Les troubles psychopathiques: un point aveugle dans les débats sur les violences adolescentes edit

La succession d’agressions meurtrières et d’émeutes ces dernières années a attiré l’attention du débat public sur la violence chez les adolescents. De multiples facteurs explicatifs sont invoqués, qui ont trait aux écrans, à la diminution de l’empathie ou encore aux discours masculinistes. Sont rarement mentionnés les troubles psychopathiques que l’on peut retrouver chez certains de ces adolescents qui passent à l’acte. Encore méconnus du grand public et des acteurs de première ligne, ces troubles nécessitent d’être mieux détectés et pris en charge précocement.
De toutes les pathologies psychiatriques, la psychopathie est peut-être celle qui heurte le plus le sens commun. En effet, elle remet en question les fondements moraux de notre humanité. Dans ce trouble, un individu peut instrumentaliser autrui, infliger de la violence sans remords, trouver du plaisir à faire souffrir, blesser ou tuer de façon arbitraire. Ce trouble nous scandalise souvent davantage que d’autres maladies psychiatriques, telles que la schizophrénie et les autres formes de psychose, où la perte de discernement, le délire, les hallucinations nous permettent plus facilement de concevoir des comportements irrationnels ou violents. A contrario, dans la psychopathie, un individu peut engager des actes antisociaux avec une rationalité froide ; et être de ce fait considéré comme responsable de ses actes devant les tribunaux.
Aussi marginale qu’elle puisse paraître, la psychopathie n’en est pas moins une caractéristique inhérente à l’espèce humaine ; elle est observée dans toutes les cultures et à toutes les époques, avec une prévalence relativement stable (entre 1 et 4 % de la population).
Du fait de sa connotation péjorative et morale, le terme de « psychopathie », même s’il reste employé dans le champ de la santé mentale, tend à être remplacé par des dénominations plus techniques. Chez les adultes, on parle désormais de « trouble de la personnalité antisociale »[1]. Ce trouble se caractérise par un mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui, qui peut se manifester par une incapacité à se conformer aux normes sociales, des tromperies intentionnelles, des bagarres ou des agressions physiques répétées, la négligence de sa propre sécurité ou de celle d’autrui, une absence de remords, une indifférence à la souffrance d’autrui… Dans ses formes sévères, ce trouble compromet considérablement l’intégration sociale de la personne et conduit à des situation de délinquance, de marginalisation, voire d’incarcération.
Chez l’enfant et l’adolescent, les nosographies mentionnent le « trouble des conduites », qui peut constituer les prémices d’un trouble de la personnalité antisociale. Ce trouble se caractérise par des comportements répétés et durables dans lesquels sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les normes sociales majeures : cruauté envers des personnes ou des animaux, destruction de biens, fraudes, vols, transgressions graves des règles… Un sous-type de trouble des conduites, particulièrement à risque d’évoluer vers des formes graves, se singularise par des « émotions prosociales limitées » : froideur émotionnelle, manque d’empathie et insensibilité morale ou affective.
Selon les études, l’étiologie génétique des troubles des conduites serait importante (entre 40 et 60%), plus particulièrement pour le sous-type avec émotions prosociales limitées (entre 60 et 80%)[2]. D’autres facteurs environnementaux peuvent intervenir : maltraitance ou négligence parentale, ruptures de lien, exposition à la délinquance ou à la violence, échec scolaire précoce, etc. La prévalence s’établirait entre 3 et 6% chez les garçons et entre 1 et 2% chez les filles ; environ 20 à 30% des cas s’accompagneraient de la limitation des émotions prosociales.
La détection précoce est déterminante pour guider l’enfant et sa famille vers des prises en charge adaptées. Il ne s’agit pas d’enfermer l’enfant dans un diagnostic, mais d’éviter la chronicisation et l’amplification des troubles, et de préserver les liens entre l’enfant et son entourage[3]. Or des signes précurseurs d’un trouble des conduites peuvent être mal interprétés – par exemple comme de simples manifestations d’une « mauvaise éducation » – ou confondus avec d’autres troubles (trouble oppositionnel avec provocation, hyperactivité, trouble du spectre autistique, etc.). C’est pourquoi l’information des professionnels de première ligne et, plus largement, du grand public, est essentielle. Mais cette information doit être qualitative et nuancée, pour éviter les risques de sur-diagnostic, de stigmatisation précoce des enfants et d’essentialisation de leurs problèmes de comportement.
