Controverses décoloniales: et si on revenait à une approche scientifique? edit

26 février 2021

Les controverses se multiplient sur les études décoloniales et dans les colonnes de Telos, Pierre-André Taguieff et Alain Policar y ont apporté, avec talent, leur écot. Je voudrais dans ce papier esquisser une approche différente de la question. En effet, jusqu’à présent, la plupart des échanges sur ces sujets se situent sur un terrain parfois idéologique, et le plus souvent en tout cas cantonné au plan des concepts, des principes et d’idées très générales. Des débats de cette nature ont bien sûr leur légitimité et c’est pourquoi Telos s’en est fait l’écho. Cependant, même si, au nom des valeurs auxquelles on adhère, celles des démocraties libérales et de l’universalisme par exemple, on est conduit en tant qu’individu et citoyen à choisir son camp, il faut, en tant qu’universitaire et chercheur, se départir autant que possible de cet engagement.

L’arme des valeurs, de toutes façons, ne suffit pas, car ceux qu’on attaque en leur nom peuvent assez facilement retourner le stigmate en se prévalant de ces mêmes valeurs qu’ils sont accusés de répudier. Ils se posent ainsi facilement en victimes d’une campagne aux « relents de maccarthysme » comme l’écrit un article de Mediapart[1], ou d’une « police des idées » comme le dénonce Jean-Luc Mélenchon, en réaction à l’annonce de Frédérique Vidal du lancement d’une enquête du CNRS sur « l’islamo-gauchisme ». Dans la présentation de la notion de décolonialisme du tout récent Observatoire du décolonialisme créé par Pierre-André Taguieff et certains de ses collègues, il est écrit, à propos de « l’intersectionnalité » qu’elle « consiste à regrouper les forces de bonne volonté pour lutter contre l’hégémonie blanche qui prévaut dans la civilisation occidentale. C’est en quelque sorte le bras armé d’une guerre sainte menée contre l’Occident. »

Ce genre d’approche donne des armes aux promoteurs du décolonialisme car si on se situe dans le cadre d’une « guerre sainte », on peut facilement penser ou prétendre que les guerriers idéologiques se trouvent de chaque côté du champ de bataille. Et dans une guerre de cette nature, celui qui finalement aura raison sera celui qui gagnera la bataille idéologique, mais l’issue d’une telle bataille est incertaine. On ne situe plus sur le plan de la rationalité, de la recherche de la vérité, et c’est un piège, car les « décoloniaux » ont tout intérêt à entraîner leurs adversaires sur ce terrain, le seul sur lequel ils peuvent se battre et espérer l’emporter.

Une autre approche, beaucoup plus efficace à mon sens, est celle qui remet simplement le débat scientifique sur ses pieds. Il est inutile et même contreproductif de jeter des anathèmes sur le décolonialisme. On a évidemment de gros doutes sur la valeur scientifique de ses énoncés, mais il ne suffit pas de le dire, il faut essayer de le démontrer. Ce n’est bien sûr pas forcément une tâche facile quand ces énoncés ont un caractère « infalsifiable » et que leur généralité est si grande qu’elle rend impossible leur confrontation à des tests empiriques. Mais si c’est le cas, en bon épistémologue poppérien, on est fondé à dire qu’ils sortent alors simplement du champ scientifique et ne peuvent avoir aucune prétention de vérité même relative.

Néanmoins, la tâche n’est peut-être pas impossible. Elle suppose d’abandonner toute prévention idéologique et d’essayer de prendre au sérieux les énoncés du décolonialisme. Prenons l’exemple du « racisme systémique ». Cette notion suppose qu’à côté du racisme individuel, existe un racisme beaucoup plus pernicieux, de nature institutionnelle, qui se déploie indépendamment des dispositions individuelles. Samuel Kronen, un chercheur indépendant, consacre à l’analyse de cette notion un article bien documenté, dans la revue en ligne Quillette, en analysant notamment un exemple de « racisme institutionnel » : la politique du logement aux États-Unis des années 1930 aux années 1960[2]. À cette époque, l'Administration fédérale du logement (FHA) avait adopté un système de cartes permettant de classer les quartiers en fonction de leur valeur potentielle et de la présence de résidents noirs en leur sein. Les résidents des zones marquées en rouge (représentant les marchés immobiliers "dangereux ») se voyaient refuser les prêts hypothécaires garantis par la FHA. Ce type de dispositif semble bien illustrer l’idée d’un « système raciste autonome » apparemment indépendant des attitudes individuelles.

Pourtant, comme le remarque justement Samuel Kronen, ces dispositifs n’auraient pu exister sans l’existence de préjugés racistes dans la population blanche et parmi les différents acteurs de cette politique du logement, les banquiers, les vendeurs, les administrateurs fédéraux des logements et les citoyens ; préjugés racistes «qui, à l'époque, étaient si répandus qu'ils en devenaient banals. Sans ces perceptions, il est peu probable que les lois et les pratiques institutionnelles décrites par M. Coates auraient pu exister. À l'inverse, il est probable que la ségrégation raciale se serait produite sans le rôle du gouvernement fédéral si les attitudes et les normes anti-noires prédominantes avaient perduré.»

Ces arguments, bien que convaincants, ne suffisent certes pas à démontrer que le « racisme systémique » ne peut exister sans la présence du racisme individuel chez les acteurs impliqués. Des vérifications empiriques plus consistantes, sur la base si possible de comparaisons contrefactuelles entre différentes zones du territoire, seraient idéalement nécessaires. Mais ils montrent la voie à suivre.

