; il n’y a pas recours sans raisons.

Nous proposons de rechercher les motivations du président russe dans quatre directions : l’histoire, la géographie, l’idéologie et la politique intérieure, cette dernière direction étant sans doute la plus sérieuse.

L’histoire, c’est pour Poutine, celle d’une revanche à prendre sur l’effondrement de l’URSS qu’il a appelé  en 2005 « la plus grande (ou l’une des plus grandes, la traduction est discutée) catastrophes géopolitiques du XXème siècle ». Cette affirmation, qu’on lui a reprochée, est littéralement incontestable : en termes géopolitiques, cela a été une catastrophe pour la Russie d’être ramenée d’un coup en-deçà des frontières de Pierre le Grand. L’inquiétant c’est que Poutine y voie l’effet d’une « infâme politique de containment » poursuivie depuis des siècles envers la Russie par un Occident, et spécialement une Amérique, acharnés à l’humilier.

Il y a eu vis-à-vis de la Russie des erreurs occidentales, comme l’élargissement de l’OTAN, ou le bouclier anti-missile. Mais l’Occident s’est efforcé d’en corriger certaines et a mis fin en 2008 à la plus imprudente, la perspective irresponsable ouverte à la Géorgie et à l’Ukraine d’adhérer un jour à l’OTAN. L’hostilité permanente, le dessein géopolitique de contenir la Russie et d’empêcher son redressement, les machinations que dénonce Poutine sont imaginaires.

C’est au cours de son deuxième mandat, et singulièrement depuis Maïdan que la dénonciation de l’Occident s’est faite chez lui extravagante. Poutine pense être l’objet de la part de l’Ouest d’une guerre non déclarée en Ukraine, dont les agents sont les ONG occidentales, la presse, les nationalistes, mais aussi les démocrates ukrainiens, et ceux qui les soutiennent à l’Ouest.

L’isolement qui est aujourd’hui le sien, visuellement criant au sommet du G20 de Brisbane en novembre dernier, accentue cette attitude, qui en même temps accroît cet isolement : sa lecture victimaire et vindicative de l’histoire est pour Poutine un cercle vicieux.

La géographie dans laquelle s’inscrit pour la Russie l’affaire ukrainienne est une question essentielle. Y a-t-il une séquence qui verrait la Russie revendiquer, après la Crimée, d’autres régions de l’Ukraine ? La crise ukrainienne elle-même s’inscrit-elle dans un  projet plus large de réintégration dans le giron russe d’entités voisines ? Enfin, y a-t-il, au-delà, le projet géopolitique de reconstituer une zone d’influence russe organisée dans l’espace post-soviétique ?

Sur ces trois dimensions géographiques de la crise ukrainienne, il y a des signes inquiétants. Moscou se réfère de plus en plus à l’appellation historique du Donbass et de la périphérie sud de l’Ukraine, la « nouvelle Russie ». Poutine a placé publiquement l’annexion de la Crimée dans le contexte d’un devoir de protection des minorités russes. Le déclenchement de la crise de Maïdan avait été provoqué par le report de la signature de l’accord d’association UE-Ukraine, dont la Russie craignait qu’il ne menace son projet d’Union eurasiatique.

Il y a là une aspiration géopolitique à regagner espace et influence autour de la fédération de Russie. Or, quel que soit le contenu concret de cette aspiration, l’Ukraine est indispensable à sa réalisation : pas de défense crédible des minorités russes si les séparatistes perdent la bataille ; pas d’influence structurelle sur ses voisins si l’Ukraine y échappe ; pas d’organisation formelle dans l’espace post-soviétique sans elle. 

L’idéologie contribue aussi à  faire de l’Ukraine un enjeu essentiel pour Poutine. La marque de sa carrière a pourtant plutôt été le pragmatisme. Agent loyal du KGB, il s’affilie après 1990 à Anatoli Sobtchak, authentique réformateur libéral, pour lequel il semble avoir eu un attachement sincère. Il invoque aujourd’hui une filiation traditionaliste et slavophile.

La proximité de Poutine avec l’église orthodoxe est manifeste. Elle lui fait revendiquer pour la Russie l’héritage de la Rus kiévienne, et invoquer le baptême de celle-ci pour proclamer le 4 décembre 2014 que « la Crimée est aux Russes ce que le Mont du temple est aux juifs et aux musulmans ». Il a fait de l’Ukraine une cause sacrée.