Sous un angle plus sociétal, la connaissance des traits psychopathiques peuvent aussi nous servir de référence pour analyser les objets culturels qui sont mis à disposition des adolescents. La violence a toujours fait partie des productions culturelles (tragédies, romans, contes…), que ce soit sous la forme du combat, du meurtre ou de la guerre. Mais une évolution significative a pu être identifiée dans les productions des pays occidentaux – cinématographiques notamment – au cours du dernier demi-siècle : la mise en scène, visuelle et crue, de scénarios d’ordre psychopathique (violence froide et gratuite, torture, sadisme…)[4]. D’abord restreint au cinéma d’auteur ou de genre, ce type de violence apparaît désormais dans des blockbusters, plébiscités par les adolescents, comme les James Bond, les Mission Impossible ou les films sur le personnage du Joker (issu des comics de la série Batman). Dans certaines de ces œuvres, c’est le héros lui-même, et pas seulement ses adversaires, qui peut commettre des actes de violence froide et arbitraire.
Plus récemment, c’est dans des jeux vidéo que ce type de violence a été remarqué. Ces jeux se distinguent de ceux qui mettent en scène des formes de violence « classique » (combat, compétition, guerre). Dans certains, le sadisme et la transgression des lois sont explicitement valorisés et récompensés (Manhunt, Hatred, The Punisher…). Des scenarios psychopathiques sont également présents dans des jeux très populaires chez les adolescents (Grand Theft Auto V, Call of Duty : Modern Warfare 2, Hitman…). Contrairement aux spectateurs de films violents qui restent en position passive, dans ces jeux, c’est le joueur lui-même qui met en acte des violences répétées, virtuelles mais réalistes. Selon la littérature scientifique, cette pratique n’induit pas de comportements psychopathiques chez les adolescents, mais elle peut avoir un effet de désensibilisation à la violence ou renforcer certains traits de personnalité problématiques, notamment chez des adolescents vulnérables[5].
Enfin, la violence froide et sadique est également présente dans une multitude de vidéos et d’images présentes sur les réseaux sociaux et sur d’autres plateformes : vidéos de décapitation, images truquées par intelligence artificielle qui mettent en scène la torture ou le meurtre d’une personnalité publique, etc.
D’un point de vue sociétal et moral, le fait que des adultes produisent des films, des jeux vidéo et des images qui esthétisent des violences psychopathiques et les mettent à disposition des adolescents peut avoir un effet de banalisation, voire d’autorisation. Ces questions appellent donc un débat global sur la légitimité de ces productions, et sur l’accès des adolescents à ces médias.
Il existe une diversité de trajectoires psychologiques et sociales qui peuvent mener à la violence ; chaque cas est singulier et multifactoriel. Seulement une partie des jeunes qui passent à l’acte présentent de réels troubles des conduites. Les traits psychopathiques ne peuvent pas être considérés comme représentatifs de la psychologie d’une génération ; la majorité des adolescents ne sont pas susceptibles de développer ces traits. Mais l’attention portée actuellement sur la violence chez les adolescents offre une opportunité de mieux nous outiller collectivement pour connaître, identifier et prendre en charge ces troubles méconnus.
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[1] Association américaine de psychiatrie, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e éd., texte révisé, Paris, Elsevier-Masson, 2022.
[2] Frick P. J., Viding E., « Antisocial behavior from a developmental psychopathology perspective », Development and Psychopathology, 2009, 21(4), 1111-1131.
[3] Omer H., La Résistance non violente. Une nouvelle approche des enfants violents et autodestructeurs (2003), Bruxelles, De Boeck, 2017.
[4] Lachance J., Paris H., Dupont S. (dir.), Films cultes et culte du film chez les jeunes, Québec, PUL, 2009.
[5] Jahic I., DeLisi M., Vaughn M.G., « Psychopathy and violent video game playing: Multiple associations in a juvenile justice system-involved sample », Aggressive Behavior, 2021, 47(4), 385‑393.