La société de défiance : un mal français edit

Nov. 13, 2007

La France est engagée dans un cercle vicieux dont les coûts économiques et sociaux sont considérables. Depuis plus de vingt ans, des enquêtes menées dans tous les pays développés révèlent qu'ici plus qu'ailleurs, on se méfie de ses concitoyens. Les Français sont parmi les plus nombreux à n'avoir aucune confiance dans les pouvoirs publics, les partenaires sociaux et la Justice. Ils sont également les plus rétifs à l'économie de marché. Selon une enquête de World Values Survey, à la question " pensez-vous qu'il est possible de faire confiance aux autres ou que l'on n'est jamais assez méfiant ? ", un Français sur cinq seulement déclare faire crédit à son prochain. C'est deux fois moins qu'aux États-Unis ou au Canada. Trois fois moins que dans les pays scandinaves. Sur les 26 pays les plus riches de la planète, la France se trouve en 24e position, devant le Portugal et la Turquie. Dans ce contexte, nul doute que l'actualité récente n'alimente encore davantage le sentiment de défiance des Français. Le scandale des retraits d'argent liquide par l'un des principaux représentants du Medef alimente la suspicion sur le financement opaque des syndicats. Le soupçon de délit d'initié chez EADS jette également une lumière crue sur les pratiques potentielles de connivence entre l'Etat et les milieux industriels et financiers.

Comme le soulignent ces affaires, la posture soupçonneuse des Français va de pair avec un incivisme beaucoup plus élevé que dans les autres pays riches. Sur un échantillon de 21 pays de l'OCDE, c'est en France qu'on est le moins choqué par le fait d'accepter des pots-de-vin, ou de réclamer des aides auxquelles ont n'a pas droit. Nul hasard alors que selon une enquête de l'International Social Survey Program, la majorité des Français pensent qu' " on ne peut arriver au sommet sans être corrompu ". Sur les 14 pays recensés, la France se classe au 12ème rang des pays associant le succès à la corruption.

Cependant cette exception française n'a rien d'un atavisme culturel. De nouvelles données sur l'évolution historique des attitudes sociales montrent que les Français étaient plus enclins à la confiance mutuelle avant la Deuxième Guerre mondiale. Pour s'en convaincre il est possible de regarder le degré de confiance des Européens émigrés aux Etats-Unis à différentes périodes du siècle dernier. Comme le soulignent de nombreuses études sociologiques, les migrants ont tendance à emporter avec eux les capacités à se fier à autrui qui sont en cours dans leur pays d'origine. Et les enfants nés aux États-Unis de parents venant de pays à " faible confiance " sont eux-mêmes peu confiants. Or, il y a là une rupture frappante : les descendants de Français partis s'installer aux Etats-Unis avant la dernière guerre sont bien plus confiants que les enfants ou petits-enfants de Français émigrés après 1945. On peut voir ce retournement comme un effet de l'Occupation et de la collaboration qui ont profondément traumatisé et divisé la France. Mais le modèle social corporatiste et étatiste instauré après la Libération est aussi en cause.

Le système social qui se crée à l'après-guerre est tout d'abord corporatiste, trait en partie hérité du régime de Vichy. Cette première caractéristique, qui nous différencie de la sociale-démocratie scandinave, signifie que les droits sociaux sont accordés en fonction du statut et de la profession. Les relations sociales sont ainsi segmentées entre ceux qui bénéficient de droits et les autres. Les régimes spéciaux de retraite sont un exemple symptomatique, la France étant le pays de l'OCDE avec le plus grand nombre de régimes spécifiques : cadres, fonctionnaires, artisans et commerçants, professions libérales, sans parler des multiples régimes spéciaux des grandes entreprises publiques ou de professions particulières (parlementaires, mineurs, clercs de notaire, marins, militaires, etc.). L'objectif des acteurs sociaux devient alors la sauvegarde des rentes de situation, comme le soulignent les grèves actuelles de la SNCF et de la RATP en opposition à la réforme de leurs régimes spéciaux de retraite. Cette segmentation de la société entre corps ne peut qu'alimenter la division et la suspicion.

