Pour une autre approche des différences de salaire entre hommes et femmes edit

21 septembre 2022

Appréhender les inégalités de salaire entre hommes et femmes sous le seul prisme de la discrimination empêche de percevoir la complexité des facteurs impliqués. Une analyse plus large permet de dégager la rationalité des choix professionnels des femmes, qui pourraient tenir lieu de modèles pour les hommes, pour les couples bi-actifs et pour les politiques publiques.

Deux fois par an – le 8 mars (journée des droits des femmes) et en novembre –, de nombreux médias relaient, souvent sans l’interroger, un slogan diffusé par un collectif militant : « À partir du … novembre [la date est actualisée chaque année], les femmes travaillent bénévolement »[1]. Le succès de cette formule a eu pour bienfait d’attirer l’attention de l’opinion sur cette question, mais en la simplifiant considérablement. Non seulement ce slogan généralise une différence (en sous-entendant que toutes les femmes gagnent moins que tous les hommes ou que les femmes gagnent moins que les hommes pour le même travail, ce qui est inexact), mais il tire la problématique vers le registre de la discrimination. Les femmes seraient discriminées (par les hommes, les employeurs) qui raboteraient sciemment leurs revenus en comparaison avec ceux de leurs homologues masculins.

Ce réductionnisme ne rend pas justice à l’abondante littérature sur le sujet dont nous disposons aujourd’hui. Des études montrent ainsi que les différences de revenus entre les hommes et les femmes (en France : 15,8 % si l’on considère les moyennes, 11,8 % si l’on tient compte des médianes[2]) relèvent de facteurs multiples et complexes.

Parmi ces derniers, on relève bel et bien des phénomènes de discrimination envers les femmes – même s’ils ne sont pas toujours aisés à caractériser[3] –, qui doivent être condamnés. Ils portent principalement sur l’embauche, les promotions et l’accès aux postes à responsabilité – et donc indirectement sur les salaires –, notamment vis-à-vis des femmes en âge d’avoir des enfants ou qui prennent un congé parental. Statistiquement, ces discriminations ne représentent qu’une part minoritaire des différences de salaire moyen entre hommes et femmes.

Aux États-Unis, le politologue Warren Farrel a identifié pas moins de 25 facteurs qui, en s’agrégeant, expliquent les écarts de salaires[4]. Il s’agit de 25 choix professionnels que les hommes ont tendance à faire plus que les femmes, comme de s’orienter vers les secteurs les plus rémunérateurs de l’économie (par exemple, les hautes technologies), d’accepter de travailler en extérieur et d’être soumis aux intempéries (à l’instar des éboueurs) ou de consentir à des déplacements fréquents ou des mutations. Les analyses faites sur le marché du travail français mettent en évidence des facteurs comparables[5]. Les plus significatifs statistiquement sont les choix de métier et de secteur professionnel, et le recours au temps partiel. En tendance, les femmes s’orientent vers des professions et des secteurs moins variés et moins rémunérateurs que les hommes (comme le champ sanitaire et social ou l’enseignement). Elles sont plus souvent que les hommes à temps partiel, en congé parental ou en période d’inactivité. Elles ont ainsi des carrières plus discontinues que celles des hommes, ce qui peut freiner leur progression dans les grilles de salaires et leur promotion dans les hiérarchies professionnelles.

Le fait central à relever est que ce ne sont pas tant les femmes qui, en moyenne, gagnent moins que les hommes, mais les mères qui gagnent moins que les pères[6]. C’est en effet avec l’arrivée de l’enfant que les trajectoires des hommes et des femmes divergent. Les mères tendent à réduire leur temps de travail, voire leurs ambitions professionnelles, alors que les pères font le contraire[7]. On retrouve ici une division sexuée des rôles profondément inscrite dans notre histoire. Cette répartition est contraignante pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Ces derniers tendent ainsi, plus que les femmes, à renoncer à leur vie personnelle et à leurs préférences professionnelles pour choisir des métiers ou des postes plus rémunérateurs, en vue de pourvoir aux besoins de leur famille[8]. En moyenne, les femmes privilégient le sens[9] et les conditions de leur travail au niveau de rémunération[10]. Leurs choix aboutissent ainsi à une meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Elles travaillent ainsi plus que les hommes à temps partiel (il s’agit d’un temps partiel choisi dans 69,3 % des cas[11]). Ce choix a des conséquences directes sur leur qualité de vie : les mères qui travaillent à temps partiel montrent des niveaux plus élevés de santé et de bien-être général que celles qui travaillent à temps plein ou qui ne travaillent pas[12].

