La guerre annoncée de Vladimir Poutine - 2 - Comment elle est devenue la nôtre edit

10 mars 2022

Quinze jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quatre données commencent à apparaître clairement.

Vladimir Poutine voulait s’emparer rapidement de l’Ukraine, il a échoué

Le président russe se représentait l’Ukraine comme un rameau du tronc russe qui en était artificiellement séparé par les mensonges de ses dirigeants et les manœuvres de l’Occident, et aspirant, au fond d’elle-même, à rejoindre la Russie ; or il s’avère que l’Ukraine veut rester indépendante ; les Ukrainiens l’ont démontré aux yeux du monde en se battant avec courage et détermination ; un million et demi de ceux qui ne pouvaient se battre ont préféré l’exil.

Il pensait atteindre rapidement ses objectifs, dont le principal était l’élimination du gouvernement de Kiev, remplacé par un pouvoir pro-russe ; or Volodymyr Zelenski tient. Cela condamne Poutine, s’il veut atteindre ses buts, à accroître le niveau de son engagement militaire et, à supposer qu’il parvienne à vaincre les forces ukrainiennes, ce qui reste probable malgré leur résistance, à occuper le pays, ce qu’il déclarait initialement ne pas vouloir faire.

Ce gouvernement, qu‘il présentait comme un ramassis de fascistes dirigé par un histrion, s’avère digne et ferme dans la défense de son pays et Zelenski fait figure d’homme d’Etat ; c’est Vladimir Poutine, personnellement atteint par les sanctions occidentales, dévalué par les interrogations sur sa santé, voire sur son équilibre mental, qui se donne en spectacle, à l’occasion de séances télévisées mégalomanes et de déclarations où il perd toute mesure.

Il espérait sans doute diviser l’Otan et l’Europe, et obtenir des soutiens ailleurs dans le monde ; or, l’Otan est ferme et unie ; la Finlande et la Suède la soutiennent et pourraient  la rejoindre en conséquence de la crise ; l’Union européenne ne se contente pas de suivre les Etats-Unis : elle assume une posture de défense totalement inédite dans son histoire, marquée par la livraison commune d’armes à l’Ukraine et un sursaut annoncé de l’effort de défense allemand ; le soutien occidental à l’Ukraine est sans faille, dans les limites du non-recours à la force, clairement posé dès le départ ; les sympathisants traditionnels, arabes et africains, de la Russie sont neutres et ne pèseront pas dans l’issue du conflit ; seule la Chine a apporté à la Russie un soutien, limité et circonspect : les Russes, probablement, ne s’en exagèrent pas la portée.

Poutine voulait réécrire l’histoire ; les événements lui échappent et la Russie est isolée ; l’attention qu’il commande dans le monde, il ne la doit plus au redressement du pays, ni aux qualités stratégiques qu’on lui prêtait complaisamment ; il la doit au problème qu’il a créé et à la peur qu’il suscite.

Poutine opère dans une surréalité distincte du monde réel

Les causes principales de l’échec de Poutine sont doubles : il y a, d’évidence, le mépris de ses adversaires et du rapport des forces. Il n’avait prévu ni la résistance du peuple ukrainien, ni l’isolement international de la Russie, ni la force des sanctions, ni l’unité occidentale et européenne. Mais la cause principale nous semble être la représentation imaginaire qu’il s’est faite de de la réalité.  

La perte du sens des réalités de Poutine a été signalée il y a plus d’un an par Angela Merkel. Comme l’on pouvait le voir en se reportant à son article de juillet 2021 sur les rapports historiques de l’Ukraine et de la Russie, (cf. le commentaire que j’en donne dans mon article publié le 9 janvier dernier) Vladimir Poutine a construit un système dans lequel deux forces nuisibles conspirent ensemble à séparer l’Ukraine et la Russie : l’Occident, acharné depuis toujours à contenir et à démembrer la Russie ; les nationalistes ukrainiens à leur solde, fascistes et héritiers de Bandera.

C’est dans ce système que s’inscrit sa guerre, qui vise à soustraire l’Ukraine à ces deux forces pour remédier à l’anomalie scandaleuse que représente son détachement de la Russie. Toute la rhétorique poutinienne renvoie à la Grande Guerre patriotique, le seul souvenir glorieux de l’histoire soviétique. En témoigne son but de guerre officiel, une Ukraine « dénazifiée, neutralisée et démilitarisée », le même que celui de l’URSS envers l’Allemagne nazie. Il dit mener une guerre défensive et peut-être le croit-il. Bref, il opère dans ce qu’Alain Besançon a appelé la « surréalité » soviétique[1].

