Les nouveaux hérauts du peuple edit

14 avril 2023

À la faveur de la réforme des retraites, qui a fait ressortir la crise de confiance profonde de l’opinion à l’égard du pouvoir, de nouveaux hérauts se sont avancés pour appeler à modifier profondément le fonctionnement de notre régime politique en donnant la parole au peuple. Thierry Pech notamment, dans un récent entretien croisé avec Dominique Schnapper dans le Monde, a mis gravement en cause le régime représentatif. Partant de l’idée selon laquelle les « citoyens n’abandonnent jamais la totalité de leurs compétences dans le vote », idée qui ne dit rien telle quelle puisqu’il ne définit pas ce qu’il nomme compétences, ni ce qu'elles sont, il entend montrer que la crise actuelle qui, selon lui, frappe notre démocratie, provient du fait que le régime représentatif ne permet plus de représenter correctement le peuple et donc de faire les lois qui lui conviennent. Le peuple doit donc intervenir désormais directement dans la fabrication de la loi. 

Il convoque à l’appui l’article 6 de la Déclaration de 1789 (« Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ») et il en déduit que ce « personnellement » signifie bien que chacun conserve, du seul fait qu’il est citoyen, une légitimité à participer directement à la délibération sur le bien commun, c’est-à-dire, semble-t-il, à la production de la loi. Si c’est bien de cela qu'il s’agit, cette conception est étrangère à notre Constitution. Déclarer que la loi est l’expression de la volonté générale veut dire simplement que c’est la loi qui l’exprime. La démocratie représentative ne présuppose pas l’existence d’une telle « volonté générale », elle, à savoir la loi positive, est produite par les représentants à partir de l’agrégation des préférences individuelles opérée par la loi électorale et après délibération et à la majorité de l’organe représentatif – sous le contrôle éventuel du Conseil Constitutionnel. Notre Constitution déclare ainsi que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Il faut donc entendre ici par « personnellement » le vote à un référendum. Notre Constitution ne fait que reprendre la Déclaration des droits de 1789 – le fondement de la culture politique et juridique de la République française – dans son article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » Ce qui signifie qu’une section du peuple, par exemple un groupe de personnes choisies pour participer à une convention citoyenne, peut être consultée et faire des propositions mais non pas participer directement à la fabrication de la loi. 200 000 gilets jaunes ne sont pas le peuple, pas plus que les deux ou trois millions de Français qui ont manifesté contre la réforme des retraites. Ils n’ont aucun droit d’exercer la souveraineté en dehors des formes de participation prévues par notre Constitution.

Or nos nouveaux hérauts du peuple prétendent que des sections du corps politique seraient le « peuple » lui-même et auraient donc le droit d’exercer la souveraineté nationale alors que le peuple français n’existe comme entité politique reconnue par la constitution que comme l’ensemble des citoyens élisant leur représentants ou votant à un référendum. Lorsque Thierry Pech estime que « le peuple ne se réduit pas au peuple des juristes, c’est-à-dire un sujet politique dont la « volonté générale » est déduite des majorités électorales, fussent-elles étroites, c’est en même temps une pluralité sociale », non seulement il délégitime partiellement la fonction de représentant mais encore il ne comprend pas bien le mécanisme de la représentation. En effet, dans le but de relativiser la légitimité des représentants, il déclare : « Passé le temps de l’élection, on redécouvre d’ailleurs rapidement la complexité et les divisions que le suffrage avait semblé gommer ». Or les élections n’ont rien gommé du tout. Le mot représentation, tel que l’on utilise dans la doctrine du gouvernement représentatif, est une invention française qui apparaît dans la traduction du De Cive de Thomas Hobbes et que celui-ci reprend dans son Léviathan de 1651. Ici le représentant est la personne ou l’assemblée autorisés par les citoyens, égaux dans leur droits politiques, autorisation qui fonde l’autorité du représentant. Avec le constitutionnalisme de la fin du 18e siècle, en France et aux Etats-Unis, l’autorisation prend la forme des élections libres, compétitives et répétées.  

Il n’y a aucune fiction dans le mécanisme de la représentation politique qui se fonde sur la réalité des élections. La fiction est dans l’idée de la volonté populaire supposée préexistante aux élections. Ce qui existe avant ces élections ce sont effectivement les volontés de la multiplicité des citoyens que l’algorithme électoral agrège en donnant lieu à une assemblée qui doit délibérer et décider pour le peuple. Cette multiplicité des volontés, qui persiste après les élections, ne délégitime en rien le mécanisme de la représentation. Quel autre mécanisme permettrait de mieux transformer cette multiplicité en votes hormis le référendum ? Pech estime critiquable « l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de légitimité en dehors des procédures électorales ». « La légitimité du suffrage et de la représentation n’est pas en cause, explique-t-il, mais ces procédures n’épuisent pas la démocratie. Le peuple continue – et c’est heureux – à s’exprimer dans les intervalles du suffrage à faire entendre ses critiques, ses indignations, ses préférences. » Il faudrait alors qu’il nous explique ce qu’il entend ici par « légitimité » et « démocratie » et quel est le statut politique et institutionnel de ces critiques, indignations et préférences du peuple. Que des critiques s’expriment est évidemment légitime, mais quel est le statut de cette légitimité par rapport à la légitimité particulière des représentants ? La « co-législation du peuple (qui, en l’occurrence ?) et des représentants », qu’il semble réclamer, exigerait une modification fondamentale du régime représentatif ou son entière déstructuration.