La pensée décoloniale pourrait être examinée sous un autre aspect lié plus explicitement à l’idée qui la fonde, à savoir que le racisme serait à la base des sociétés capitalistes dont beaucoup sont d’anciennes sociétés coloniales et que cette caractéristique structurelle contribuerait à perpétuer leur domination sur le monde et d’autre part à perpétuer le racisme en leur sein à l’encontre des représentants des anciens peuples colonisés. En tant qu’ancienne puissance coloniale, la France pourrait être un exemple typique de ces phénomènes. Ces idées sont à l’évidence très générales et difficiles à évaluer empiriquement. Les tenants du décolonialisme ne s’y risquent pas d’ailleurs.

Néanmoins, les travaux des historiens sur la colonisation et ses suites pourraient être revisités à cette fin ou prolongés si c’était nécessaire. Il serait absurde de nier que la colonisation n’a laissé aucune trace sur les rapports qu’entretiennent les anciens pays colonisateurs avec les anciens pays colonisés. Le récent rapport de Benjamin Stora sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie » et les réactions qu’il a suscitées le montrent bien. Il est beaucoup plus difficile de mesurer l’impact qu’a aujourd’hui encore ce passé colonial sur les relations internes en France même entre les Français et les immigrés ou les descendants d’immigrés.

Il ne semble pas en tout cas que cela se traduise par un racisme ou une xénophobie endémique et d’un niveau élevé. Quelques enquêtes permettent en en effet de le mesurer. Par exemple, la European Values Study pose une question sur les types de personnes que les répondants ne voudraient pas avoir comme voisins. Dans cette liste, parmi d’autres, sont proposées les intitulés suivants : personnes d’une autre race, travailleurs étrangers ou immigrés, musulmans, juifs, gitans. Les réponses à ces cinq questions sont très corrélées (Alpha de Cronbach 0,766). On peut supposer que ceux qui citent un grand nombre de personnes de ce type comme voisins indésirables ont une bonne probabilité d’avoir des préjugés racistes ou xénophobes. Or d’anciennes puissances coloniales comme la France ou la Grande-Bretagne ont en 2017 des scores bas sur cet indice : seuls 2% des Français et 1% des Britanniques citent quatre ou cinq de ces catégories de personnes comme des voisins qu’ils ne voudraient pas avoir (respectivement 71% et 63% d’entre eux n’en citent aucune). À l’inverse, c’est le cas d’une proportion importante d’habitants d’autres pays européens qui n’ont jamais eu de passé colonial : 26% des Slovaques, 23% des Tchèques, 21% des Hongrois, 18% des Roumains et des Slovènes citent quatre ou cinq de ces catégories.

Si l’on se cantonne à l’hostilité ou la défiance manifestée à l’égard des musulmans, pour avoir une mesure de ce que certains penseurs ou mouvements d’extrême-gauche appellent « l’islamophobie », les écarts entre anciens pays colonisateurs et certains autres pays européens de l’est sans passé colonial, sont équivalents : 8,5% de Français et 5% des Britanniques citent les musulmans mais 56% des Slovaques, 55% des Tchèques, 34% des Roumains et 29% des Slovènes. Ces résultats sont d’autant plus remarquables que la Grande-Bretagne et surtout la France, ont été victimes ces dernières années d’attentats terroristes fomentés au nom de l’islam. Si un racisme endémique sévissait dans ces pays, ces attentats auraient dû déclencher une hostilité profonde à l’égard des musulmans, et probablement des actes de représailles. Il n’en a rien été. Ajoutons que depuis le début des années 1990, la défiance ou l’hostilité à l’égard des musulmans a décru : à cette époque 17% des Français comme des Britanniques les citaient comme voisins indésirables, deux fois à trois fois plus qu’aujourd’hui.

Certains contradicteurs avanceront sans doute que ces opinions sont le fruit d’un biais de conformité, à quoi on pourra répondre que, oui peut-être, mais que ce respect de ce qui est ressenti comme une norme sociale ne peut manquer d’avoir un effet social plus large. Dans beaucoup d’autres domaines de la vie sociale on enregistre un décalage entre les opinions et les actes, mais l’évolution des opinions finit toujours par avoir des conséquences sur la façon de se comporter, même si cette évolution est plus lente. C’est le cas par exemple sur le partage des tâches entre les hommes et les femmes.

Il n’en reste pas moins que d’autres investigations doivent être menées sur les pratiques sociales elles-mêmes et, contrairement à ce qu’affirme l’article de Mediapart déjà cité, les recherches sur les discriminations existent bien en France et ont déjà donné lieu à de nombreuses publications (par exemple les travaux de Roxane Zilberman, Mirna Safi, Marie-Anne Valfort, les travaux issus de l’exploitation de l’enquête TeO de l’INED, etc…).

Les quelques résultats présentés ici ne suffisent certainement pas, évidemment, à clore le débat. Je ne les ai avancés qu’à titre d’illustration très préliminaire de ce qu’il est possible de faire, avec la conviction que c’est la confrontation rigoureuse aux faits qui doit prévaloir dans les controverses, y compris et peut-être surtout celles portant sur des sujets très idéologiques comme le décolonialisme, si l’on veut les qualifier de scientifiques et si l’on veut faire progresser la qualité du débat public.

 

[1] « En France, les recherches sur la question raciale restent marginales », par Lucie Delaporte, Mediapart, 12 février 2021.

[2] Samuel Kronen s’appuie sur un long article d’un leader noir, Ta-Nehisi Coates, dans le journal The Atlantic, « The Case for Reparations ».