Poutine peut-il sortir de ce système, qui renvoie à ses années de formation d’officier du KGB, et à une histoire russe et soviétique mythifiée ? On peut en douter, car il correspond à ses convictions intimes et à la trace qu’il veut laisser dans l’histoire. Or, des réalités que la guerre a mis en pleine lumière, les plus évidentes sont radicalement incompatibles avec son système : l’adhésion des Ukrainiens à l’indépendance de leur pays, le fait qu’une très grande partie d’entre eux, à l’évidence ni fasciste ni sous influence, résistent au péril de leur vie aux forces russes.

Admettre cette réalité, ce serait admettre que lui, qui se voulait le « rassembleur des terres russes », restera dans l’histoire comme le dirigeant russe qui a perdu l’Ukraine là où cela compte, c’est-à-dire dans la tête des Ukrainiens, et peut-être même sur le terrain. Un tel aveu est impossible, au bout duquel il n’y aurait pour lui que le suicide, l’exil ou un jugement pour trahison devant un tribunal russe. C’est une réalité qu’il ne peut admettre.

Poutine est déjà en guerre avec nous

En revanche, il en est une autre série de réalités qui cadre parfaitement avec son système, c’est la réaction occidentale. Sanctions d’ampleur sans précédent, livraisons d’armes à l’Ukraine, y compris de la part de l’UE, dont certains responsables offrent – bien vite et imprudemment – une perspective d’adhésion à l’Ukraine, tout cela le conforte dans sa vision d’un Occident historiquement acharné à humilier, affaiblir et démembrer la Russie. La même intention hostile relie pour lui l’« infâme politique d’endiguement poursuivie pendant des siècles par l’Occident », la chute et l’éclatement de l’URSS, le Kosovo, Maïdan et la réaction occidentale d’aujourd’hui.

Toute son attitude depuis le début du conflit a consisté à amplifier, à l’usage du peuple russe, cette série de réalités et à occulter la première, la résistance de l’Ukraine. Comme dans son article précité, il faut que la cause de tout soit l’Occident. C’est pourquoi il surinterprète et valorise les réactions occidentales et la rhétorique qui les accompagne, comme autant de preuves d’hostilité.

Un responsable occidental s’aventure-t-il à menacer la Russie – de façon peu avisée, il faut l’admettre – d’une « guerre économique totale », que l’ancien président (et Premier ministre jusqu’en 2020) Dmitri Medvedev lui répond que les guerres économiques mènent parfois aux guerres réelles. Zelenski demande-t-il une zone d’interdiction aérienne, que Poutine déclare que ceux qui s’y risqueraient se comporteraient en belligérants (ce qui est techniquement exact), alors même que tous les responsables occidentaux ont absolument et publiquement écarté cette hypothèse.

De son côté, le président russe a déclaré que les sanctions étaient un « acte de guerre », fait dire qu’en le visant personnellement l’Occident passait la mesure, publié une liste d’« Etats hostiles », brandi – il l’avait fait plusieurs fois dans les années récentes – la menace de l’arme atomique.   

Ainsi Poutine, agresseur de l’Ukraine, dit-il n’avoir fait que se défendre contre l’Occident. Il s’estime en guerre avec nous. Le pense-t-il ? C’est une question intéressante, mais au bout du compte relativement secondaire[2]. Staline croyait-il que Boukharine avait mis des lames de rasoir dans les pommes de terre pour saboter le plan quinquennal ? Qu’il le crût ou non, il a agi comme s’il le croyait et c’est l’essentiel.

Poutine dit que nous sommes ses ennemis peut-être parce qu’il le pense, mais surtout parce qu’il s’y est obligé ; parce que c’est le seul lambeau de réalité qui cadre avec son système. C’est au passage – mais sans être la raison principale – la meilleure façon de museler la société russe. Si la Russie est attaquée, alors ses opposants sont des traîtres, et il tient le prétexte pour soviétiser à nouveau la société russe.  

Tout le problème est que le discours de guerre tend à être performatif. À force de se dire en guerre avec nous, Poutine risque de se sentir obligé de traduire, si peu que ce soit, son discours en actes. Il se dit agressé par l’Occident, parce que c’est la seule façon de restaurer la cohérence de son système face à la résistance de l’Ukraine ; mais comment y parvenir, comment mettre l’opinion russe au diapason de ce discours, sans se défendre effectivement contre l’agression occidentale ? Il y a là une logique de guerre, plus déterminante que la question de savoir si Poutine est fou, qui occupe tant les esprits à l’Ouest[3].