Thierry Pech entend transmettre la voix des citoyens : « Ils constatent, dit-il, que la représentation ne reflète pas la diversité sociale du pays et pas tellement mieux sa diversité idéologique, le scrutin majoritaire diminuant la représentation de certaines sensibilités. A quoi s’ajoute le déclin de la vieille idée que l’élu aurait l’avantage d’une compétence supérieure. » On peut préférer le scrutin proportionnel au scrutin majoritaire à deux tours actuel, mais, même ainsi, il est faux de dire que notre représentation actuelle ne reflète pas la diversité idéologique du pays. L’Assemblée nationale actuelle comprend dix groupes politiques qui s’étalent de l’extrême-gauche à l’extrême-droite dans l’hémicycle. Thierry Pech aime caresser l’idée selon laquelle les représentants, au fil de leur mandat, peuvent cesser de représenter le peuple. Or, comme le montre un récent sondage de l’IFOP publié par le Figaro, si la représentation actuelle, au niveau des intentions de vote présidentiel, s’est modifiée depuis l’an dernier, comme c’est habituel, elle n’a pas été pour autant bouleversée. Ce sondage montre d’abord que si l’on rejouait aujourd’hui le vote de 2022, Macron, malgré l’extraordinaire avalanche de critiques et de haine dont il a été l’objet, ne perdrait que 2,8 points, à 25%. Seule Marine le Pen le surpasserait avec 31% en hausse de 7,5 points. Quant à Mélenchon, le chantre de la démocratie directe et dont le parti appelle à la démission du président, il perdrait lui 4,5 points arrivant en troisième position avec 17%. Si aujourd’hui le « peuple » est hostile à Macron, ce peuple est fort divers et il est représenté d’une manière acceptable dans sa diversité idéologique

Thierry Pech, pointant le « déclin de la vieille idée que l’élu aurait l’avantage d’une compétence supérieure », en déduit qu’un citoyen quelconque peut participer au processus législatif. Mais le rôle particulier de l’élu n’est pas dû à sa compétence supérieure mais au fait qu’il est responsable devant les électeurs. Pour Emmanuel Sieyès comme pour Hans Kelsen (1881-1973) le gouvernement représentatif parlementaire se fonde sur une division du travail à travers un mécanisme de délégation qui autorise certains citoyens à prendre des décisions au nom des membres du corps politique, obtenant un free mandate des électeurs. C’est la raison pour laquelle, ce type de régime interdit le mandat impératif. Schumpeter, qui nomme l’ensemble de ces mandataires des politiciens, adopte, dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie, une conception du rapport entre les électeurs et leurs mandants diamétralement opposée à celle défendue par Thierry Pech : « les électeurs situés à l’extérieur du Parlement doivent respecter la division du travail entre eux-mêmes et les politiciens qu’ils élisent. Ils ne doivent pas leur retirer trop facilement leur confiance dans l’intervalle des élections et ils doivent comprendre que, une fois qu’ils ont élu un individu, l’action politique devient son affaire et non pas la leur. En d’autres termes, les électeurs doivent se garder de tracer sa ligne de conduite au représentant. »

Certes, les représentants peuvent se tromper mais le peuple aussi ! De toutes manières, ils décident sur la base des normes constitutionnelles et sous le contrôle de constitutionnalité prévu par la Constitution. Quant aux citoyens, ils pourront toujours changer de gouvernement aux élections suivantes, ce qui n’est pas le cas dans les régimes non représentatifs, tandis que l’Assemblée pourra à tout moment déposer une motion de censure dont le résultat pourra être la démission du gouvernement. Il n’y a pas d’autre solution dans un régime de démocratie représentative qui veut préserver à la fois les libertés et la capacité du gouvernement à gouverner. Pour ce qui concerne notamment la question des retraites, on comprend aisément que les citoyens ne réagissent pas positivement à la remise en cause et à la réduction de droits considérés comme acquis, mais, il n’en demeure pas moins qu’en 1947, la moyenne de l’âge de la retraite était de 65 ans avec une espérance de vie pour les hommes de 61 ans  alors que l’espérance de vie est aujourd’hui pour eux de 80 ans avec une retraite à 62 ans. Dans ces conditions, leurs réactions, certes compréhensibles, n’en traduisent pas moins aussi une forme de désintérêt pour le budget de la nation et pour les générations futures. Les gouvernements futurs, quels qu’ils soient, ne pourront pas adopter une telle attitude, sauf à renoncer à gouverner. Quant aux nouveaux hérauts du peuple, peut-être finiront-ils eux-mêmes par en convenir.