Résidence alternée: un levier contre la pauvreté pour les enfants de parents séparés edit
La séparation parentale représente un facteur de risque important pour la sécurité économique des parents et, par voie de conséquence, de leurs enfants. Alors que de nombreuses politiques sociales visent à réduire ce risque par le biais d’allocations et de dispositifs multiples, un levier est encore largement négligé : le partage de l’hébergement des enfants entre les deux parents, qui permet notamment pour chacun un meilleur maintien dans l’emploi.
Les ménages monoparentaux sont parmi les plus exposés à la pauvreté. Ils sont ainsi au centre de nombreuses politiques sociales, qui visent à les protéger, par le biais de prestations, de réduction du coût de certains services (garde d’enfant, cantine scolaire, transports, etc.) ou d’abattements fiscaux. Certaines de ces politiques ont été élaborées sur la base de références datées historiquement : les veuves de guerre, les mères au foyer, les couples mono-actifs, l’autorité parentale non partagée après la séparation, etc. De ces origines historiques demeure le présupposé selon lequel, après séparation, un seul des deux parents conserve la « charge » des enfants. Différentes réformes ont ainsi cherché à minimiser les risques de pauvreté en augmentant les aides accordées à un seul parent (le plus souvent la mère)[1], sans interroger cette répartition inégalitaire des rôles entre parents. Pourtant, depuis 2002 en France, les magistrats ont la possibilité de fixer la résidence de l’enfant en alternance au domicile de chacun des parents et de partager les temps d’hébergement de manière égalitaire ou quasi égalitaire.
Il existe désormais un consensus scientifique concernant les avantages de la résidence alternée pour le bien-être des enfants et des parents[2]. En comparaison avec le système classique – résidence principale chez un parent et droit de visite et d’hébergement pour l’autre – la résidence alternée est plus favorable à la santé psychologique et physique de la majorité des enfants et des parents, de même qu’à la relation entre l’enfant et ses deux parents ; et ce quels que soient le milieu social ou le niveau de conflits entre les parents.
Au-delà de ces bienfaits psychologiques et relationnels, la résidence alternée apparaît comme un facteur de protection contre la pauvreté. Une étude récente[3], réalisée en France, a notamment montré l’effet favorable de ce mode de résidence sur l’employabilité des mères après la séparation. Parmi les mères séparées, la probabilité d’être en emploi est de 14% plus élevée pour celles qui ont une résidence alternée que pour celles qui ont la résidence principale. Cet effet est particulièrement marqué pour les mères les plus à risques de connaître la pauvreté : celles qui ne travaillaient pas avant la séparation (+ 50%) et celles qui se situent dans le plus bas quintile des revenus (+ 44%). Au-delà du seul accès à l’emploi, des recherches menées aux États-Unis[4] montrent que la résidence alternée donne aux mères l’accès à de meilleures progressions de carrière et à de plus hauts revenus. Une étude de France Stratégie[5] a également montré que le système socio-fiscal français (aides sociales, déductions d’impôts, etc.) entraîne mécaniquement une majoration du soutien financier de l’État en cas de résidence alternée (+ 70% en comparaison avec la répartition classique).
À ces mécanismes économiques s’ajoutent d’autres effets indirects de la résidence alternée. Tout d’abord, en protégeant le lien père-enfant[6], la résidence alternée augmente la probabilité que le père soit régulier dans le versement d’une éventuelle pension alimentaire[7] et pérennise ses autres investissements financiers en direction de l’enfant sur le long terme (études supérieures, aides à l’entrée dans la vie, etc.).
Ensuite, la remise en couple et la cohabitation conjugale, plus fréquentes chez les mères qui pratiquent la résidence alternée, peuvent consolider leur situation économique.
Par ailleurs, en favorisant la santé psychologique et physique des enfants et des parents, la résidence alternée apparaît comme un facteur de protection contre des vulnérabilités susceptibles d’augmenter le risque de pauvreté (abandon de la scolarité, burn-out parental, arrêts de travail, troubles psychologiques, addictions, etc.).
Enfin, le meilleur bien-être des enfants en résidence alternée favorise leur socialisation, leur scolarité et leur accès à l’emploi à l’âge adulte.
Étant donné que ce sont les mères qui, traditionnellement, ont la résidence habituelle des enfants après séparation, elles sont les premières à voir leur trajectoire sociale réorientée par la résidence alternée. Des organisations féministes et des associations de mère ont identifié cette opportunité pour l’engagement professionnel des mères et leur épanouissement personnel, et militent désormais pour la promotion de ce mode d’organisation de l’après séparation[8].