Nous sommes engagés avec la Russie dans une épreuve de volonté qui sera longue et coûteuse

Quelle est la conduite à tenir au croisement de ces deux agressions, celle lancée par la Poutine contre l’Ukraine, celle qu’il prétend subir de notre part ? La réponse n’est pas simple car la dynamique de ces deux guerres est contradictoire.

Dans la première, il nous faut aider les Ukrainiens et élever pour Poutine le coût de ses actions ; qu’on le veuille ou non cela implique d’assumer une logique d’escalade : il faudra répliquer au surcroît de violence de Poutine par davantage d’aide à l’Ukraine et par de nouvelles sanctions ; il faudra aussi répondre à ses contre-sanctions ; assumer le coût de l’ensemble de ces mesures pour nos économies et maintenir le soutien de l’opinion, ce qui suppose de l’engager dans la durée dans ce qui s’annonce comme une épreuve de volonté avec la Russie.

En revanche, nous devons démentir l’existence de cette deuxième guerre, la guerre d’agression de l’Occident contre la Russie, cette guerre imaginaire qui sert Poutine. Cela suppose deux choses : tout faire pour éviter que cette guerre ne devienne réelle ; manifester notre absence d’hostilité envers la Russie et continuer à dialoguer avec Poutine ; et même, si l’agression russe en Ukraine était inversée, dire que nous serions prêts à réintégrer la Russie dans l’ordre européen et faire droit à ses griefs légitimes, s’il y en a. Il faut donc mettre en place une combinaison de dissuasion et de désescalade.

Dissuasion…

Quelle que soit notre détermination à rester à l’écart du conflit, cela ne dépend pas que de nous. On ne sait pas jusqu’à quel point Poutine croit à sa propre rhétorique de guerre, mais il est incontestable, d’une part qu’il s’y complaît, d’autre part qu’il est persuadé que la Russie a été maltraitée et est fondée à redresser le tort que lui ont fait les puissances qu’il dit « hostiles », y compris par la force.

Poutine a montré qu’il aimait l’effet de surprise et les faits accomplis. Il faut qu’il soit bien persuadé que l’option d’une prise de gage ou d’une action militaire même symbolique envers les pays de l’OTAN lui est fermée ; c’est de dissuasion classique qu’il est question ici, non de nucléaire : elle correspond aux renforcements de l’OTAN dans les pays périphériques, et à une solidarité militaire occidentale qu’il est essentiel de maintenir visible et crédible.

S’agissant des menaces nucléaires à peine voilées de Poutine, il ne faut ni les dédaigner (l’homme déteste, à l’évidence, qu’on ne le prenne pas au sérieux), ni les valoriser ; en dire le moins possible tout en rappelant au besoin que les postures de dissuasion des puissances occidentales sont solides[4].

… et désescalade

La France a employé le mot pour qualifier sa politique. De toute évidence, ce n’est pas elle qui a la clé d’une éventuelle désescalade, c’est la Russie. Mais il n’est pas inutile de le dire, tout comme il n’est pas inutile de continuer le dialogue avec Poutine. Qu’en attendre ? Sans doute pas une solution négociée, en tout cas pas une solution de compromis. Le président russe a dit qu’il atteindrait ses objectifs, par la négociation ou par la guerre. Dire cela, c’est dire qu’on ne veut pas transiger.

Son objectif central, c’est l’Ukraine, avec un gouvernement sous influence, qui traduise l’identité et l’orientation « russe » de l’Ukraine, donc un gouvernement fictif qui corresponde à son récit de fiction. Il lui faut donc logiquement un changement de régime à Kiev. Les gains territoriaux, la confirmation de l’annexion de la Crimée, l’indépendance de Donbass sont des éléments de cet objectif, mais ne peuvent s’y substituer entièrement, sauf, encore une fois, à ruiner le « système Poutine. »

Il importe néanmoins de parler à Poutine. D’abord, il se peut que, devant les risques énormes qu’implique la réalisation de son objectif, notamment la prise de Kiev et la perspective d’une occupation du pays avec une résistance armée prolongée, il s’arrête à un objectif intermédiaire qu’il puisse négocier avec le gouvernement ukrainien. Nous devons, si nous le pouvons, favoriser une telle issue, bien incertaine à vrai dire.

Ensuite, lui parler peut servir, plus généralement, à calmer le jeu, à l’obliger à dire ce que serait une solution négociée, à jeter la lumière sur ses objectifs et leurs contradictions, bref à déconstruire la fiction que nous sommes l’agresseur ; mais il faut le faire sans illusion.

