Dix ans après, les Nouvelles Routes de la soie sont-elles dans l’ornière? edit

19 mai 2023

Le récit chinois promeut méthodiquement la supériorité de son modèle politique et culturel. Cette assertion guide à la fois le choix des sujets par le Parti communiste chinois, et la structuration de la politique de communication vis-à-vis de l’extérieur. Les Nouvelles Routes de la soie en offrent un bon exemple.

Il s’agit comme on sait d’un projet d’infrastructures visant à relier économiquement la Chine à l’Europe en intégrant les espaces d’Asie centrale par un vaste réseau de corridors routiers et ferroviaires. Connu en anglais sous le nom de Belt and Road Initiative (qui a remplacé en 2017 l’expression One Road, One Belt), ce projet stratégique étendu à l’Afrique passe par différents types d’investissements : rachats, construction, prêts. Ces enjeux très concrets sont liés à des intérêts directs de la Chine (s’assurer l’accès à des ressources, se ménager des débouchés, faire travailler ses entreprises de BTP), mais le « projet du siècle » (Xi Jinping) se donne aussi comme une volonté pour le monde. C’est ici que les ambitions concrètes s’articulent à un récit destiné autant à convaincre les partenaires qu’à façonner et légitimer une nouvelle vision de la mondialisation, où la Chine serait au centre du jeu.

Les arguments portés par les Nouvelles Routes de la soie promeuvent un modèle de non-ingérence, où chacun des acteurs doit sortir gagnant du développement économique, y compris les pays les plus modestes ou les plus pauvres[1]. Cette vision se construit contre la référence coloniale, néocoloniale ou impérialiste associée à l’Occident ; mais aussi, plus subtilement, contre le néo-impérialisme russe, en Asie centrale.

La réalité est évidemment quelque peu différente. La situation actuelle de bien des pays intégrés dans les Nouvelles Routes de la soie apparaît comme la conséquence d’un modèle qui impose des sacrifices en interne et de nombreuses conditionnalités à l’externe. À titre d’exemple, selon les travaux de l’American Enterprise Institute, la part de la dette détenue par la Chine est pour Djibouti de 55%, la RDC, 42%, l’Angola, 34%, la Guinée, 32% et les Comores 31%[2].

Après le discours fondateur de 2013 articulé autour du « gagnant-gagnant », puis un verdissement dans les modalités des projets, les initiatives regroupées sous le label des Nouvelles Routes de la soie semblent en suspens depuis 2022. En même temps, la Chine propose d’autres formats de coopération et de programmes et autant d’acronymes : GDI, GSI, FOCAC, BRICS et Plateforme 16 +1[3]. Cette profusion d’initiatives vise toujours à développer des coopérations bilatérales ou des groupes, mais l’ambition stratégique va plus loin : in fine, la Chine entend sculpter un nouvel ordre international conforme à ses intérêts.

Toutefois, après le COVID, les tensions avec les États-Unis, la prudence de l’Union européenne et l’ambiguïté diplomatique face à la guerre en Ukraine, un constat en matière de communication s’impose. C’est d’abord l’échec ou les failles d’une politique de soft power et de diplomatie publique, apparu ces deux dernières années, avec pour résultat une image dégradée. Chez les partenaires européens notamment, on note une réticence nouvelle vis-à-vis d’une Chine dont l’image a changé dans les dix dernières années, entre le raidissement idéologique et l’expression d’une puissance désinhibée. En outre, les investissements n’ont pas tenu leurs promesses : on pense ici à la désillusion des Grecs après le rachat du port du Pirée, qui a profité… au port, mais guère à la Grèce.

À ces réticences nouvelles, Il faut ajouter la concurrence d’autres acteurs qui ont compris le poids et les symboles des programmes « labélisés » aux noms signifiants (au sens de Policy Branding). Il y a bien sûr le Partnership for Global Infrastructure and Investment, la réponse du G7 aux Nouvelles Routes de la soie. Et début 2023, l’Union européenne développe le « Global Gateway » qui comprend 70 projets surtout pour la connectivité et les infrastructures. Et son programme Trans Caspian International Transport Route (TITR) vient d’initier ses propres « routes de la soie » en mettant celles-ci dans la continuité des échanges entre Chine, Asie centrale et Union européenne[4]. Ces actions menées par l’UE peuvent permettre de développer un récit et des arguments forts sur ses valeurs en direction des États d’Asie centrale[5]. Une des conséquences possibles serait l’insertion (la dilution ?) du récit chinois dans un autre, plus global : la poursuite des échanges en temps de guerre et la réorientation accélérée des flux économiques et politiques.