Malgré les avantages psycho-sociaux et économiques de la résidence alternée, celle-ci reste minoritaire en France : elle concerne seulement 16% des décisions des magistrats en matière de résidence des enfants[9] et 12% des enfants de parents séparés[10]. Seuls 25% des parents qui aspirent à une résidence alternée en font effectivement la demande[11]. Ces parents – plus particulièrement les pères – expliquent ce renoncement surtout par des contraintes professionnelles ou matérielles (horaires de travail incompatibles avec la prise en charge de l’enfant en semaine, logement inadapté, etc.). De leur côté, les juges aux affaires familiales tendent à ne fixer la résidence en alternance que si les deux parents en font la demande et si la communication entre les parents est de bonne qualité, ce qui en limite la fréquence[12].
La France pourrait s’inspirer d’autres pays qui ont mené des politiques en faveur de la résidence alternée, augmentant ainsi de manière significative le recours à ce mode de résidence, jusqu’à concerner un tiers voir la moitié des enfants de parents séparés (la Belgique, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la Catalogne, certains états des États-Unis, etc.)[13]. Cette incitation implique au premier chef les juridictions des affaires familiales : il s’agit généralement d’instaurer la résidence alternée comme solution par défaut, notamment en cas de désaccord des parents[14]. Interrogés sur la question, les Français se disent majoritairement favorables à une telle réforme[15]. Mais la promotion de la résidence alternée relève d’une politique globale, qui concerne des domaines aussi variés que les prestations sociales, la fiscalité, l’organisation du travail ou le logement.
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[1] En 2022, par exemple, l’allocation de soutien familial (ASF) versée au parent qui élève seul un ou plusieurs enfants a été revalorisée de 50%.
[2] Linda Nielsen, « Joint Versus Sole Physical Custody: Children’s Outcomes Independent of Parent-Child Relationships, Income, and Conflict in 60 Studies », Journal of Divorce & Remarriage, 2018, vol. 59, n° 4, p. 247-281 ; Anja Steinbach, « Children’s and Parents’ Well-Being in Joint Physical Custody: A Literature Review », Family Process, 2019, vol. 58, n° 2, p. 353-369.
[3] Carole Bonnet, Bertrand Garbinti, Anne Solaz, « Does Part-Time Mothering Help Get a Job? The Role of Shared Custody in Women’s Employment », European Journal of Population, 2022, n° 38, p. 885-913.
[4] Emma Johnson, Single Mom Income and Time-Sharing Survey : Gender equality and time-sharing for separated and divorced parents, New York, Wealthy Single Momy, 2021.
[5] Mahdi Ben Jelloul, Pierre-Yves Cusset, « Comment partager les charges liées aux enfants après une séparation ? », La Note d’analyse, France Stratégie, n° 31, 2015.
[6] Arnaud Régnier-Loilier, « Séparation conjugale et rupture du lien père-enfants : des causes multiples » in Agnès Martial (dir.), Des Pères « en solitaires » ? Ruptures conjugales et paternité contemporaine, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2016, p. 29-47.
[7] Une pension alimentaire est fixée par le juge dans 28 % des décisions de résidence alternée (Émilie Biland, Sybille Gollac (dir.), Justice et inégalités au prisme des sciences sociales. Rapport de recherche, Paris, Mission de Recherche Droit et Justice, 2020).
[8] Hanna David, « Shared Parenting in the Modern Family from a Feminist View », Journal of Interdisciplinary Sciences, 2019, vol. 3, n° 2, p. 36-54 ; Stéphanie Hain et al., « Des femmes en faveur de la garde alternée », Libération, 13 janvier 2014.
[9] É. Biland, S. Gollac (dir.), Justice et inégalités au prisme des sciences sociales, op. cit.
[10] Kilian Bloch, « En 2020, 12 % des enfants dont les parents sont séparés vivent en résidence alternée », Insee Première, n° 1841, 2021.
[11] Zakia Belmokhtar, Laurette Cretin, « Le regard des divorcés sur la résidence de leurs enfants », Infostat Justice, 2015, n° 139.
[12] É. Biland, S. Gollac (dir.), Justice et inégalités au prisme des sciences sociales, op. cit.
[13] José Manuel De Torres Perea, Edward Kruk, Margarita Ortiz-Tallo (dir.), The Routledge International Handbook of Shared Parenting and Best Interest of the Child, New York, Routledge, 2021.
[14] Edward Kruk, The Equal Parent Presumption: Social Justice in the Legal Determination of Parenting after Divorce, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2013.
[15] Institut Français d’Opinion Publique, Ce que veulent les Français, 2017, p. 15-17.