Ces différences sexuées apparaissent dès l’orientation dans le secondaire et les études supérieures. En moyenne, les femmes choisissent des professions plus compatibles avec la vie de famille que ne le font les hommes (avec des horaires de bureau, peu de déplacements, plus de flexibilité pour s’absenter, etc.). Les séparations conjugales rendent prégnantes ces différences. Nombre de pères séparés se trouvent ainsi dans l’incapacité d’héberger leurs enfants autant qu’ils le souhaiteraient, car leur emploi du temps professionnel ne le leur permet pas[13].

Le monde du travail reste héritier de la révolution industrielle, c’est-à-dire d’une époque où la répartition des rôles entre hommes et femmes était polarisée : les pères pouvaient se consacrer à leur profession car les mères prenaient entièrement en charge les enfants et la vie domestique. Pour prétendre aux postes les mieux rémunérés, les travailleurs d’aujourd’hui, hommes et femmes, doivent se comporter comme les hommes de ces temps révolus, c’est-à-dire se rendre entièrement disponibles à leur métier. Si les hommes accèdent plus que les femmes aux plus hauts revenus et aux plus hauts postes à responsabilité, c’est avant tout parce qu’ils sont davantage prêts à sacrifier toute autre considération pour atteindre ces postes et à en accepter les conditions, anachroniques car mal adaptées aux couples bi-actifs.

L’égalité des salaires moyens entre hommes et femmes peut être considérée comme un objectif politique souhaitable, ne serait-ce que pour assurer l’indépendance des femmes et leurs conditions de vie après une séparation conjugale. Mais il existe des manières diamétralement opposées de poursuivre cet objectif, selon qu’on vise l’égalité des chances ou l’égalité des places[14]. Les organisations féministes qui dénoncent les inégalités de salaire le font généralement selon le modèle de l’égalité des chances. Leur attention se porte ainsi sur le haut de la distribution des salaires. Elles dénoncent la moindre représentation des femmes dans les comités d’organisation des grandes entreprises ou chez les cadres supérieurs, mais jamais chez les ouvriers du bâtiment. Il s’agirait ainsi d’assurer aux femmes des chances égales à celles des hommes d’accéder à des places inégales. La philosophe féministe Nancy Fraser a bien relevé les limites de ce féminisme élitiste : l’accès des femmes aux plus hauts revenus n’entraîne pas une redistribution des rôles avec leurs conjoints, ni même l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble des femmes, mais plutôt l’externalisation des tâches de care (garde des enfants, ménage…) vers d’autres femmes en situation souvent précaire[15]. On peut enfin se demander si c’est vraiment promouvoir les femmes que de projeter sur elles des systèmes de valeurs historiquement nourris par des hommes, où prédominent l’argent, la compétition et la prise de risque[16]. Nous savons en effet que la majorité des femmes privilégient d’autres valeurs[17].

Une autre approche, qui vise l’égalité des places, consiste au contraire à penser les politiques en partant des besoins et des aspirations des femmes ; par exemple : revaloriser les salaires des professions dans lesquelles les femmes sont majoritaires, adapter les temps et horaires de travail aux contraintes familiales, étendre les aides qui compensent les temps partiels, faciliter le recours au temps partiel et au congé parental par les pères (afin de décharger les mères d’une partie des tâches parentales), etc. Selon cette perspective, la réduction des inégalités de salaire entre hommes et femmes ne relève pas de la seule lutte contre les discriminations, mais d’une politique interministérielle qui concerne des domaines aussi variés que l’orientation professionnelle, le droit du travail, les prestations sociales, l’offre de places en crèche ou la fiscalité[18].

