L’affaiblissement avéré du clivage gauche/droite - 2 - Les systèmes d’attitudes politiques des électeurs edit

22 février 2018

Le clivage gauche/droite est-il toujours très structurant du point de vue des attitudes et préférences politiques ? Pour répondre à cette question positivement il faudrait montrer que la plupart des principales dimensions d’attitudes se projettent sur l’axe gauche/droite, les sympathisants ou électeurs des partis de gauche d’un côté ceux des partis de droite de l’autre, ceux de la République en marche se situant d’un des deux côtés de cet axe. Nous avons retenu cinq étiquettes politiques : France insoumise, Parti socialiste, la République en marche, les Républicains et Front national, les deux premiers représentant la gauche, les deux derniers la droite (Tableau 1).

La seule dimension d’opinion testée qui est clairement structurée par le clivage gauche/droite est le thème de l’immigration. Sur cette dimension les électeurs de LREM se situent de manière très proche de ceux de FI et du Parti socialiste, et ils sont très éloignés de ceux de LR et du FN. C’est particulièrement net s’agissant des attitudes à l’égard de l’affirmation : « il y a trop d’immigrés en France ». Le même clivage apparaît à propos des attitudes à l’égard de la peine de mort. Cependant, la formation de l’électorat LREM restreint nettement la portée politique du clivage gauche/droite dans la mesure où sur une autre dimension qui traditionnellement opposait la gauche et la droite sur le plan idéologique, celle du libéralisme économique, cet électorat se situe cette fois sur la même position que l’électorat de LR, et plus près de celui du FN que de ceux du PS et, surtout, de FI.

L’électorat LREM brouille d’une autre manière le clivage gauche/droite en se situant sur d’autres dimensions au centre du spectre électoral, entre les électorats de FI et du PS d’une part et entre ceux de LR et du FN d’autre part. Il s’agit notamment des attitudes à l’égard des chômeurs et à l’égard du pouvoir politique. De même sur deux autres dimensions, celles du nombre des fonctionnaires et de la redistribution. En outre, certaines dimensions d’attitudes se projettent beaucoup moins aujourd’hui qu’hier sur l’axe gauche/droite, tels le libéralisme culturel et les variables religieuses. Certes, des différences fortes existent encore, par exemple sur la question de la gestation pour autrui, mais, de manière générale, les valeurs du libéralisme culturel sont aujourd’hui largement répandues dans l’ensemble de la population française. C’est le cas en particulier de l’attitude envers l’homosexualité. Quant à la religion, l’enquête électorale montre que le vote en faveur d’Emmanuel Macron n’est pratiquement pas corrélé avec les croyances et les pratiques des religieuses des électeurs.

La formation de l’électorat LREM n’est pas seul en cause dans l’affaiblissement du clivage gauche/droite. On constate en effet que sur de nombreuses dimensions de fortes différences existent aussi bien entre les électorats FI et PS qu’entre les électorats LR et FN et que souvent les électorats PS et FN se positionnent de manière intermédiaire entre ceux de LREM et ceux de FI ou du FN. C’est le cas de l’électorat socialiste sur le libéralisme économique et sur la question de la redistribution et de l’électorat de LR sur la redistribution, la peine de mort, la diminution du nombre des fonctionnaires et le libéralisme économique.

L’affaiblissement du clivage gauche/droite favorise-t-il la formation d’un clivage dominant alternatif ? L’hypothèse a été avancée de la formation d’un nouveau clivage qui opposerait les partisans de la société ouverte et ceux de la société fermée. Les données disponibles attestent la réalité de ce clivage. Elle est particulièrement nette pour ce qui concerne l’Europe et la construction européenne, opposant nettement les électorats de LREM, du PS et de LR à ceux de FI et surtout du FN. C’est sur cette dimension que l’unité de la gauche et de la droite se fracture le plus nettement.

Les différences entre les deux électorats du second tour de l’élection présidentielle de 2017 permettent de mesurer la réalité de ce nouveau clivage (Tableau 2). Ce sont bien, à cette occasion, les partisans de la société ouverte et ceux de la société fermée qui se sont affrontés.

Tableau 1 - Opinions selon l’intention de vote aux élections législatives de 2017 (%)
Source : Enquête électorale française, 2017 ; CEVIPOF/IPSOS, 1er juin 2017

Tableau 2 - Le clivage ouvert/fermé au second tour de l’élection présidentielle
Source : Enquête électorale française, 2017 ; CEVIPOF/IPSOS, 3 mai 2017

Au premier tour de cette élection, la position intermédiaire des électorats du PS et de LR montre clairement que sur les dimensions étudiées, le clivage gauche/droite est percuté par le nouveau clivage (Tableau 3).

