Quelle crise politique? edit

9 mai 2023

La France est engluée dans un climat de crise que chacun entend analyser et expliquer. La situation actuelle est interprétée le plus souvent  comme une crise de la démocratie ou une crise de régime. Certains considèrent même qu’elle est d’une gravité extrême. Ainsi, Pierre Rosanvallon : « Nous sommes en train de traverser, depuis la fin du conflit algérien la crise démocratique la plus grave que la France ait connue. » Ce catastrophisme est fort exagéré. En mai 1968, alors que grèves et manifestations étaient autrement plus nombreuses, le président de la République, au plus fort de la crise, avait disparu pendant 24 heures. Depuis, nous avons connu d’autres moments forts, le plus récent étant celui des Gilets jaunes. Il faut néanmoins prendre cette situation au sérieux et tenter d’en démêler les principaux éléments.

Nous écartons l’hypothèse d’une crise de la démocratie, au moins au sens que nous donnons à ce terme. Celle-ci est menacée quand les libertés et l’État de droit le sont ou que la Constitution est violée ou lorsque le parti politique qui perd les élections refuse d’accepter le verdict des urnes, comme on l’a vu il n’y a pas longtemps de l’autre côté de l’Atlantique. Ce n’est pas le cas. Les élections partielles récentes se sont déroulées normalement et les partis d’opposition pensent déjà aux prochaines élections, les européennes et la présidentielle. Quoi qu’en disent certains, une révolution qui mettrait à bas le régime actuel ne paraît pas poindre à l’horizon. Certes, les Français sont majoritairement hostiles à la loi qui réforme le régime des retraites et le président Macron est impopulaire. On lui reproche un exercice vertical du pouvoir. Mais les deux présidents précédents ont été également impopulaires et l’accusation d’hyperprésidence avait déjà lancée jadis contre Nicolas Sarkozy. Il nous faut donc admettre que la crise de confiance à l’égard de la présidence de la République est un phénomène ancien qui doit être étudié comme tel.

S’agit-il alors d’une crise du régime de la Ve République ? Certes, les critiques à l’égard du fonctionnement des institutions sont nombreuses, et notamment celle qui vise l’utilisation par le gouvernement des moyens du parlementarisme rationalisé. Cependant les institutions fonctionnent dans l’ensemble. Le gouvernement ayant engagé sa responsabilité sur le projet de réforme des retraites n’a pas été renversé et le Conseil constitutionnel n’a pas censuré la loi ainsi adoptée, ni autorisé un référendum d’initiative partagée sur la réforme des retraites qui, s’il avait eu lieu et si les adversaires du projet l’avaient emporté, aurait gravement menacé le parlementarisme rationalisé.

Pour comprendre la situation actuelle il faut cesser de se focaliser uniquement sur ses aspects conjoncturels, l’impopularité d’Emmanuel Macron et la réforme des retraites, et mener une réflexion ayant une profondeur historique. Il faut en particulier évaluer les effets sur le fonctionnement de notre système politique de la transformation profonde du système de partis depuis le quinquennat de François Hollande et comprendre comment cette transformation a fait ressurgir des questions ouvertes depuis les origines de la Ve République. De ce point de vue, le livre intitulé Aron et de Gaulle, édité l’an dernier chez Calmann Lévy par Jean-Claude Casanova, qui contient un choix de textes de Raymond Aron sur le général de Gaulle, notamment ceux des années 1950 et 1960, est précieux dans la mesure où les analyses d’Aron nous aident à comprendre l’origine des problèmes qui réapparaissent aujourd’hui.

L’effondrement du système partisan

La Ve République souffre, depuis la révision constitutionnelle de 1962, d’une contradiction centrale. Son texte qui donne au président de la République des pouvoirs importants établit néanmoins un régime parlementaire puisque « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation » et que « le Premier ministre dirige l’action du gouvernement ». De Gaulle a ignoré ce texte, étant hostile au régime parlementaire malgré le compromis de 1958, et a fait du président le véritable chef du pouvoir exécutif, un chef qui se voulait « au-dessus des partis ». La révision de 1962, qui a instauré l’élection du président de la République au suffrage universel, ainsi que la propre pratique du régime par son fondateur ont rompu l’équilibre du texte constitutionnel en faisant du Premier ministre l’adjoint du président. Cette révision a eu également des effets non voulus par de Gaulle lors de la première élection présidentielle au suffrage universel, en 1965, faisant de lui une fois réélu, non plus d’abord un guide du peuple au-dessus des partis mais le chef d’une majorité qui, pour exercer pleinement son pouvoir, devait pouvoir disposer d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. De Gaulle n’a jamais admis cette transformation du statut présidentiel. Il a voulu, après les événements de 1968 où son pouvoir avait été gravement mis en cause et malgré le triomphe législatif de ses partisans, rétablir sa pleine et personnelle autorité et légitimité en organisant un référendum plébiscitaire l’année suivante. Le non l’a emporté et il a quitté le pouvoir, laissant ouvertes les interrogations initiales sur la nature du régime. Qu’allait devenir la Ve République ? Allait-elle perdurer ?