Que peuvent faire et surtout dire le président chinois, son équipe et son appareil diplomatique en 2023 ? Le but du régime reste de convaincre à minima les Occidentaux quelque peu échaudés par le côté parfois « coercitif » de la coopération à la chinoise (Ursula von Der Leyen, le 15 mai : « We’ve seen attempts of economic coercion, for example China towards Lithuania »), mais aussi ses clients et autres partenaires de poursuivre les coopérations. Le « Sud global » reste globalement favorable aux activités et à l’orientation de la Chine, mais un travail de conviction reste partout nécessaire. Les solutions et les arguments qui s’offrent au régime chinois sont les suivants :

. apparaître comme une puissance d’équilibre et convaincre, encore et encore de cette réalité.

. argumenter autour de politiques globales de développement pacifique pour tous, ici au sens de l’humanité. C’est justement ce que recouvrent les initiatives et regroupements mentionnés plus haut, entre coopération des émergents et image de la Chine œuvrant pour le salut de l’humanité comme « fournisseur de la transition énergétique »)

. continuer à expliquer et à rassurer afin de lutter contre la défiance.

 

Pour autant, la variété des partenariats et donc des projections de l’image chinoise peuvent être en contradiction. L’Ukraine en offre un bon exemple : cette semaine, la visite de Li Hui en Ukraine marque la réaffirmation d’un rôle de puissance d’équilibre. Et la visite de la visite de Xi Jinping en Russie de mi-mars 2023 pointe aussi la solidarité au sein des BRICS et la volonté d’affirmer une force. Le pays cherche à se situer à mi-chemin entre la Russie et les États-Unis, tout en soutenant la Russie, partenaire commercial et idéologique. Au-delà des « perspectives et possibilités illimitées » selon Moscou et du scepticisme persistant et profond de l’Union européenne, plus largement de l’Occident, le discours de la Chine dessine ainsi un paradoxe. Beijing argumente sur sa force afin d’apparaître comme une puissance de premier rang. Le pays y perd sa singularité. Dit autrement, dans son face-à-face avec les États-Unis, la Chine choisit pour unique registre la puissance, ce qui l’éloigne de sa flexibilité pragmatique, dont le panda, dans un raccourci abrupt, reste (ou était) l’emblème. Entre coopération et coercition, commerce et puissance, les Nouvelles Routes de la soie sont ainsi au risque d’une sortie de route ou, pire, de se retrouver dans l’ornière.

[1] Olivier Arifon, Le Récit politique chinois: soft power, communication, influence, L’Harmattan, 2021.

[2]. Pour suivre, évaluer et comprendre les flux financiers des Nouvelles routes de la soie afin d’en étudier les impacts, plusieurs bases de données existent. Voici une sélection qui ouvre la voie aux lecteurs curieux de prolonger l’analyse. En effet, selon les régions du globe, les types d’infrastructures ou de prêts, la qualité environnementale ou encore le pourcentage de la dette détenue par la Chine, les entrées sont nombreuses. Citons le Belt and Road Tracker du Council on Foreign Relations, la base de données de l’International Institute for Strategic Studies (IISS), le « mapping » du Mercator Institute for China Studies (MERICS), les bases de données du Green BRI Center, ou le China Global Investment Tracker de l’American Entreprise Institute.

[3] BRI, soit les Nouvelles routes de la soie – GDI, Global development Initiative – GSI, Global security Initiative – FOCAC, Forum on China Africa cooperation, BRICS, cinq pays et des projet de coopérations - Plateforme 16+1, soit la Chine et 16 pays européens, membres de l’Union européenne ou non.

[4] https://www.euractiv.com/section/central-asia/news/kazakhstan-key-middle-corridor-linking-china-to-eu/ consulté le 3 juillet 2022.

[5] Entretien avec un diplomate, Bruxelles, juin 2022.