Tableau 3 - Le clivage ouvert/fermé selon le vote au premier tour de l’élection présidentielle

Le tableau 4 montre la contribution essentielle de la formation de l’électorat macroniste à l’affaiblissement du clivage gauche/ droite. Il mesure le jugement porté sur le président de la République en décembre 2017 selon la sympathie partisane. Les sympathisants du PS et de LR se situent à égale distance de ceux de LREM et de ceux, respectivement, de FI et du FN. Dans ces conditions, la reconstitution d’une opposition gauche/droite qui restructurerait le champ des idéologies et des préférences politiques s’annonce peu vraisemblable au moins dans les configurations idéologiques passées de la droite et de la gauche.

Tableau 4 - Le jugement sur le président de la République selon la sympathie partisane Baromètre IPSOS/Le Point ; 11 décembre 2017

Jérôme Jaffré, dans une interview au Figaro (19 décembre), note que si le clivage gauche/droite est moins fort il n’a pas disparu. Il en donne notamment pour preuve que « les notions de gauche et de droite restent des références majeures, profondément ancrées dans l’inconscient collectif. Macron a à cœur de dire qu’il est ‘et de gauche et de droite’. Quelle reconnaissance de ces notions ! Les Français (y compris les sympathisants de LREM) jugent ses réformes en fonction de cette clef. Ils considèrent qu’elles sont soit de gauche (rarement), soit de droite (souvent), explique-t-il ».

Les données de l’enquête électorale du CEVIPOF/IPSOS montrent en effet que les électeurs se repèrent aisément dans l’espace gauche/droite et classent facilement sur l’axe gauche/droite les différentes politiques publiques menées par les gouvernements (Tableau 5). Ils classent ainsi à gauche l’autorisation éventuelle de la PMA et l’accueil de réfugiés, et à droite la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière, la diminution du nombre des fonctionnaires, la suppression des régimes spéciaux de retraite et la baisse de l’allocation logement. Il est vrai également que les sympathisants de LR et du FN estiment plus justes les politiques classées à droite tandis que les sympathisants de FI et du PS estiment plus justes les politiques classées à gauche. Mais ces données font également ressortir des éléments qui affaiblissent la portée des remarques précédents.

D’abord, les sympathisants de FI et du PS ne trouvent pas nécessairement justes les politiques qu’ils considèrent comme de gauche. Ils sont en effet une majorité à considérer comme justes la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière et la fin des régimes spéciaux de retraite et ils ne sont qu’une moitié à considérer comme juste l’accueil de nouveaux réfugiés. En revanche, les sympathisants de LR et du FN ne considèrent pas majoritairement justes la limitation des indemnités de licenciement et la baisse de l’allocation logement. En revanche, ils sont près d’une moitié à considérer comme juste la PMA. Ensuite, les sympathisants de LREM, selon les cas, sont proches tantôt des sympathisants de FI et du PS, tantôt de ceux de LR et du FN. Jérôme Jaffré estime que « le président a réussi à associer libéraux de droite et raisonnables de gauche. Il a réalisé, hors partis mais dans les urnes, ce qu’on appelait, dans l’entre-deux-guerres, la conjonction des centres », ce qui, selon lui, ne remet donc pas en cause la réalité de la gauche et de la droite.

Mais s’agit-il bien avec LREM d’une simple juxtaposition dans cet électorat d’une partie de la droite et d’une partie de la gauche ? Le tableau 1 nous montre le contraire puisque la très grande majorité des électeurs ayant l’intention de voter pour ce mouvement aux élections législatives étaient à la fois libéraux économiquement et culturellement. Il s’agit donc non pas d’une simple juxtaposition de deux sous-électorats mais d’un électorat de type nouveau qui précisément fusionne deux dimensions idéologiques qui jusque-là s’opposaient dans la structuration gauche/droite et qui ce faisant affaiblit nettement la portée de ce clivage.

Tableau 5 – Classement des politiques publiques en fonction des préférences politiques
Enquête électorale CEVIPOF/IPSOS décembre 2017

Ajoutons que cet affaiblissement du clivage gauche/droite au niveau idéologique trouve également sa traduction pour ce qui concerne les préférences en matière d’alliances partisanes. Ainsi, selon un sondage Kantar/Sofres du premier décembre sur l’image de la droite chez les sympathisants de LR/UDI, tandis que 45% d’entre eux contre 42% sont favorables à la constitution de listes communes avec LREM aux élections municipales, ils ne sont que 27% contre 65% à être favorables à des listes communes avec le FN.

Cet affaiblissement du clivage/gauche droite est enfin manifeste au niveau des politiques menées par les gouvernements comme nous le verrons dans le troisième volet de cette étude.