Enfin, la politique intérieure est sans doute décisive dans l’attitude de Poutine sur l’affaire ukrainienne. Elle lui permet de prévenir la contagion démocratique, d’incarner une cause nationale populaire, et de désarmer les critiques que pourrait lui valoir la récession de l’économie russe.

La détestation de Poutine va aux manifestations en Ukraine, à la « révolution » orange en 2004, à Maïdan dix ans après. L’on y a vu, à l’Ouest, l’effet d’une société civile ukrainienne aspirant à la démocratie. Poutine y a vu le désordre, la rébellion et le complot, l’effet de forces qu’il ne tolère pas en Russie et ne veut pas laisser s’installer en Ukraine.

En mettant la perte de l’Ukraine sur le compte de l’Occident, en montrant celui-ci désireux d’y supplanter la Russie, en faisant front à ces menaces, Poutine a renforcé sa popularité. Le président russe jouit depuis la crise ukrainienne d’une popularité qui n’est jamais tombée en-dessous de 80%. Toutes les réponses sur les sanctions occidentales convergent sur une attitude de fermeté dans des proportions encore supérieures (il n’y avait en janvier que 10% des Russes pour souhaiter un « compromis » face aux sanctions).

Enfin, la tension avec le gouvernement de Kiev et avec l’Occident non seulement rend Poutine populaire, mais lui permet de stigmatiser son opposition – qu’il a qualifiée de « cinquième colonne » – comme traître à la cause nationale.

Ce durcissement donne à penser que Poutine est sans doute resté trop longtemps  au pouvoir. Sa cause, celle qu’il défend en Ukraine, et celle du pays, ne font plus qu’une pour lui. Il ne lâchera pas l’Ukraine.

Il veut une Ukraine dans l’orbite russe, dont le gouvernement et l’opinion renoncent à regarder vers l’Occident: non pas vers l’OTAN, ce point est acquis depuis 2008, mais vers ses voisins à l’Ouest et vers l’Union européenne ; une Ukraine qui intériorise le fait que sur les grandes affaires, les décisions ne se prennent pas sans l’aval de Moscou.

Ce projet suppose pour Poutine un conflit à l’Est toujours assez actif pour faire pression sur Kiev et y avoir son mot à dire. La guerre ne doit pas pour autant être hors de contrôle, car elle risque d’attirer une attention internationale excessive. Ce projet passe par  l’autonomie des enclaves séparatistes. Il n’implique pas leur rattachement à la Russie, qui risquerait de rejeter le reste de l’Ukraine à l’Ouest.     

Comment, à l’aune de ces objectifs, juger le deuxième accord de Minsk, celui qui vient d’être conclu avec la médiation de la France et de l’Allemagne le 12 février 2015 ? Il ne donne pas gain de cause à Poutine, mais lui permet de préserver ses options pour l’avenir.

Une médiation internationale de l’affaire ukrainienne n’est pas dans l’intérêt des Russes : pour eux, le format diplomatique idéal est celui qui réunirait à Moscou sur un pied d’égalité les séparatistes et le gouvernement de Kiev, avec la Russie pour arbitre. L’intrusion dans cette affaire d’autres acteurs, les pays occidentaux ou l’OSCE, n’a pas de quoi enchanter Poutine : elle valorise Porochenko, et oblige à tenir compte de son point de vue. Le cessez-le-feu, à supposer qu’il soit observé, arrête des séparatistes sur l’offensive, alors que la situation de milliers d’Ukrainiens dans l’enclave de Debaltseve était précaire, sinon désespérée.

Pour l’avenir, l’accord laisse tout ouvert, en particulier le contenu de l’autonomie des régions séparatistes. D’un désaccord toujours possible sur ce point dépend la restitution à l’Ukraine du contrôle de sa frontière avec la Russie selon l’accord de Minsk. Poutine conserve ainsi des leviers vis-à-vis de l’Ukraine.

Les coûts de cette affaire continueront néanmoins à monter pour lui. Outre les sanctions, il y a la défiance croissante dont la Russie fait l’objet à l’Ouest et en Europe, spécialement à l’est et au nord, et qui va pousser à un renforcement de l’OTAN et de sa présence dans les régions les plus proches de la Russie. Il y a surtout l’enracinement dans l’affrontement indirect avec la Russie d’un sentiment d’indépendance ukrainien incompatible avec les projets de Poutine et qui sera pour lui le principal obstacle sur le long terme.