La France recomposée edit

Nov. 16, 2021

Voici un très bon livre, qui rencontre d’ailleurs le succès. Ses deux auteurs, le sondeur essayiste Jérôme Fourquet et l’analyste des nouveaux modes de vie Jean-Laurent Cassely, font voyager dans ce qu’ils baptisent « la France d’après »[1]. Il faut entendre par là la France d’après-Covid, qui est le pays d’aujourd’hui. Ce couple de complices intellectuels, voyageant à travers l'Hexagone un peu à la manière du classique « tour de France de deux enfants »[2],  allie art de l’observation et de la formulation, sachant produire des monographies intéressantes, des développements inédits et des remarques bien senties.

Une partie de leurs descriptions, fouillées et fondées, constitue, en quelque sorte, une grande synthèse de la situation française : agriculteurs en voie de disparition (1,6 millions d’exploitants en 1970, 400 000 aujourd’hui), territoires frappés par la désindustrialisation, expansion de la grande distribution, périurbanisation problématique et gentrification touristique, catholicisme qui s’estompe (75% des nouveaux nés baptisés en 1970, 25% aujourd’hui).

Leur rappel de l’intensité des préférences françaises pour le pavillon individuel, et ce qu’ils appellent, avec une ironie caractéristique, un « droit à la piscine », permet de revenir sur les controverses récurrentes au sujet des zones pavillonnaires et de la consommation des espaces naturels.

Sur le plan des classes sociales et des catégories socioprofessionnelles, ils savent résumer par des formules claires : « L’ouvrier de la logistique a remplacé l’ouvrier de l’usine. » La France se redessine d’ailleurs globalement autour de la logistique et des services. Ils notent également des choses aussi simples que vraie, en matière de stratification et de différenciation des populations. Ainsi, parmi les jeunes générations, la maîtrise de l’anglais constitue, incontestablement, une véritable ligne de clivage social.

Si l’analyse, servie par une écriture enlevée, est si souvent percutante, c’est parce qu’elle emprunte des chemins détournés. Le lecteur comprend que les compagnies aériennes low cost et les cinémas multiplex sont devenus des vecteurs importants de l’aménagement et de la vie des territoires. Il sourit à l’évocation d’une production de la blanquette de veau qui décline tandis que les bistrots disparaissent, tout en lisant combien kebab, McDo, chichas et sushis prennent le relais. Tout ceci est très sérieux et très important. Surtout, tout ce travail de collecte d’informations et de cartographie (voir celles sur les clubs de pole dance ou sur les autoroutes du cannabis dans l’hexagone) ne saurait être dénigré comme rassemblement d’anecdotes. L’emballement français actuel pour la psychologie comme pour la musique country, pour le yoga comme pour le chamanisme et la sorcellerie mérite l’étude sérieuse. Autant que ce que  Cassely et Fourquet décrivent bien sous les expressions de « larbinat urbain généré par les applis » et de « nouveaux domestiques 2.0 ».

Ce travail vraiment captivant conduit à des leçons générales. La métamorphose en cours, passant entre autres par une créolisation de l’alimentation, procède d’une sédimentation de couches culturelles variées. Elle s’accompagne d’une incontestable américanisation et, pour partie, d’une boboïsation des modes de vie.

Point capital, les classes moyennes se décrivent bien sur le modèle, déjà assez bien établi, du sablier. Les auteurs mettent en évidence une démoyennisation par le haut (« premiumisation » des vacances) et par le bas (le discount contraint), le tout sur fond de surconsommation pour tous. Tout ceci se traduit géographiquement par une dualisation du kaléidoscope de l’espace métropolitain (Biarritz d’un côté extrême, de grands-ensembles dégradés de l’autre).

Des sociologues aiment la sociologie. D’autres aiment la société. Fourquet et Cassely se trouvent assurément, et heureusement, dans le deuxième camp. Toutes leurs pages renseignent, à bien des égards, bien plus que la science sociale académique contemporaine. Leur « France sous nos yeux », faite, entre autres, d’une statistique rigoureuse et joyeuse, est à mettre entre toutes les mains et sous tous les nez. Afin de saisir des réalités contemporaines qui, à leur manière, éclairent l’avenir.

 

[1]. Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Seuil, 2021, 496 pages, 23 €.

[2]. Cassely et Fourquet font référence au classique, best seller de la IIIe République, Le Tour de France par deux enfants, publié en 1877 par Augustine Fouillée-Tuillerie, sous le pseudonyme de G. Bruno. Signalons une version moderne de l’opération : Philibert Humm, Pierre Adrian, Le Tour de la France par deux enfants d'aujourd'hui, Paris, Les Équateurs, 2018.