Le départ du général de Gaulle et l’impossibilité pour son successeur, Georges Pompidou, de revêtir l’habit de l’homme providentiel n’impliquaient pas pour autant que l’élection présidentielle cesse d’organiser la vie politique ni que le président cesse d’être le chef du pouvoir exécutif. Il fallait donc trouver un compromis entre d’une part un regain d’influence des partis dans la vie politique, ainsi que la reconnaissance assumée que le président ne pouvait gouverner qu’avec une large majorité parlementaire, et d’autre part le maintien d’un pouvoir présidentiel dont les adversaires de la Constitution n’étaient pas en mesure d’imposer une réduction drastique que les Français ne semblaient pas souhaiter. Il fallait donc que les partis politiques s’emparent eux-mêmes de l’élection présidentielle. C’est ce qu’avait compris le successeur du général et c’est ce que comprit aussi François Mitterrand qui se trouva, grâce à un concours de circonstances particulier et peu prévisible, représenter la gauche unie à l’élection de 1965 et mit le général de Gaulle en ballotage, ce qui  lui permit plus tard de s’imposer comme le nouveau leader d’un Parti socialiste refondé.

L’élection présidentielle de 1974 puis celle de 1981 installèrent pour longtemps une bipolarisation des forces politiques structurée par le clivage gauche/droite. Cette bipolarisation fut rendue possible à gauche par la domination du PS sur le PCF à partir des législatives de 1978 puis, à droite, après le septennat giscardien, par la domination du parti gaulliste sur la droite de gouvernement. Les deux grands partis de gouvernement alternèrent ainsi au pouvoir jusqu’en 2017. Les trois cohabitations n’ont pas déstructuré le système car elles produisaient une sorte d’alternance entre le présidentialisme et le parlementarisme. La bipolarisation permettait néanmoins aux présidents de disposer le plus souvent  aux élections législatives d’une base politique large qui confortait leur pouvoir. De leur côté, les partis de gouvernement acceptaient, plus volontiers d’ailleurs à droite qu’à gauche, la primauté présidentielle car ils participaient à la désignation du candidat à l’élection présidentielle et que c’est une victoire présidentielle qui les amenait au pouvoir.

La période 2015-2017 a été marquée par la destruction de ce fonctionnement du système politique, et ce pour deux raisons. Les deux partis de gouvernement ont connu de graves divisions qui ont entraîné une perte de leur crédibilité gouvernementale puis leur défaite. En même temps, du fait des progrès électoraux du Front national à partir de 2002 puis, à partir de 2012, de la création du Parti de gauche et de sa transformation en La France insoumise en 2016, la bipolarisation est entrée en crise car la domination des partis de gouvernement dans leurs camps respectifs s’est nettement affaiblie avant de disparaître. À la veille de l’élection présidentielle de 2017, le jet d’éponge de François Hollande, provoqué par les graves divisions du Parti socialiste, et le surgissement concomitant d’Emmanuel Macron d’un côté puis la mise en examen du candidat présidentiel de LR, François Fillon, de l’autre ont provoqué au premier tour de cette élection l’effondrement du candidat du parti socialiste, nettement surpassé par Jean-Luc Mélenchon, et la défaite du candidat de LR, surpassé par la candidate du FN, Marine Le Pen, qui se qualifia pour le second tour de scrutin. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a ainsi mis fin à la fois à la domination des partis de gouvernement et à la bipolarisation gauche/droite et provoqué l’apparition d’un nouveau système partisan qui, après la réélection de Macron en 2022, est devenu tripolaire, structuré par l’existence d’un centre et deux extrêmes.

Un système tripolaire

La substitution d’un système tripolaire à un système bipolaire s’est traduite aux élections législatives de 2022 par une situation nouvelle, l’absence de majorité absolue pour le président réélu. Quant aux républicains, écrasés à la présidentielle mais disposant d’une soixantaine de députés à l’Assemblée, leurs graves divisions les ont plongés dans une grande confusion. La domination des partis extrêmes sur la gauche et la droite s’est traduite par une radicalisation de ces deux pôles du fait de l’effondrement des partis de gouvernement qui, jusque-là, pouvaient opposer aux tentations extrémistes dans leur camp leur expérience du pouvoir et leur vocation à l’exercer. Ces partis eux-mêmes sont désormais soumis à la force d’attraction des extrêmes du fait des contraintes électorales produites par le mode de scrutin majoritaire à deux tours. Le PS, sans perspectives de revenir au pouvoir, a été entraîné ainsi à former une alliance avec le parti dominant de Mélenchon tandis que LR, écartelé entre le centre et l’extrême-droite, est immobilisé et sans stratégie, refusant la main tendue de Macron pour former une alliance majoritaire à l’Assemblée.