L'étatisme, lui, se manifeste par une réglementation de la société civile dans ses moindres détails et entraîne également un cercle vicieux de la défiance. Ainsi le déficit de confiance des Français entrave leurs capacités de coopération, ce qui conduit l'Etat à réglementer les relations de travail dans leurs moindres détails. En vidant de son contenu le dialogue social, ces interventions empêchent l'adoption de réformes favorables à l'amélioration du fonctionnement du marché du travail. De même la défiance induit une peur de la concurrence suscitant l'institution de barrières à l'entrée réglementaires, qui créent des rentes de situation favorisant la corruption et la défiance mutuelle.

Le modèle social français entretient un véritable cercle vicieux. Le corporatisme et le dirigisme sapent les mécanismes de solidarité, ruinent le dialogue social et renforcent la défiance mutuelle, laquelle nourrit en retour les revendications catégorielles et l'appel permanent à la réglementation, favorisant ainsi l'expansion du corporatisme et du dirigisme.

Cette spirale de la défiance a des conséquences économiques et sociales désastreuses. Elle pénalise lourdement l'activité économique - car la confiance mutuelle est essentielle au bon fonctionnement des marchés. L'incapacité des Français au dialogue social et à la réforme du marché du travail est ainsi largement responsable des très médiocres performances du marché du travail français par rapport aux autres pays. De même le corporatisme et les réglementations particulières sur le marché des biens ont un coût très élevé. La situation des taxis en est une bonne illustration. Par crainte de la concurrence, les intéressés s'accrochent à un système malthusien (25000 taxis à Paris en 1925, 15000 en 2005) dont on sait le résultat : les usagers ne trouvent pas de voiture quand ils en ont besoin ; et les chauffeurs doivent se saigner pour acquérir la fameuse plaque. Bel exemple de perdant-perdant. En comparant les relations entre les performances économiques et les attitudes sociales dans une trentaine de pays du début des années 1950 à nos jours, nous estimons que le déficit de confiance nous coûte 3 points de chômage en plus et 5 pour cent de PIB en moins par rapport aux pays scandinaves, tels que la Suède, dotés d'une confiance bien plus élevée.

Mais la défiance n'a pas qu'un coût économique : les enquêtes disponibles montrent que les personnes se déclarent d'autant moins heureuses qu'elles disent se méfier de leurs concitoyens. Et le modèle français aboutit à perpétuer un système social aussi coûteux qu'inégalitaire, incapable d'assurer à tous la " sécurité sociale " promise en 1945.

Comment sortir de ce cercle vicieux ? Les pays scandinaves, en optant pour un modèle universaliste, qui offre les mêmes droits sociaux à tous et qui limite les barrières réglementaires à la concurrence, semblent avoir trouvé la clé pour raffermir le sentiment de communauté d'intérêt. Rétablir cette confiance nécessite un changement de cap pour corriger la dérive corporatiste et dirigiste du modèle social français. Les réformes doivent donc favoriser la limitation des situations particulières et dérogatoires, promouvoir le dialogue social et instituer une véritable mutualisation des risques liés au fonctionnement d'une économie moderne.

Ces impératifs tracent la voie des chantiers prioritaires : harmoniser les régimes de sécurité sociale, en matière de retraite mais aussi de santé ; réformer en profondeur la représentativité syndicale, afin que les syndicats soient présents dans les entreprises et gèrent de véritables missions de service public dans les instances paritaires plutôt que des intérêts corporatistes ; accentuer l'indépendance des instances de régulation de la concurrence ; créer une agence publique qui coordonne l'assurance chômage, l'accompagnement des demandeurs d'emploi et la formation professionnelle, afin d'assurer une sécurisation des parcours professionnels. Tout cela doit permettre aux Français d'envisager l'avenir avec confiance.

Yann Algan & Pierre Cahuc ont récemment publié La société de défiance : comment le modèle social français s'autodétruit (Editions Rue d'Ulm, Coll. du Cepremap, 2007)