Au-delà de ces enjeux de politiques publiques, ce sujet pose la question d’un changement culturel. Alors que certains mouvements féministes enjoignent les femmes de se montrer aussi carriéristes que les hommes, ne faudrait-il pas au contraire considérer que les choix des femmes sont des modèles intéressants pour tous, et notamment pour les pères, à une époque où la majorité des couples sont bi-actifs ? Pour atteindre un meilleur équilibre dans la répartition des rôles domestiques entre hommes et femmes et pour permettre aux femmes qui le souhaitent de se consacrer à leur carrière, ne faudrait-il pas encourager les hommes à s’inspirer des femmes dans leur rapport au travail ?

[1] Ce slogan a été diffusé pour la première fois en 2015 par la militante Rebecca Amsellem et le collectif féministe Les Glorieuses.

[2] Sources : Eurostat pour les moyennes et OCDE pour les médianes.

[3] Yves De Curraize, Réjane Hugounenq et al.« Inégalités de salaires entre femmes et hommes et discrimination »Revue de l’OFCE, 2004, vol. 3, p. 193-224.

[4] Warren Farrell, Why Men Earn More: The Startling Truth behind the Pay Gap and What Women Can Do about It, New York, American Management Association, 2005.

[5] Simon Georges-Kot, « Écarts de rémunération femmes-hommes : surtout l’effet du temps de travail et de l’emploi occupé »Insee Première, n° 1803, 2020.

[6] Ibid., p. 4.

[7] On retrouve les mêmes tendances chez les hommes et les femmes qui travaillent en libéral ou qui gèrent leur propre entreprise (cf. notamment Insee, Emploi et revenus des indépendants, 2020, p. 112-113).

[8] W. Farrell, Why Men Earn Moreop. cit., p. 50-59 ; Laetitia Strauch-Bonart, Les Hommes sont-ils obsolètes ?, Paris, Fayard, 2018, p. 140.

[9] Vanessa Burbano, Nicolas Padilla, Stephan Meier, « Gender Differences in Preferences for Meaning at Work »IZA Discussion Papers, 2020, n° 13053, Institute of Labor Economics, Bonn.

[10] L. Strauch-Bonart, Les Hommes sont-ils obsolètes ?op. cit., p. 144-145.

[11] Mathilde Pak, « Le temps partiel en 2011. Des profils et des conditions d’emploi très contrastés selon que le temps partiel est choisi ou subi »Dares Analyses, 2013, n°005.

[12] Cheryl Buehler, Marion O’Brien, « Mothers’ Part-Time Employment: Associations With Mother and Family Well-Being »Journal of Family Psychology, vol. 25, n° 6, 2011, p. 895-906.

[13] Zakia Belmokhtar, Laurette Cretin, « Le regard des divorcés sur la résidence de leurs enfants »Infostat Justice, n° 139, 2015.

[14] François Dubet, Les Places et les chances. Repenser la justice sociale, Éd. du Seuil, 2010.

[15] Nancy Fraser, « Contradictions of Capital and Care »New Left Review, 2016, vol. 100, no. 99, p. 99-117.

[16] Peggy Sastre, La Domination masculine n’existe pas, Paris, Éditions Anne Carrière, 2015, p. 35.

[17] L. Strauch-Bonart, Les Hommes sont-ils obsolètes ?op. cit., p. 137-149.

[18] On sait par exemple qu’en conjugalisant l’impôt sur le revenu, la fiscalité française a tendance à décourager l’emploi des femmes qui vivent en couple (cf. Mathias André, Antoine Sireyjol, « Effets redistributifs de l’imposition des couples et des familles : une étude par microsimulation de l’impôt sur le revenu »Économie et Statistique, n° 526‐527, 2021, p. 21-39).