Cette situation nouvelle où le président, bien que largement réélu, ne dispose pas d’une majorité absolue et n’est même pas en état d’en construire une au Parlement fait resurgir les problèmes et les questions posés dès l’origine sur la nature de nos institutions. Elle met à mal l’étrange amalgame entre le système parlementaire rationalisé de 1958 et le rajout présidentiel de 1962. La Constitution dite semi-présidentielle est ainsi en difficulté. L’affaissement des deux grands partis de gouvernement de la période antérieure a cassé le système qui créait une homogénéité politique entre les élections présidentielles et législatives. Or, comme on l’avait vu lors des périodes de cohabitation, un président sans majorité législative est gravement démuni. Mais dans ces conjonctures politiques particulières il existait néanmoins des majorités parlementaires, certes opposées au président.

Cette absence d’une majorité absolue à l’Assemblée est d’autant plus pénalisante pour le pouvoir qu’Emmanuel Macron, au départ peu favorable au parlementarisme et aux partis politiques, a voulu revenir à la conception gaullienne de la présidence de la République, c’est-à-dire exercer le pouvoir dans sa quasi-intégralité. Cette attitude a réveillé la critique ancienne de l’hyperprésidence,  mais cette fois dans un climat de faiblesse du président dû à l’absence de majorité parlementaire. Nous sommes ici au cœur de la crise politique actuelle. Alors que cette absence de majorité absolue du président exige la formation d’une majorité parlementaire élargie, la tripolarité du système partisan et sa configuration particulière caractérisée par la guerre de tous contre tous ne le permettent pas.

La raison principale de cet état du système est l’absence en France, depuis l’instauration de la République, d’une véritable culture parlementaire de la classe politique, c’est-à-dire fondée sur l’acceptation et l’art du compromis entre des partis dont les cultures et les projets sont différents. Ce trait particulier nous distingue fondamentalement du fonctionnement du système politique allemand depuis la défaite du nazisme. Ni Macron, ni les partis d’opposition ne partagent une telle culture, ceux-ci espérant toujours que le retour souhaité du clivage gauche-droite les dispense de l’adopter aujourd’hui tandis que celui-là estime au contraire que c’est l’affaiblissement de ce clivage qui l’en dispense. Notre culture politique est ainsi une culture de l’affrontement, ponctuée par l’appel au sauveur dans les moments de crise grave du pays. Aujourd’hui, cette culture de l’affrontement est théorisée par les partis extrêmes comme un affrontement entre le peuple et un pouvoir considéré comme monarchique, ce qui n’offre pas de solution valable dans notre régime politique qui est parlementaire. Sans partis ayant comme vocation principale d’exercer le pouvoir, le régime représentatif rencontre de graves difficultés pour fonctionner. Notre constitution est attaquée et fragilisée, d’une manière d’ailleurs confuse puisque les deux lectures concurrentes de ces institutions, présidentielle ou parlementaire rationalisée, sont rejetées simultanément, ne laissant alors comme perspective que le retour au système de souveraineté parlementaire qui, sous la IIIe et la IVe République, a conduit le régime à sa perte ou l’installation d’un pouvoir autoritaire. Le vrai danger dans la situation actuelle est que les Français, ayant perdu les repères que leur fournissait un système partisan fonctionnel, ne finissent par refuser toute solution raisonnable et productive pour s’ancrer durablement dans une posture d’opposition, parfois violente, à toutes les institutions, ce qui empêchera le pays d’être gouverné. Sans culture du compromis, le blocage politique actuel peut ainsi produire des effets plus graves qu’on le pense généralement et que les partis d’opposition auront du mal à anticiper, l’anti-macronisme leur servant aujourd’hui à lui seul de boussole. Dans son récent éditorial du Monde, Françoise Fressoz se désolait avec raison du fait que « le camp républicain se trouve enfermé dans le piège mortifère de la division et du blocage ». Mais qu’est aujourd’hui le camp républicain ? La haine de Macron entretenue par la gauche mais aussi par le RN, les appels à sa démission voire pire, sont aujourd’hui le principal obstacle à la reconstitution de ce camp et à la production d’une analyse rationnelle et partagée de la  situation politique actuelle.