Il faut, enfin, parler aussi aux Russes, démonter les mensonges de Poutine, ébranler son système. La logique non dite des sanctions, viser le cercle du pouvoir, frapper les intérêts des oligarques, c’est de dissocier Poutine de ses soutiens, les inciter à le modérer, voire à le remplacer. Il y a là un élément de regime change, stratégie en faveur de laquelle les précédents – l’Irak des années 1990 notamment – ne plaident pas. Elle est là, mais ne doit être ni explicite, ni centrale.

Plus important est d’éclairer l’opinion russe sur le conflit et son véritable responsable. La tâche sera difficile : les sondages indépendants réalisés par le centre Levada sur les tensions dans le Donbass à la veille de la guerre montrent qu’une large majorité des Russes en attribuaient la responsabilité à l’OTAN. Mais cela peut changer, et Poutine ne pourra éternellement duper le peuple russe en lui faisant croire qu’il n’a pas envahi l’Ukraine, qu’il y mène une opération humanitaire et que toute la faute en revient à l’Occident. Les jeunes, d’après les mêmes sondages, sont les plus incrédules sur le discours de Poutine, les plus favorables à l’Ukraine et les plus opposés à la guerre. Il y a là un motif d’espoir.

En conclusion, on se permettra de suggérer quelques orientations de bon sens.

  • Arrêter les discours de guerre, qui renforcent Poutine dans son système et compromettent ses opposants russes. Il faudrait que Boris Johnson abandonne son ton churchillien, qui est une faute de goût et une erreur politique : ce sont des Ukrainiens qui vont mourir, pas des Anglais, et ils ont déjà avec Zelenski un leader et des discours à la hauteur de la situation.
  • Eviter les gestes de solidarité vides de contenu comme de faire miroiter à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie, la perspective d’une adhésion à l’UE ; dans les circonstances actuelles, cette perspective valide le discours de Poutine selon lequel l’Occident veut étendre son aire d’influence au détriment de la Russie, elle est vide de tout contenu pratique concevable, et ne peut qu’engendrer de faux espoirs (n’a-t-on pas assez d’une candidature sans issue avec celle de la Turquie ?).
  • Faire plutôt que dire : à supposer que ce soit une bonne idée de livrer des Mig 29 polonais à l’Ukraine et qu’elle soit faisable - deux propositions hautement douteuses - on peut à la rigueur le faire, mais l’annoncer prématurément pour ne pas le faire est la pire des choses.
  • Ne pas sous-estimer les dangers de la situation. La logique de cette crise est d’amener à une confrontation entre la Russie et l’Occident. Incapable d’atteindre ses objectifs, peut-être face à une défaite abjecte, Poutine recouvrira-t-il le sens des réalités et en rabattra-t-il de ses objectifs ? Restera-t-il dans son système et choisira-t-il d’y ajuster la réalité dans la fuite en avant ? On ne peut rien exclure.
  • Préparer les opinions occidentales à un effort long et coûteux. Les guerres sans souffrances n’existent pas. Le prix pour l’Occident sera à la fois économique et budgétaire, psychologique et politique. Poutine et l’Ukraine se livrent un combat existentiel. Notre soutien à l’Ukraine, légitime et moral, fait de nous des co-belligérants aux yeux de Poutine ; celui-ci peut nous faire du mal, il y est déterminé, et d’ailleurs obligé par son système.  Ce prix sera d’une autre nature que les souffrances inouïes du peuple ukrainien. Il sera néanmoins élevé. La réponse qui se profile, un nouveau quoi qu’il en coûte, énergétique celui-là, par lequel le budget de l’Etat prendrait à sa charge le risque de hausse des prix de l’énergie est une entreprise d’anesthésie potentiellement ruineuse ; c’est le contraire d’un signe de fermeté et ce n’est pas soutenable dans la durée. Il faut le dire à l’opinion, conforter sa patience et sa résolution, lui tenir un discours civique, celui de sacrifices que tous devront assumer pour le bien du pays, en espérant que la société française soit encore en état de l’entendre.

[1] Dans ce petit chef d’œuvre qu’est son Court Traité de soviétologie, Hachette, 1976 (une édition numérique est désormais disponible).

[2] L’on pourrait ajouter cette question à l’article d’Alain Bergougnoux comparant Hitler et Poutine, en se souvenant qu’Hitler croyait probablement ce qu’il disait, à savoir que l’Allemagne était attaquée par les juifs et les bolcheviks, et qu’elle ne faisait que se défendre.

[3] On signalera l’intéressant article sur ce sujet de Daniel Zagury dans le JDD du 6 mars.

[4] Le Télégramme de Brest a relaté qu’un deuxième sous-marin nucléaire lanceur d’engins était parti en patrouille ce qui est peu commun. Vraie ou fausse, la nouvelle peut être utile.